Accueillez-vous ça comme une avancée sociétale ? Un progrès ?
Progression logique, oui. Progrès, non. Sans pour autant que ce soit une régression non plus, donc ça reste un sujet complexe.
Si non, qu'est-ce qui vous choque, vous questionne, freine votre adhésion ?
Ce qui me choque, c’est qu’on fasse, dans ce contexte, passer l’acte de donner la mort pour un soin. Par définition, ça en est tout l’inverse et toutes les gymnastiques du monde se heurteront toujours à cette réalité, quand bien même le français serait une langue vivante en constante évolution. Confier cette mission à des soignants, plus particulièrement des médecins, c’est miser sur une dissonance cognitive d’anthologie. Accompagner vers la mort, s’assurer qu’elle se fasse sans douleur, par une sédation profonde qui accompagnera le ralentissement de toute façon inévitable des fonctions vitales, pratique déjà possible, ce n’est pas donner la mort. La différence entre les deux est exactement du même ordre qu’entre apprendre une tâche à quelqu’un, ou constamment lui offrir le résultat de cette tâche sans qu’il n’ait à lever le petit doigt. Bien ou pas n’est pas la question, ce sont deux approches qui n’ont rien à voir.
Ensuite, je ne comprends pas que l’on présente ça aussi sereinement, et aussi positivement, à grands renforts de rhétorique progressiste et humaniste, dans un contexte ou le domaine du soin est aussi malade (entre autres) de sa politique gestionnaire, avec une dégradation terrible des conditions d’accès à des soins de qualité. Entre la désertification niveau généralistes, les urgences saturées où les vieux restent allongés dans les couloirs, les urgence pédiatriques qui ferment, les lits en psychiatrie qui ferment aussi, les délais délirants pour l’obtention de rdv chez des spécialistes (c’est vraiment pas le moment d’avoir un cancer ou un problème cardiaque ou une tâche bizarre sur la peau des couilles en dehors d’une grande ville), les maltraitances inouïes et généralisées en EHPAD, l’absence totale de politique sociale et familiale favorisant au contraire le maintien à domicile des personnes âgées dépendantes plutôt que de les parquer dans des institutions qui sont une des plus grosses hontes de la civilisation occidentale… Entre tout ça, on propose le droit de mourir dignement, aux mains de professionnels. Si tant est que mourir dignement ait une signification autre qu’un vague truc pondu par de la langue de bois type ONU ou UNICEF plein de périphrases autour de l'incontinence et de la perte de repères, dans laquelle tout le monde pourra se reconnaître, et peu importe au final ce que chacun en pense, il me semble qu’il serait plus adapté de songer à soigner dignement, ce qui n’est plus le cas depuis un moment et ce, qui plus est, dans un contexte ou tout ne fait qu’empirer. Ca me ferait un peu chier que la meilleure offre de soins, la plus humaine, la plus digne, soit réservée à ça. J’aurais un peu l’impression qu’on se fout de la gueule du monde.
Après, comme je l’indiquais dans ma première réponse, c’est logique et inévitable qu’on en arrive là, donc je ne lutte pas plus que ça. Et bien sûr, libre à chacun de disposer de son existence et de refuser l’extrême dépendance ou une souffrance qui résisterai à tous les traitements en vigueur. On existe aussi selon ses propres valeurs (ou l’absence de).
Une anecdote ou expérience qui a pu forger votre opinion ?
J’ai vu ma grand-mère maternelle dépérir du fait de la pire démence connue, celle à corps de Lewy. En plus des pertes de mémoire similaires à Alzheimer se développent des maladies psychiatriques, notamment une schizophrénie et une paranoïa, avec un zeste de Parkinson. Effacement de la mémoire, angoisses profondes, hallucinations visuelles et auditives, délire de persécution, perte de coordination et bien sûr aucune conscience qu’il y a un problème. Elle a fini ses derniers jours sédatée H24 dans un EHPAD, diminuée au-delà du descriptible. Malgré toutes ces souffrances, ça restait un être humain, avec de brefs moments de lucidité même à la fin, très poignants, au cours desquels elle n’a jamais réclamé qu’on en finisse avec elle. Je ne me souviens pas lui avoir souhaité la mort, ou m’être dit « j’espère que ça m’arrivera pas » au point de ressentir de la crainte ou du dégoût, même si évidemment ce n’est pas très vendeur. On ne contrôle pas son sort, ni son parcours. Encore aujourd’hui, je ne peux pas dire que ça m’ait convaincu du bienfondé de cette option. Je ne suis même pas sûr que finir diminué, en ayant oublié tout un tas de choses, y compris son mariage et ses enfants et se faisant caca dessus soit indigne en soi. Ce qui est indigne c'est de ne pas bien s'occuper des gens dans cet état.
Comment réagiriez-vous si un proche vous annonçait son intention d'y avoir recours ?
Je serai sous le choc, bien sûr. Dans l’écoute, aussi, ce qui me semble être le minimum.
Vous êtes vous déjà projeté vous-même dans cette éventualité ?
Oui, et si ça se trouve je serai le premier à prendre rdv sur Doctolib le moment venu pour le mercredi 30/05/2063, créneau de 9h40 avec le docteur Ait Gana pour me faire piquer dans un préfabriqué plein de courants d’air sur le parking de l’hôpital de Moulins-sur-Allier.
Avez-vous peur de la mort ?
C’est dur à dire. La mort, comme l’infini, ou comme le fait que l’on existait pas avant de venir au monde, est impossible à conceptualiser en tant qu’état. C’est littéralement hors de notre conscience, au-delà des limites de tous nos sens. Impensable, et dont on ne peut pas non plus faire l’expérience. C’est pour ça d’ailleurs que je ne pense pas que qui que ce soit puisse « souhaiter » mourir, on ne peut pas souhaiter quelque chose qu’on ne peut pas comprendre, qu’on ne peut pas « vivre » même dans notre imaginaire, ni émotionnellement, ni intellectuellement, ni physiquement. L’instinct de survie, même chez les grands suicidaires, est régulièrement constaté : ceux qui se mettent à nager après avoir sauté d’un pont malgré les fractures, ceux qui attrapent la corde pendant une pendaison, ceux qui appellent le 15 après une ingestion de médicaments ou qui s’arrangent pour faire ça pendant que leurs proches sont là… Même ceux qui planifient tout, laissent des courriers, s’organisent méticuleusement ne savent pas, en quelque sorte, ce qu’ils font vraiment. Du coup, avoir peur à mes yeux c’est un peu pareil. Peur de quelque chose qui est inaccessible à mes sens, à mes capacités de ressentir et de réfléchir ou conceptualiser… En l'état je ne vois pas comment c'est possible. Par contre, je suis curieux. On en reparlera quand je serai mourant. Maintenant le deuil c’est autre chose, c’est une épreuve émotionnelle sans commune mesure, qui n’est d’ailleurs pas sans risques. Mais c’est autre chose complètement, on passe dans le domaine du rapport à l'Autre.
Concernant la question subsidiaire d’œil-de-lynx portant sur le suicide assisté, où là c’est open-bar, je trouve ça d’une obscénité inouïe. Les gens qui travaillent là-dedans sont des tarés.
_________________ Looks like meat's back on the menu, boys!
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