Entre 2014 et 2018, treize saynètes explorent le conflit dit de "basse intensité" (de l'ordre de 10 000 morts, principalement durant les 2 premières années du conflit) entre l'armée ukrainienne et des milices séparatistes pro-russes, dans l'est de l'Ukraine. Entre check-points tenus par des gros bras et caves d'immeubles bombardées, le mariage tape-à-l'oeil d'une députée nationaliste et le difficile reportage d'un journaliste allemand sur le front, le trafic de reliques orthodoxes et de vieux camions lance-roquettes, sept des treize histoires sont basées sur des vidéos Youtube authentiques.Film assez déroutant et inclassable formellement, qui relève en même temps de deux esthétiques a-priori opposées : les mises en scène foisonnante et baroque à la Kusturica et de la sécheresse documentaire. L'esthétique de Loznitsa (intialement un ingénieur et chercheur en faculté), à la fois froide, ironique et recherchant l'intégrité morale absolue (comme attribut d'une forme de témoin-spectateur idéal) évoque celles d'Amos Gitaï et Theo Angelopoulos :contemplatives et architecturales, recourant à des plans-séquences et travelling extrêmement composés, mais à cause de cela peut-être plus pertinentes et efficaces dans le témoignage du présent politique et la représentation de l'urgence morale que dans le récit, qui la transforme en système et en procédé.
Je crois que le film négocie assez bien l'équilibre entre une mise en accusation (par l'image et les dialogues) d'une certaine dérive de la mentalité slave (un fort chauvinisme, revendication d'une image stérotypée de l'homme comme viril et guerrier, associée à une révérence irréfléchie et passive vis-à-vis de l'autorité, une tendance à convertir la mémoire historique en idéologie, qui finit par vider de sa substance le mot "fasciste", qui devient à la fois une insulte dénuée de contenu et une justification morale forte) avec (hors-champ) la critique de l'attitude de l'Occident, qui tout à la fois oublie ce conflit et contribue à le radicaliser, en prenant lui-même partie dans l'opposition Russie-OTAN; et également en se gargarisant d'images d'informations, dont le conflit est une sorte lieu de production, à la recherche d'un public ou d'un témoin extérieur , introuvable, mais dont l'existence semble en fait le sens le plus profond de guerre.
La guerre est montrée comme un spectacle et un script écrit d'avance, comme une fiction, mais désinvestie et fatiguante. , sans que cela n'en atténue la violence. L'image prenant le relais de l'intérêt national, du discours idéologoique ou de préjugé ethnique, les empêchant de s'éteindre. A vrai dire le sentiment qui domine en voyant le film est
j'ai déjà vu ces images de guerres dans le neige, de sniper alcoolisés et fatigués, d'arme russes usagées et de pick-up bricolés, de vieilles Ford et Volkswagen, il y a 30 ans, au moment de la Yougouslavie, créant un vertige et un paradoxe absurde : la fierté nationaliste et la conscience jalouse d'une spécificité culturelle en péril est maximale chez tous les acteurs du conflit, et pourtant la scène est déjà vue, et la répétition d'une autre guerre, typique d'une époque et non d'une nationalité.
Le point de vue de Loznitsa est clairement plutôt pro-ukrainien, mais il fait bien sentir le caractère absurdement fratricide de la guerre. On a reproché au film de ne pas contextualiser le conflit (et je l'ai vu avec des sous-titre uniquement néerlandais, ce qui rendait la compréhension de certaines scènes difficiles notamment,
), voire même de ne pas mentionner Poutine, mais cette faiblesse fait la force du film : Loznitsa s'attache à décrire une mentalité et la société qu'elle caractérise, qui est paradoxalement partagées les bélligérant, plutôt que de faire la chronique d'intérêts et de décisions politiques précises.
Ce qui l'intéresse est la traduction du pouvoir dans la vie quotidienne, qu'il finit par absorber. C'est à la fois une guerre entre états et une guerre civile : tout homme valide est un combattant potentiel, mais aussi à la fois un bourreau et une victime.
Les mafieux ressemblent aux gradés, les grands-mères et jeunes filles indifférentes qui traversent une rue bombardées peuvent se muer en harpie lynchant un prisonnier de guerre : cette société ne semble exister que pour se détruire, la façade matérielle de la normalité est préservée (la ville est encore debout) mais il n'y a plus d'activité économique réelle, les personnes extérieures à la guerre (comme les médecins) se transforment en public cynique ,voire en acteurs de trafic. Les rôles sociaux sont à la fois caricaturalement fixes et totalement mutables. Les vêtements habituels deviennent des costumes de théâtre, du texte auquel personne ne croit, mais dont tout le monde s'efforce de contrôler le port chez soi et le voision : blouse de médecins, jupr de grand-mère, treuillis de miliciens, cravate de député, guépière de prostituée. Par contraste une soldate qui avise un bus à un checkpoint demande aux hommes réfractaires au combat de se séhabiller, avant que l'humiliation ne s'arrête, l'intérêt des soldats étant brusquement déplacé par l'arrivée d'un journaliste allemand qui constitue à la fois un otage potentiel et un témoin à séduire, plus intéressant symboliquement que le groupe d'hommes : il est à la fois complètement passif, terrorisé, et celui qui fixe le rythme de la scène .Il est le seul à interroger dans ce monde où personne ne pose de question : ce qui est déjà une forme de pouvoir.
Une scène à la fois irréelle et conventionnelle, dans la cave d'un immeuble où se sont réfugiés des vieilles personnes et enfants, surpeuplée tout en permettant aux habitants de se cacher, faisant ainsi beaucoup penser aux wagons du Transperceneige, vient s'opposer à ce cynisme et à cette mutabilité permanente des rôles sociaux. C'est la seule scène où les personnages (parmis lesquels on ne trouve aucun adulte dans la force de l'âge: être adulte devient dans la guerre l'équivalent d'une posture idéologique) prennent à partie le pouvoir, la seule aussi où ils se définissent comme victimes, comme si les deux formes de courage étaient liées. C'est paradoxalement la plus extérieure au film, la plus conventionnelle et celle qui est la plus rassurante, et qui reste le plus en mémoire.