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À une semaine de l’ouverture de la compétition, le sujet des agressions sexuelles dans le cinéma est omniprésent dans les médias et les esprits. Des mesures sont prévues en cas de révélations pendant la manifestation.Dire que le milieu du cinéma frémit d’angoisse à l’approche du Festival de Cannes est un euphémisme. Alors que Gérard Depardieu a été placé en garde à vue le 29 avril pour agressions sexuelles, des comédiens et producteurs français parmi les plus célèbres du moment n’en dorment plus. Des équipes artistiques entières tremblent, craignant que leur travail soit annulé sous l’effet d’une nouvelle accusation rendue publique pendant le festival.
Comme l’ensemble de son équipe, la présidente du Festival de Cannes, Iris Knobloch, est en « vigilance renforcée ». Cette juriste, longtemps à la tête de la filiale française des studios Warner Bros, ne plaisante pas avec ces questions. Avec l’aide d’un membre de son conseil d’administration, elle est conseillée par une agence de communication de crise qui souhaite rester anonyme. Celle-ci élabore au cas par cas différents scénarios. Selon le degré de l’accusation, un film ne sera pas forcément maintenu en compétition. Un réalisateur, un acteur, un producteur pourront être priés de ne pas monter les marches. Le dispositif décidé par le festival est prêt. En cas d’accusation, Iris Knobloch en discutera avec Thierry Frémaux, délégué général du festival. Ensuite, le binôme convoquera en urgence son conseil d’administration. Tout ira très vite.
Face à ce risque - bien réel -, l’ensemble du microcosme du septième art est déstabilisé. Au micro de Léa Salamé, Juliette Binoche a pleuré de voir si peu d’hommes du septième art soutenir les femmes. Sur RTL, Anouk Grinberg a demandé à Gérard Depardieu de « s’excuser ». Isild Le Besco évoque ses drames dans son livre Dire vrai (Denoël). Les députés viennent de lancer une commission d’enquête sur le travail au cinéma. Dans ce climat, la quasitotalité des personnalités du milieu du cinéma contactées par Le Figaro requièrent l’anonymat avant de parler. Certains artistes racontent tout de même comment leurs agents voient les négociations pour de futurs projets interrompus à la suite de rumeurs.
Si le milieu a tellement peur, c’est qu’il y a des raisons. Les financiers du cinéma, dont le Centre national du cinéma (CNC), ont reçu depuis déjà des semaines, par SMS ou par courriel, une liste de dix noms d’acteurs, réalisateurs et producteurs pris dans la tourmente. Elle pourrait être divulguée pendant le Festival de Cannes, manifestation prisée pour les polémiques. Parmi les noms, la génération des trentenaires et quadragénaires serait cette fois dans le viseur. Il ne s’agit pas de « seniors » comme Gérard Depardieu, 75 ans, mais de personnalités qui ont évolué dans l’époque #MeToo. Personne ne sait d’où proviennent ces accusations anonymes.
Pour avoir des informations, les financiers du cinéma et les agents de stars se retrouvent obligés, bien malgré eux, à contacter directement les reporters d’investigation qui enquêtent sur le sujet. « Nous sommes un certain nombre à se surprendre à espérer que cette fameuse liste soit balancée une fois pour toutes, afin qu’on en finisse et qu’on redémarre. Il faudrait faire éclater la bulle
et que cette chasse à l’homme dans le cinéma français s’arrête », confie une productrice. En ce début mai, Grégory Weill, l’un des trois plus puissants agents du septième art français, opte pour la transparence. Et pour cause : « À notre connaissance, aucune plainte n’a été déposée. » Un avocat du cinéma rappelle qu’« il y a quelques années, une liste de producteurs avait circulé, là aussi juste avant Cannes. Elle a fait pschitt .»
