Il y a un peu plus de dix ans, Kamel Daoud publiait son premier roman, Meursault, contre-enquête, qui fit connaître aux Français ce journaliste d'Oran. Depuis, il a confié au Point plusieurs centaines de chroniques qui lui ont valu d'être attaqué de toutes parts, ici et là-bas, notamment en devenant la cible d'une fatwa lancée par un imam algérien. Vigie d'Algérie sur les événements de France, il est aussi l'électron très libre de son pays - conservatoire et laboratoire de toutes les dérives idéologiques -, qui ignore la liberté de penser. L'été dernier, il a tranché la question qui le taraudait : partir ou rester ? Il a quitté Oran. S'est installé sur l'autre rive, à Paris.
Et, dès son arrivée, s'est acquitté du second roman qu'il portait depuis vingt ans, Houris, dont le sous-titre pourrait être « Décennie noire, contre-enquête ». Fresque intime de la guerre civile des années 1990 qui lui restait fichée en travers de la gorge, roman de la transgression d'un interdit, celui de faire un récit-miroir de ce monde du silence et de la mort.
À LIRE AUSSI Avec « Houris », Kamel Daoud brise le tabou de la guerre civile algérienne Quatre cents pages violentes et poétiques qui appelaient mille questions, dont voici quelques-unes. Dans ses réponses, Kamel Daoud se livre comme jamais sur l'Algérie de son passé, sur la France d'aujourd'hui, sur Gaza, sur l'antisémitisme, sur le déni, sur la frustration, sur le combat des femmes et les eucalyptus de son village de l'Oranais...
Le Point : Vous avez souvent dit que ce que vous aviez vu et vécu des années de plomb était indescriptible. Pourquoi avoir choisi la voix d'une femme pour en parler maintenant ?
Kamel Daoud : En règle générale, les Algériens parlent avec difficulté, peu ou pas du tout de la guerre civile. D'une part parce qu'une loi l'interdit depuis 2005 et que l'enfreindre peut vous coûter de trois à cinq ans de prison. D'autre part, j'ai l'impression que deux décennies sont nécessaires après une guerre pour être en mesure d'en parler. On est trop proche, on n'a pas assez de mots. Il y a donc un verrouillage extérieur, juridique, et une inhibition. L'Algérie cultive l'hypermnésie à l'égard de la guerre d'indépendance et l'amnésie pour cette guerre civile qui a fait 200 000 morts. On vous oblige à vous souvenir d'une mémoire que vous n'avez pas et à oublier une mémoire que vous avez. Pour le massacre de Had Chekala (31 décembre 1997) décrit dans le livre, quand je m'y suis rendu comme journaliste, j'ai eu, devant l'horreur absolue, la sensation d'un coup qui vous fait tellement mal que l'endroit frappé devient insensible. Quand je suis revenu à Oran, mon rédacteur en chef a changé mon titre et écrit « des dizaines de morts » au lieu de mille morts. On me répète : mille morts, ce n'est pas possible. J'ai beau leur jurer que je les ai vus, qu'on les a comptés, on ne me croit pas. Il a fallu dix ans pour qu'un ancien Premier ministre reconnaisse le chiffre. Il ne fallait pas « battre les tambours de la défaite », expliqua-t-il. Et cette incommunicabilité de la guerre, on la retrouve chez les reporters de guerre, qui se heurtent à l'incrédulité. Si la littérature a une nécessité, c'est celle de dire l'Histoire dans sa réalité, sa complexité, l'impossibilité même de retranscrire les choses. On peut rapporter qu'il y a eu des blessés, mais on ne peut pas raconter, sinon par la littérature, cette blessure.
Votre héroïne porte les stigmates de cette barbarie puisqu'elle a survécu mais sans cordes vocales...
J'avais rencontré des femmes que l'on avait tenté d'égorger, devenues muettes, j'avais été confronté à l'impossibilité physique de raconter. Et tout s'est cristallisé soudainement. Avoir deux langues, l'algérien et le français, un monologue intérieur et un discours saccagé pour l'extérieur, des choses qu'on peut dire, d'autres qu'on ne peut pas dire, une guerre invisible qu'on tente de rendre visible, tout s'est cristallisé en août 2023 quand je suis arrivé en France et le livre s'est écrit en six mois.
