Déjà-vu a écrit:
Sur les plateaux de tournage, que ce soit sur un glacier en Islande ou au bord de la mer en Italie en plein été, Christopher Nolan ne se sépare jamais de sa tasse de thé. Elle est comme collée à sa main, toujours à sa disposition. Avec le temps, sans doute en quittant son Angleterre natale pour s’installer aux Etats-Unis dans les années 1990, la tasse s’est transformée en un mug plus facilement transportable.
Le cinéaste américain Samuel Fuller dirigeait ses plateaux avec un pistolet à la main, Nolan le fait en dégustant son thé. D’ailleurs, la seule aspérité sur son visage de collégien modèle, au teint diaphane et à la mèche impeccablement couchée sur le côté, serait ces légères marques brunes sur les dents, résultat de son goût prononcé pour la théine.
« Il a toujours un sachet de thé dans sa poche, remarque l’acteur britannique Michael Caine, qui a travaillé sur tous les films de Nolan depuis Batman Begins [2005] jusqu’au nouveau, Tenet, soit huit longs-métrages. Il peut faire une chaleur d’enfer, il portera toujours sur lui un imperméable avec une poche suffisamment grande pour transporter ses sachets de thé. Et vous le voyez tranquillement siroter sous vos yeux toute la journée. Je me suis dit un jour qu’il devait avoir dans sa poche quelque chose de plus engageant. » L’acteur s’est risqué à demander au réalisateur d’Inception (2010) s’il n’y avait pas un peu de vodka planquée dans la doublure. « Non, a répondu Nolan. Du thé. Rien d’autre. »
Le seul capable de ramener le grand public au cinéma
Si la sobriété est l’un des traits structurants du réalisateur de 49 ans, il en va très différemment de ses films. La folie des projets de Christopher Nolan s’accompagne en plus avec Tenet et ses 200 millions de dollars (172 millions d’euros) de budget d’une attente démesurée. Dans un été déserté par les productions hollywoodiennes, pour la plupart ajournées à 2021, le film tient un rôle messianique. Il est considéré par de nombreux observateurs comme le seul pilier capable de maintenir d’équerre l’édifice des salles obscures, durement frappées par le Covid-19, en ramenant le grand public au cinéma.
Nolan sait la responsabilité qui lui incombe. Le 20 mars, le cinéaste publiait une tribune dans The Washington Post où il demandait au gouvernement américain de venir au secours des exploitants. Le metteur en scène insistait aussi sur l’expérience unique procurée par la salle, « le rôle essentiel qu’elle tient dans notre vie sociale ».
D’abord annoncée au 17 juillet, la sortie du film a été repoussée au 31 juillet puis au 12 août. Avant que Warner Bros ne décide en catastrophe d’un nouveau report sine die, précisant que les dates aux Etats-Unis et dans le reste du monde pourraient ne pas être identiques.
Car programmer, en pleine pandémie, une production aussi onéreuse que Tenet, alors que les cinémas demeurent fermés dans de nombreux Etats américains, y compris en Californie, est une proposition aussi peu raisonnable que les scénarios de Nolan. Autre difficulté : en Chine, seuls les films de moins de deux heures sont éligibles pour la réouverture des salles. Tenet durerait, lui, deux heures trente.
Pour patienter, les spectateurs français pourront se consoler avec la ressortie sur grand écran le 29 juillet d’Inception. Un thriller qui rappelle à quel point les films de Christopher Nolan défient le sens commun. Inception met en scène une équipe d’espions qui infiltrent le subconscient de leurs victimes pour s’installer dans cette zone grise où le rêve se mêle à la réalité. Dans Interstellar (2014), un astronaute envoyé dans une autre galaxie afin de trouver une planète habitable transmet à sa fille, depuis le futur, les informations quantiques lui permettant de maîtriser la force de gravitation afin d’évacuer l’ensemble des Terriens vers un trou de ver à proximité de Saturne.
Une obsession du temps
Lorsque le cinéaste s’attaque à la reconstitution historique avec Dunkerque (2017), relatant le rembarquement, en mai 1940, des troupes britanniques coincées dans la poche de Dunkerque, à la fin de la campagne de France, c’est pour manier une autre de ses obsessions, la flexibilité du temps, entrecroisant les destins de trois soldats qui se jouent sur l’espace d’une heure, d’une journée et d’une semaine.