Dans la liste noire, plusieurs comportements ne relèvent pas d’un #MeToo lié au cinéma mais du cadre privé. Ainsi pour l’accusation contre Dominique Boutonnat, président du CNC, dont le procès est prévu en juin. Ou pour ceux qui s’offrent les services de prostituées. Ceux-là se retrouvent dans la même lessiveuse que des hommes ayant mis en place un système de prédation basé sur leur pouvoir. Judith Godrèche, qui a délivré un discours poignant lors de la cérémonie des César, et dénoncé Jacques Doillon et Benoît Jacquot (qui ont démenti), est devenue le chef de file de cette cause. En février, elle a lancé un appel à témoignages. Que fait-elle des accusations recueillies? Comment en vérifie-t-elle la véracité ? Elle renvoie pour ces questions vers ses deux attachées de presse et son avocate. Les témoignages qu’elle a recueillis illustrent la difficulté à démêler le vrai du faux. Une scripte a ainsi démenti une déclaration la présentant comme une victime. Elle en aurait informé Judith Godrèche. Et, devant son insistance, a dû demander à l’équipe de tournage de témoigner en sa faveur. Ce que dément Judith Godrèche. Preuve que, dans ces affaires, seule la justice est apte à trancher. Encore faudrait-il augmenter le budget des tribunaux pour accélérer les jugements.
Dans le milieu du cinéma, l’hypocrisie règne. À des années d’omerta succèdent désormais des larmes qui sont parfois de crocodile. « Le métier est en train de se bousiller au détriment des principes élémentaires d’un État de droit. On est revenu aux pires heures de l’Histoire, aux dénonciations des années 1940 et au maccarthysme à Hollywood », soupire une productrice en vue. « L’état d’esprit après Mai 68 a été beaucoup trop libéral et c’est une évidence que nous n’avons pas assez protégé ni entendu les victimes », renchérit un patron de salles de cinéma. Pour le producteur Marc Missonnier, qui fait partie des cent hommes du cinéma français à soutenir le mouvement #MeToo, « le métier paye de n’avoir rien dit pendant très longtemps. Si on avait mis le holà sur les dérives, nous n’en serions pas là. Nous sommes obligés d’en passer par là pour clarifier l’air. Cela va prendre du temps car les accusations ne vont pas toujours jusqu’au dépôt de plainte ou celles-ci ne sont
pas tout de suite déposées. Il y a d’autant plus de réticences que la justice a du mal à se prononcer quand bien même les victimes se sont immédiatement précipitées au commissariat et fuient les médias. »
Au plus grand festival de cinéma du monde, il n’est pas question de revivre les scandales récents. En 2022, Sofiane Bennacer, l’acteur principal du film en compétition Les Amandiers, de Valeria Bruni-Tedeschi, a été mis en examen pour viol après la projection du film sur la Croisette et l’affaire est toujours en cours d’instruction. En 2023, le choix d’ouvrir le festival avec le film de Maïwenn Jeanne du Barry, avec Johnny Depp, fait hurler certains. Quelques mois plus tôt, la star américaine avait défrayé la chronique judiciaire dans le procès qui l’opposait à son ex-compagne Amber Heard, chacun accusant l’autre de violences conjugales. La même année, Le Retour, de Catherine Corsini, a été maintenu en compétition malgré les accusations de maltraitance pendant le tournage. Ces cas ont tous été analysés par les communicants de crise pour éviter que l’image du festival n’en sorte flétrie. Tous se souviennent qu’en 2017, quand le scandale Harvey Weinstein a éclaté, la Croisette a été immédiatement pointée du doigt. Le mentor de Quentin Tarantino avait fait du Festival de Cannes l’un de ses principaux lieux de prédation sexuelle - promesse de rôle contre faveurs lubriques, modus operandi largement en cours dans le septième art - et de chasse privilégiée.
Pour que les agressions ne puissent plus se produire, le monde du cinéma a mis en place une longue liste de mesures contre le harcèlement sexiste et sexuel. « Les stars et les producteurs enivrés par leur pouvoir et leur notoriété ne doivent plus pouvoir agir comme s’ils étaient au-dessus des lois. Tout le monde est responsable de ses actes. L’important, c’est ça », insiste un patron
de salles de cinéma. Depuis 2020, le CNC, le collectif 50/50, l’académie des César, les plateformes américaines, les patrons des studios de tournage et les syndicats de producteurs ont pris le problème à bras-le-corps. Beaucoup de décideurs du septième art s’imposent désormais de laisser la porte ouverte en cas de réunion en tête-à-tête avec une femme. Le Festival de Cannes tente de
nommer davantage de femmes comme présidentes du jury : Cate Blanchett en 2018, et Greta Gerwig en 2024. Il a signé la charte 50/50 pour promouvoir l’égalité.