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Est-ce un hasard si vous avez pu l'écrire seulement en France ?
On n'écrit pas un livre sans un sentiment de liberté. La dictature commence au ventre comme une crampe, elle n'est pas seulement politique, elle n'est pas juste un régime, c'est une atmosphère. Celui qui vous diffame sur Internet, vous insulte, vous décourage, vous assène : « Ce que tu dis est vrai, mais il ne faut pas l'écrire dans Le Point », tout cela fait partie de la dictature.
Face à cette femme bâillonnée dans sa chair, il y a cet homme qui, au contraire, est dans le ressassement des massacres...
Parce qu'on oublie que les véritables victimes de cette guerre, comme de toutes les guerres, ce sont d'abord les femmes. On a pardonné aux égorgeurs d'enfants avec la loi sur la réconciliation de 2005, mais une femme qui s'est fait violer et engrosser dans un maquis, on ne lui pardonne pas. La grande épopée qu'on a voulue quasi homérique de la décolonisation a rendu les hommes libres mais, pour les femmes, ça n'a pas changé grand-chose, ça a même régressé. Quand les islamistes ont organisé des manifestations en 1991, l'un de leurs slogans disait « Cousina », « retournez à la cuisine » ! Le corps de la femme est le noeud intime et collectif, le lieu qui n'est pas dénoué. Après la Réconciliation, j'ai vu parader des émirs, les chefs des égorgeurs, mais les femmes ont été obligées de se cacher et de se voiler davantage. L'homme, comme dans mon roman, a droit à la parole, au récit ; la femme, elle, a les cordes vocales coupées. Mais la langue tranche elle aussi le silence, une incision dans le silence. Écrire, c'est reprendre la parole.
Lignée. Enfant, dans les années 1970.Ses grands-parents, avec qui il a longuement vécu dans un village près d'Oran. Son père (à g.), souvent absent, était gendarme de profession.
Votre héroïne parle à son futur enfant niché dans son ventre et lui dit : « C'est un couloir d'épines pour une femme que de vivre dans ce pays. »
La voix d'une femme était la plus légitime pour dire cette guerre. Pour une fois qu'elle peut parler, elle dit tout. Chaque mot est le dernier, l'ultima verba, car elle veut avorter de cet enfant et lui expliquer qu'elle le tue pour son bien. Pour les femmes, la guerre n'est jamais finie, même après la décolonisation. Et pour le totalitarisme islamique, la femme demeure l'obsession majeure. Tous ces débats, ces compromissions sur le voile, le féminisme... ce que vous vivez en France, en Occident, en matière de compromis avec l'islamisme, c'est un remake, nous l'avons vécu sur une échelle de dix ans, depuis les premières illusions des intellectuels à Alger qui, au nom de la démocratie, soutenaient les islamistes. En France, quand on vient d'Algérie, pour ceux de ma génération, on a l'impression d'être des revenants. Les revenants n'ont pas de mains, on parle peu, alors on suggère, on avertit, mais on ne peut pas changer les choses. Ce qui s'est passé en Algérie, c'est un 11 Septembre long de dix ans, qui n'a pas été filmé, qui a été effacé, que le monde ne connaît pas. Ce roman, je le voulais comme une brèche pour qu'on se souvienne que les choses se sont passées ainsi. Et risquent de se passer ainsi ailleurs.
Dans les dictatures, il y a souvent, pour échapper aux interdits, des chuchotements dans la vie privée... Ce n'est pas le cas en Algérie ?