Même lorsqu’il s’essaie à la forme plus conventionnelle du film de super-héros, avec sa trilogie Batman Begins, The Dark Knight (2008) et The Dark Knight Rises (2012), c’est pour faire du justicier en cape un héros post 11-Septembre qui lutte contre le terrorisme alors que sa légitimité et son pouvoir sont remis en question.
Dans le cinéma américain, Nolan est un cas unique. Le seul à récolter les budgets les plus élevés auprès des studios (de 100 millions à 150 millions de dollars pour Dunkerque, plus de 200 millions pour Tenet), tout en concevant les scénarios les plus cérébraux et les plus audacieux. Et lui, le métaphysicien d’Hollywood, celui qui fait de la physique quantique la matière même de ses fictions, à rebours de toute ficelle facile, séduit le public, le convainc d’adhérer à des expériences narratives qu’il ne tolérerait chez aucun autre réalisateur.
Il y a des raisons objectives à cela. Au Nolan avant-gardiste se superpose un Nolan hédoniste, fasciné par les films de James Bond, leur esthétique de globe-trotteur de haut vol, leur univers en papier glacé traversé de créatures blondes sculpturales, de demeures somptueuses et de navires de plaisance rutilants.
« La NASA vient d’annoncer qu’on a peut-être trouvé un univers parallèle où le temps s’écoule à l’envers. D’où ma question : que se passerait-il s’il devenait possible de changer la direction du temps ? » Christopher Nolan
Ce décor est celui de Tenet. Dans le nouveau long-métrage de Nolan, un agent secret, incarné par John David Washington, est chargé d’épargner à la planète une menace plus tragique qu’un affrontement nucléaire, « une guerre froide, précise le réalisateur, mais une guerre si froide qu’il devient à peine licite de l’évoquer, tant elle doit demeurer secrète ».
Nolan avait tourné Inception au Japon, à Paris, au Maroc, en Californie, au Royaume-Uni et au Canada. Pour Tenet, il s’est rendu en Inde, en Italie, en Norvège, au Danemark, en Estonie et en Angleterre.
Et le paradoxe Nolan de se confirmer. Tenet est une œuvre hautement personnelle, complexe, où l’auteur matérialise une de ses réflexions personnelles, celle du temps. Quand il l’évoque, il affiche un air encore plus assuré. Une forme de fierté qui l’anime. Le soulagement d’avoir fixé pour de bon une idée obsédante. Dans le film, à l’occasion d’un exercice de tir, une balle semble rebondir sur son point d’impact pour retourner dans le canon de l’arme.
Quelques scènes plus tard, un immense cargo avance alors que les vagues semblent se rétracter, naviguant pour ainsi dire en arrière dans le temps, tandis qu’une poursuite en voiture, dans laquelle se trouve impliqué le personnage principal, se conclut par un véhicule accidenté retournant à son état initial. « Que s’est-il passé ? », demande un mystérieux agent double incarné par Robert Pattinson à John David Washington. « Rien, répond ce dernier, les choses ne se sont pas encore vraiment produites. »
Une mémoire exceptionnelle
Le titre du film, Tenet, est un palindrome, il peut se lire indifféremment de droite à gauche ou de gauche à droite. En physique, la notion d’inversion, et, avec elle, l’idée que les lois de la physique seraient réversibles et symétriques, fascine Nolan.
« Je vais tenter d’expliquer les choses de la manière la plus lisible possible. Il est théoriquement tout à fait possible d’inverser la courbe du temps. Selon des principes classiques, le temps s’écoule de manière unidirectionnelle : il y a le passé, le présent et l’avenir, avec une flèche du temps allant dans cet ordre. Mais, à une échelle quantique, il se révèle tout à fait possible d’inverser cet ordre, d’aller du futur vers le passé. La NASA vient d’annoncer qu’on a peut-être trouvé un univers parallèle où le temps s’écoule à l’envers. D’où ma question : que se passerait-il s’il devenait possible de changer la direction du temps ? L’idée de Tenet est que le temps puisse tout à fait emprunter des directions différentes. » La délinéarisation du temps reste le trait distinctif du cinéma de Nolan.
Et le film sur lequel ce dernier revient inévitablement, comme si tout partait de là, reste son deuxième, Memento (2000), où le temps s’écoule à reculons. L’ordre de ses scènes avait été inversé, mais jamais l’action à l’intérieur de celles-ci. Le personnage principal, Leonard Shelby, un inspecteur de police souffrant d’amnésie à la suite d’un traumatisme crânien, perd sa capacité à utiliser sa mémoire à court terme, au point de devoir tout noter et de tatouer sur son corps les informations capitales lui permettant de retrouver la trace du meurtrier de sa femme.