Depuis 2021, l’accès à toutes les aides du CNC est conditionné au respect de prévenir, mettre fin et sanctionner les violences sexistes et sexuelles. Une formation est obligatoire. « Cette formation dure deux jours. On y apprend des choses évidentes et des précisions légales, témoigne Olivier Marchetti, patron des studios de Provence, près de Marseille. Le formateur explique d’abord la définition légale du harcèlement et des attouchements sexuels. Puis comment cela se traduit concrètement. La conclusion, c’est que pour se tenir loin de tout ennui, il faut éviter aussi bien les blagues potaches qu’un simple geste tactile. On prend conscience que le sujet est très compliqué, qu’on peut déraper sans faire exprès. C’est assez anxiogène. » À ce jour, le CNC a formé 4 200 producteurs et 1 200 exploitants de salle. Le CNC s’est aussi penché sur le travail des mineurs de moins de 16 ans. Une production qui ne respectera pas le droit du travail, les intérêts matériels et moraux de l’enfant, sera sanctionnée par un retrait de ses aides. Depuis 2020, le groupe de protection sociale Audiens a également mis en service une cellule d’écoute psychologique et juridique.
Les producteurs peuvent même s’assurer pour couvrir les risques de faits de violences sexistes et sexuelles sur une production. L’assurance va jusqu’à 500 000 euros pour cinq jours d’arrêt de tournage. Cette clause se déclenche après un signalement des producteurs auprès du procureur de la République. « Elle n’a encore jamais été utilisée », souligne le CNC. Sur les tournages, les scènes de sexe sont désormais sous la surveillance de coordonnateurs d’intimité. Les plateformes américaines ne font aucun cadeau. Récemment, l’un de leurs réalisateurs français a eu des démêlés avec une actrice. Du jour au lendemain, il a été prié de quitter le plateau. Peu importe si la comédienne est revenue sur ses propos. Depuis, ce cinéaste ne travaille plus. Les conseils d’administration
des plateformes américaines ne transigent plus. Une personne soupçonnée est aussitôt persona non grata. Au mépris du droit, puisqu’un accusé reste présumé innocent jusqu’à la fin des procès. « Un jour, on retrouvera quelqu’un suicidé », craint un grand producteur. En octobre prochain, Gérard Depardieu, qui conteste toutes les accusations portées contre lui lors du tournage en 2021
des Volets verts, de Jean Becker, sera la première grande star à comparaître devant un tribunal correctionnel. Selon nos informations, Jean Becker, 90 ans, a bien suivi la formation du CNC, mais on imagine mal un formateur donner des conseils à l’ogre du cinéma français.
Conformément au principe du droit à l’oubli, des musiciens pris dans la lessiveuse #MeToo, puis blanchis, dont Ibrahim Maalouf, ont repris leur métier comme avant. L’humoriste Ary Abittan n’a pas attendu d’obtenir un non-lieu lors de son procès en appel pour remonter sur scène devant un public à 90 % féminin. Au cinéma néanmoins, il a été remplacé par Arnaud Ducret. Comment cela se passera-t-il pour les acteurs et réalisateurs en attente de leur jugement, ou visés par une rumeur ? Pourront-ils retravailler s’ils sont acquittés ? Pour l’heure, en France, l’exemple de Luc Besson montre que oui. En août dernier, une fois que la Cour de cassation avait rejeté le pourvoi de l’actrice Sand Van Roy qui contestait le non-lieu rendu en sa faveur, le « grand brûlé du cinéma français », 64 ans, a présenté Dogman à la Mostra de Venise. En ce début mai, il prépare une autre superproduction toujours avec un héros tourmenté : Dracula-A Love Tale, avec Caleb Landry Jones et Christoph Waltz. Il n’est pas attendu sur la Croisette « où de toute façon, il ne va jamais », nous écrit son porte-parole.