Non, ce chuchotement, s'il a existé, a cessé très vite. Le scandale devant la monstruosité des islamistes s'est vite mué en complicité passive, en amnésie savante. Les élites, saignées par les islamistes, indignées au début contre ce mal du siècle, ont cessé de le dénoncer. Pourquoi ? Parce qu'il y eut ce moment de bascule où l'islamisme a pris en otage le mouvement décolonial en Occident. Ce fascisme s'est présenté comme l'instrument du procès de l'Occident, et voilà que les intellectuels algériens qui en étaient les victimes se sont convertis en avocats de ce courant, ont soutenu l'islamisme parce qu'il frappait l'Occident ! Ce fut la logique de « l'ennemi de mon ennemi devient mon ami ». Ce glissement s'est opéré récemment, encore une fois, avec Gaza et le soutien au Hamas, pourtant djihadiste et pas nationaliste, juste parce qu'il attaque Israël. C'est ce que j'appelle une intoxication idéologique de la mémoire. Une trahison de sa propre douleur travestie en solidarité monstrueuse. La guerre civile algérienne n'était plus un cas d'école pour dénoncer l'islamisme, mais quelque chose de honteux que l'on cache sous le tapis, parce qu'il faut, en priorité, attaquer l'Occident au nom du décolonial permanent. À la fin, l'islamiste s'en sort avec le grade de révolutionnaire, de Mao barbu et confessionnel. Sachant qu'il n'y a pas de photos, de support, d'anniversaires de mémoire, il n'y a donc rien à dire, à montrer aujourd'hui. Et puis c'est une guerre fratricide. Il est plus facile de dire que l'ennemi est la France que de dire que nous le portons en nous-mêmes.
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Comment expliquer l'extrême violence de cette guerre ?
C'est très complexe. J'ai évacué beaucoup de choses du roman parce que je me suis dit que les gens ne me croiraient pas. Vers la fin de la guerre civile, le mouvement islamiste armé a éclaté en mille sectes. L'une d'elles se désignait comme Al-Ghadibouna Ala-Allah, « les coléreux contre Dieu ». Ils se coupaient l'index, celui qui désigne Dieu au ciel pendant la prière, racontait-on. Les confins de l'absurde sanguinaire, de la psychose collective. On était dans une hystérie sectaire du Moyen Âge où des gens tuaient parce qu'ils étaient en colère contre Dieu, qui ne leur avait pas donné la victoire. Cette violence était de l'ordre symbolique du suicide. À Had Chekala, ils ont tué les femmes, les hommes, les enfants, les chèvres, les vaches, les chiens, les poules. Tout ce qui respirait a été décapité. Au-delà du fait de tuer, ils morcelaient les corps, les profanaient. Une violence au-delà de la violence. Quelque chose de l'ordre de l'indistinct, qui ne se disait pas. Une dramaturgie à huis clos. Ce tabou du silence et du mensonge vaut aussi pour les élites algériennes venues s'installer en France durant et après cette guerre, car ils ne vous parlent que de la rente mémorielle décoloniale. Personne n'ose regarder dans le fond du puits de la guerre civile, qui touche aussi la France, puisqu'il y a eu des victimes de cette guerre, avec les attentats dans les métros de Paris.
Carnage. Le 28 août 1997, dans le village de Raïs, près d'Alger, 300 personnes, en majorité des femmes et des enfants, furent assassinées par le GIA. - NEW PRESS/SIPA Terreur. La casbah d'Alger, le 5 janvier 1992, quelques jours avant la démission du président Chadli Bendjedid et l'annulation des élections législatives. - FACELLY/SIPAPeut-être parce qu'il y a eu des compromissions ou des aveuglements des intellectuels et des journalistes français sur cette guerre ?
Il y a eu beaucoup de compromissions passives, d'illusions, d'indulgences. J'appellerais ça l'effet de biais de l'exotisme intellectuel. Les ruptures politiques dans les pays décolonisés sont toujours perçues en France à travers un exotisme journalistique. Les gens affirmaient que ce n'étaient pas les crimes des islamistes, mais ceux du régime, qu'on mentait... Très peu de voix racontaient la vérité, allaient sur place, interrogeaient les muets, au-delà des cercles urbains égocentriques d'Alger. La plupart des médias en France ont été pris en otage par les intellectuels du décolonialisme et leurs sigles politiques. La méconnaissance l'a emporté. Accentuée par la méconnaissance de la langue arabe, les difficultés pour obtenir des visas et accéder à l'Algérie profonde. On a distribué les rôles de victimes (les islamistes), de coupables (le régime) et de martyrs (les militants hyperurbains), ce qui a donné un narratif où les djihadistes devenaient des anges spoliés de leur victoire électorale en 1992. Je n'oublie jamais que ces tueurs m'ont volé les meilleures années de ma vie, de 20 à 30 ans. Je ne les ai pas vues, ces années, je ne les ai pas vécues. Qui a manifesté pour nous à cette époque de massacres ? Qui a bloqué des universités en Europe ou aux États-Unis pour nous ? Qui a porté l'habit traditionnel algérien pour manifester sa solidarité avec nous ? Personne.