De tous les personnages imaginés par Nolan, Leonard Shelby apparaît comme le plus proche de lui-même, et pas seulement parce que ce dernier, en parfaite harmonie avec la logique inversée de son film si singulier, a depuis longtemps pris l’habitude de lire les journaux de droite à gauche, commençant systématiquement par la dernière page. Mais à l’effondrement de la mémoire du protagoniste de Memento répond l’hypermnésie de son créateur. L’épouse de Nolan et également productrice de ses films, Emma Thomas, avait d’emblée été frappée par l’étrange mode de fonctionnement du cerveau de son mari.
« Une idée chez lui ne s’exprime que s’il trouve un cadre pour la raconter, constate-t-elle. C’était ainsi le cas pour Inception et Interstellar. Avec Tenet, ce fut encore plus douloureux, dix ans peut-être, cela relevait de l’idée fixe. Mais, une fois son scénario écrit, il a pour ainsi dire son film en tête, à l’image près. Quand il passe dans la salle de montage, c’est encore plus impressionnant. Il garde une trace intacte de chaque prise pour la moindre scène. S’il faut faire la différence entre trente prises, il y parviendra avec une facilité déconcertante. »
L’ordre et la rigueur
Christopher Nolan a besoin d’une routine éprouvée pour gérer sa mémoire. Il range systématiquement ses clés dans la même poche. Et prend soin de noter consciencieusement ses idées sur un calepin. Sa tenue vestimentaire de rigueur – un costume trois-pièces, une chemise blanche ou bleu pâle, toujours sans cravate –, portée indifféremment toute l’année, qu’il vente ou qu’il pleuve, s’inscrit dans ce minutieux train-train.
Pour laisser vagabonder son esprit avec la plus grande liberté, Nolan s’est efforcé d’automatiser les tâches matérielles et les aspects les plus fondamentaux de sa vie, à la manière d’une équation de taille qui, une fois résolue, ne nécessite plus d’être revue.
L’ordre et la rigueur règnent dans son monde. Et, en période d’épidémie, c’est très scrupuleusement que le réalisateur respecte les règles sanitaires d’usage. L’entretien se fait à distance et les autoportraits sont réalisés avec l’aide de son fils Oliver afin d’éviter le contact avec un photographe.
Le réalisateur a rencontré à 19 ans son épouse, la future mère de ses quatre enfants, alors qu’ils partageaient les bancs de l’université à Londres. Il s’entoure des mêmes collaborateurs, les directeurs de la photo Wally Pfister puis Hoyte van Hoytema, le monteur Lee Smith, le directeur artistique Nathan Crowley, son frère et scénariste Jonathan Nolan.
Le metteur en scène travaille également pour le même studio, Warner, depuis Insomnia (2002). En fait, le gigantisme de ses productions, l’entreprise titanesque pour les mener à bien, ne relève du possible qu’après avoir bâti un écosystème verrouillé où chacun est à sa place. Intégrer ce phalanstère ne devient envisageable qu’après un strict examen de passage. Un héritage des débuts de Nolan où, sur le plateau de Following (1998), un film tourné les week-ends avec une équipe réduite, il s’occupait d’absolument tout, de la direction de la photo à la direction artistique, jusqu’au menu des déjeuners et à la gestion du ménage à la fin de la journée.
Secret-défense
Sur un plateau, Christopher Nolan possède une idée précise de ce que constitue chaque poste de travail. « Je ne suis jamais allé dans une école de cinéma », précise-t-il. Avant d’ajouter : « Comme Stanley Kubrick. » Le seul point commun avec son maître absolu qu’il s’autorise à revendiquer. Intégrer la garde rapprochée de Nolan, un peu à l’image de celle de Stanley Kubrick, passe par un rigoureux bilan de compétences. Il s’agit aussi, à côté de l’indispensable bagage technique et créatif, de faire vœu de silence.
Travailler à ses côtés exige un goût assumé de la confidentialité, en particulier concernant les intrigues de ses films. Avoir accès à des extraits de Tenet pour préparer un entretien avec son réalisateur relève du secret-défense : ceux-ci sont accessibles sur un site sécurisé, avec un code d’accès, pendant une heure avant de s’autodétruire. Comme dans le générique de chaque épisode de Mission impossible. Un détail qui n'est pas sans faire plaisir à Grégorian Toutain, un libraire parisien et grand fan du réalisateur.