Vous avez entre 20 et 30 ans, vous débutez dans le journalisme. Il ressemble à quoi, le Kamel Daoud des années 1990 ?
J'étais un personnage de Balzac, naïf, villageois qui arrive en ville, qui termine ses études, qui ne veut pas revenir à la routine mortelle du village. Les journaux recrutaient beaucoup parce qu'on tuait beaucoup de journalistes. On arrivait, on était recruté. Je suis allé enquêter sur les lieux des massacres, alors que je ne savais rien de ce métier. On était sous-payé, au noir, exploité par les éditeurs. Il m'était impossible de louer un logement, je dormais dans les rédactions, dans des cafés, sur des terrasses d'immeubles, etc. Ce furent aussi des années de sexe, d'alcool, de joie féroce, ce que les gens ne comprenaient pas. Parce que chaque jour, quelqu'un qu'on connaissait disparaissait. Il y avait aussi la drogue du réel. En temps de guerre, le journalisme apporte cette drogue de l'exceptionnel, tout le reste vous paraît factice quand vous revenez des tranchées. Comment être enseignant à la fac ou terminer ses études alors que vous marchiez la veille sur des cadavres ? C'est spongieux, un cadavre, quand vous marchez dessus. Le sourire des têtes décapitées me hantait. Pas un sourire, plutôt un rictus de sidération, figé dans l'instant éternel, regardant une télévision qui n'existe pas, quelque chose qu'on ne voit pas, une scène sidérante et invisible. Cette tête est comme une mauvaise blague à laquelle on n'arrive pas à croire. Une période de guerre, on la vit aussi avec naïveté, la naïveté de l'idiotie, du romantisme, de l'aventure. On s'imagine être vivant parce que la mort est partout. On lit Gheorghiu, Koestler, des auteurs de l'Europe de l'Est, du totalitarisme... Dino Buzzati, Le Désert des Tartares, un roman très algérien d'ailleurs. Un amour, du même auteur, par exemple. C'est un âge où on mêle tout, littérature, guerre, libido, naïveté, mensonges, séduction, trahison, pour échapper au Rien. Je me retrouve être un enfant de la guerre, mais pas de la bonne. Alors je verse dans l'excès du risque. Après le massacre de Had Chekala, j'ai cru que j'avais franchi le cap de l'insensibilité, mais six mois plus tard, j'ai eu un ulcère à l'estomac. Parce que ça remonte, quoi qu'on fasse. Le corps du survivant est la métaphore de la guerre. Dans une guerre, on perd son corps, même quand on survit.
Je n'oublie jamais que ces tueurs m'ont volé les meilleures années de ma vie, de 20 à 30 ans. Je ne les ai pas vues, ces années, je ne les ai pas vécues.
Aviez-vous d'autres manifestations physiques ?
L'insomnie. Mais je ne suis pas devenu alcoolique comme la génération de mes aînés journalistes. Je voyais mon propre directeur affalé, ivre mort, dans les escaliers qui menaient à la rédaction à 4 heures du matin parce que ses deux copains avaient été tués la veille, etc. Je me suis dit : Ça ne m'arrivera pas, cette déchéance au nom du martyre. J'ai eu cette volonté de rester digne. Je me suis dit : Je vais travailler, bien m'habiller, écrire. Mais quelque chose n'a pas été réparé, ne s'est pas apaisé, qui explique que j'écris beaucoup.
Ce « quelque chose » s'est-il apaisé après l'écriture de « Houris » ?
Oui... Vraiment. J'ai l'impression d'avoir ordonné les choses, de savoir comment le raconter maintenant. La guerre civile est devenue narrable. Je peux la raconter. Avant, il s'agissait juste de conversations après un dîner, une conversation intime à haute voix, mais pas d'un roman. Là, des personnages racontent pour moi. J'ai d'ailleurs envie de poursuivre cette histoire par d'autres voix.
La Madone de Bentalha. Une femme endeuillée par la perte de plusieurs membres de sa famille lors d'une attaque par un groupe armé à Bentalha, près d'Alger, dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997. Cette photo, devenue emblématique des massacres pendant la guerre civile, est aussi quasiment l'une des seules de cette période. Quel moyen l'Algérie a-t-elle de sortir de sa névrose, si elle n'en parle pas ?
Il n'y a aucun autre moyen sinon de dire les choses, de revenir au présent. L'Algérie est un pays totalement anachronique, tourné vers une épopée qui est figée et médusante, une guerre de libération qu'il s'agit de toujours revivre. Voilà pourquoi la France fait partie intimement de l'Algérie. C'est une nécessité intérieure. La question qui domine ce roman, que je me posais depuis longtemps, est la suivante : quand on vit une guerre, comme la guerre civile, est-ce qu'il s'agit de l'oublier pour vivre ou doit-on s'en souvenir tout le temps pour ne pas refaire la même erreur ? Il y a des pays qui choisissent de se souvenir tout le temps. Il y a des pays qui choisissent d'oublier. J'ai visité des pays comme le Vietnam, où j'ai été ébahi par ce rapport à l'Histoire. Alors que nous, nous sommes un « vétéranat », composé de ceux qui ont fait la guerre ou de ceux qui imitent ceux qui ont fait la guerre.
N'est-ce pas ce qui bloque toutes les tentatives de la France pour renouer le dialogue ?
La France est un accessoire pour l'Algérie et inversement. Ce sont deux champs totalement différents. Ajoutons la barrière linguistique et le mensonge sur soi, on est dans un film tourné par deux acteurs qui parlent deux langues différentes et qui est sous-titré dans une troisième. C'est fascinant. C'est ce double aveuglement que j'explique parfois dans mes chroniques du Point. L'histoire est figée... il y a de la culpabilité, du déni, de l'amnésie et de la méconnaissance profonde et volontaire. Un jeu de rôles.
L'Algérie est donc aussi un accessoire pour la France ?
En France, quand on me parle du régime des généraux, j'ai envie de dire : Mais ce n'est plus comme ça. Vous percevez l'Algérie à travers le FLN de 1956, l'armée de 1962, le parti unique des années 1970. Les choses ont beaucoup changé. Les deux réalités ne sont pas synchronisées.
Les choses sont-elles vraiment figées, ou y a-t-il des raisons d'espérer ?
Aujourd'hui, l'Algérie subit un processus d'islamisation de l'exercice politique qui va aboutir à une sorte de deal à l'iranienne : un accord entre un centre militaire dur qui se maintiendra toujours au pouvoir et un corps social déjà islamisé. J'ai grandi dans des villages où il y avait le maire et le chef de brigade, puis, pendant la guerre civile, il n'y a plus eu que le chef de brigade, et maintenant, c'est l'imam. On vient d'ouvrir la grande mosquée d'Alger, en nommant par décret un imam dont le statut est quasiment supérieur au ministre. Un jour, il aura le pouvoir. Il s'opère une « ayatollahisation » de l'État. Les islamistes ont retenu la leçon qu'il ne fallait pas affronter ce régime, qui les avait militairement vaincus, qu'il fallait y aller tout doucement.
Donc, y a-t-il lieu d'espérer ?
Quand je vais voir ma mère au village, ce que je vois, c'est l'école, ceux qui enseignent et ce qui est enseigné : l'enfer, la haine de l'autre, du Juif, le refus de l'universalité, l'interdit du corps, le machisme, le chauvinisme, le racisme, une religion bloquée sur la détestation des différences et une vanité nationale comique. Comment voulez-vous compter sur une école qui produit le contraire de ce que vous pouvez espérer ? C'est pour ça que les démocrates d'Alger me font rire. Parce que c'est bien beau de parler sur les chaînes françaises, d'avoir un faux ego révolutionnaire en mode selfie, mais il faut fabriquer de la citoyenneté pour pouvoir imposer la démocratie. Les islamistes l'ont compris. Ils travaillent la base. On voudrait qu'avec dix démocrates connus des ONG et des Européens, la démocratie avance en Algérie. Mais avec qui ? Dix journalistes, cinq écrivains ? Je n'y crois absolument plus. Il faut commencer par l'école, pas par les selfies.