Michael Caine a fait la connaissance de Christopher Nolan sur le pas de sa porte. L’acteur vétéran britannique, l’une des figures masculines – avec Sean Connery, Albert Finney et Richard Burton – du renouveau du cinéma anglais dans les années 1960, l’avait confondu avec un coursier, tant la démarche – frapper à l’improviste à la porte d’un de ses futurs comédiens – était inhabituelle.
« Je m’appelle Christopher Nolan, j’ai en ma possession un scénario pour vous », avait-il déclaré. Le cinéaste tenait à ce que Caine incarne le majordome de Bruce Wayne dans Batman Begins. Le comédien assure au metteur en scène qu’il prendra le temps de lire le scénario rapidement, mais Nolan, dans l’impossibilité de le laisser circuler, lui demande de le consulter immédiatement. Il s’est alors installé dans le salon, a avalé plusieurs tasses de thé puis, après avoir obtenu le quitus de son acteur, est reparti avec son scénario sous le bras.
L’analogique dans le sang
De Kubrick, Nolan retient un film au-dessus des autres : 2001 : l’Odyssée de l’espace. Il l’a découvert enfant, en a assuré la restauration en 2018. Il y avait ici une démarche altruiste mais aussi mystique. Comme si s’emparer de 2001, en nettoyer le moindre photogramme, permettait enfin à ce réalisateur autodidacte d’accéder aux secrets d’une œuvre dont il n’arrive pas à épuiser la richesse. Car son obsession du temps, il l’éprouve dans son goût revendiqué pour la pellicule.
Quand la quasi-intégralité des réalisateurs hollywoodiens travaille avec le numérique, explorant les possibilités de l’imagerie technologique, et tourne sur fond vert, Nolan est l’un des seuls à résister, membre d’un dernier carré de fidèles avec Steven Spielberg et Quentin Tarantino. « Ce n’est pas uniquement une question de fétichisme, l’analogique se rapproche de ce que voit mon œil. Or je tiens à restituer à l’écran ce que j’ai vu. »
Mais il y a surtout un aspect tactile dans le 35 mm, essentiel aux yeux de Nolan : la pellicule reste concrète. Le cinéaste peut la prendre dans ses mains, inspecter avec ses yeux chaque photogramme, obtenir la sensation du temps qui passe, d’une action qui est, qui ne sera plus, mais dont le mouvement a été fixé pour l’éternité. Ou, à l’opposé, il regarde cette pellicule à l’envers, remonte le cours d’une histoire.
« La caméra vous laisse voir le temps, ce n’était pas possible auparavant dans les autres formes d’expression artistique. C’est pour ça que je m’efforce tant de trouver des histoires ne pouvant être racontées qu’au cinéma », explique le réalisateur.
Physique quantique et mélancolique
Quand il triture la pellicule, Nolan concilie les deux grandes affaires qui ont façonné sa personnalité, et donc son travail : le goût de l’abstraction et le besoin de raconter des histoires. Très jeune, sans doute influencé par les films de science-fiction, il s’était pris de passion pour la physique et avait été frappé par les biais narratifs sur lesquels s’appuyaient certains scientifiques.
Albert Einstein, notamment, travaillait toujours de manière intuitive, en partant d’un récit. Le physicien pensait par exemple à des jumeaux. L’un prend le train, l’autre se trouve abandonné sur le quai de la gare. Mais ils se retrouvent quelques années plus tard. « Ont-ils vieilli de la même manière ? se demande Nolan. Il y a une certaine mélancolie dans la réponse à une telle question qui illustre à merveille les lois de la physique quantique. »
Le cinéma lui a permis de trouver cette mélancolie, d’apposer de la tristesse au monde apparemment mécanique de la science. Pour lui, les avancées technologiques révèlent une immense solitude. Voilà ce qui l’a toujours frappé dans 2001 et qu’il n’en finit plus de contempler à chaque visionnage : l’humanité, à sa toute petite échelle, confrontée à l’immensité de l’univers.
Alors Nolan regarde les détails qui l’entourent. Il scrute son univers, jusqu’à sa tasse de thé. Il observe le liquide, étudie sa teinte, la théine qui se concentre dans l’eau chaude, la température qui baisse doucement. Cela lui permet de s’échapper de la conversation et retourner à son isolement. Seul dans ses pensées. Là où il s’épanouit.