Voilà pourquoi, en France, la question du foulard, apparemment anecdotique, a été et demeure centrale pour les islamistes ?
L'islamisme en Europe s'est développé avec une ingénierie propre et redoutable, qui sait où taper, comment culpabiliser, faire la jonction entre le colonial, le décolonial et l'islamisme. Les islamistes investissent la communication et la propagande d'une manière efficace. En France, ils ont réussi avec l'école, le milieu associatif et sportif. Comme en Algérie. Ils choisissent leurs combats de manière ciblée. Par exemple, le voile dans l'administration. L'État leur a dit non pour certaines administrations. Ils ont répondu d'accord. Mais ils ont obtenu qu'une femme puisse porter le voile sur la photo d'identité de sa carte professionnelle. Vous voyez comment ils grignotent... J'ai vu arriver la même stratégie en France pour la carte professionnelle journalistique. Ils sont très forts.
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Comment expliquez-vous une telle attention aux détails ?
Tous les mouvements fascistes l'ont eue. Ils sont délivrés des lois de la démocratie ou de la soumission à l'autorité. Nous, nous portons la démocratie comme poids et comme idéal, nous en fixons les règles pour les respecter et cela nous inhibe. Eux, ils en sont affranchis. La démocratie, me disait une amie tunisienne, ne sait pas se défendre. Nous la défendons, nous l'incarnons et elle endosse nos faiblesses et nos limites. C'est une partie de poker où l'un est affranchi de toutes les règles que l'autre doit incarner et respecter.
Puisque vous avez vu se dérouler toutes les étapes, quelle serait la prochaine chez nous ?
La France est aussi mon pays. Et j'ai la chance d'être né en Algérie et d'être ici. L'au-delà, avec ses jardins et ses fleuves de vin, existe pour moi à Paris. L'au-delà, c'est la France. Donc je n'ai pas envie que ça aille dans ce sens-là d'une énième défaite devant ce fascisme. Mais c'est toujours possible. Si on regarde ce qui se passe en Belgique, il y a de quoi craindre de voir émerger un émirat au coeur d'une Europe contrite et aveuglée par la culpabilité et la lâcheté...
Vos ennemis vous traitent de Juif. L'insulte est-elle courante ?
Oui. Le Juif, c'est l'autre absolu. Il assume tous les stigmates. C'est le Blanc éternel, le colonisateur, le traître... Son absence physique dans le monde dit « arabe » excite le fantasme ardent. Plus il est absent, plus le Juif est diabolisé. C'est en partie pour ça que la judéophobie a explosé en Algérie. Lorsque j'ai écrit dans Le Point, après le 7 octobre 2023, ma « Lettre à un Israélien », de nombreux lecteurs algériens ont protesté. « Nous n'avons jamais été judéophobes ! » répètent-ils, faussement convaincus. La réalité est que l'Algérie a construit une autofiction narrative, une histoire purifiée, pure et exclusive, raciale presque, confessionnelle, où le Juif est à la fois le diable, le colon, le Français, l'envahisseur, le mal, l'ennemi de Dieu et du décolonisé éternel. J'incarne donc le Juif, car j'incarne l'Autre, car je dis « je » au lieu de chanter le « nous ». En Algérie, beaucoup d'excités m'attaquent : les islamistes pour des raisons évidentes, le régime pour des raisons tout aussi évidentes, et les intellectuels hyperurbains, parce que je suis un électron libre né dans un village, j'ai grandi à Oran (sans la validation algéroise) et je ne suis ni communiste, encarté, ni décolonial antijuif et antifrançais. Dans les pays nés d'un unanimisme de guerre, l'individu n'existe pas. Il n'est pas tolérable. L'Algérie souffre d'unanimisme, de terreur devant la liberté. Je me suis retiré très vite du mouvement de protestation du hirak en 2019, car, au fond, c'était le parti unique du régime qui était menacé par le parti unique d'opposition. Il s'était ouvert un espace d'agora mais quand vous disiez par exemple : Et les femmes ? on vous répondait : Ce n'est pas le moment d'en parler. Les libérateurs imaginaires de Gaza et le culte abstrait du Palestinien ? Pas le moment. Alors, c'est quand le moment ? Parce que c'est toujours le moment de réfléchir.