J'ai retrouvé sur le net le texte complet de la critique du Choc par Daney.
En gros, il dit que le film est nul, autistique, que sa nullité est le symptôme inquiétant d'une décrépitude du cinéma dit populaire fondé sur les "stars". Il décrit l'horreur de ce qu'est devenu le système "Delon", qui consiste à éliminer physiquement sur la pellicule tout ce qui n'est pas lui.
Il dit que le film a bidé et que c'est bien normal, et conclut en disant qu'au lieu de toujours feindre de se demander pourquoi le cinéma dit "des auteurs" (Godard avec Passion) ne fait pas d'entrées, avec comme réponse toute prête que ce cinéma-là est chiant, on ferait bien de se demander aussi pourquoi un film comme Le Choc rate autant sa cible populaire. Il termine en disant par ironie que le Le Choc est un film aussi expérimental à sa façon que Passion: fragmentaire, sans histoire, bouts de phrases sans contexte, etc, mais parce qu'il n'y a rien d'autre dedans que la star delon.
Citation:
Le Choc
Avec Alain Delon
Tout n’est pas rose dans le cinéma français, puisque même
Le Choc est boudé. Quand Delon gère mal son image, cela
fait aussi partie de la « crise du cinéma français ».
Orson Welles est formel. « La star, rappelait-il récemment,
est un animal entièrement distinct de l’acteur. C’est autre
chose. Ce sont deux vocations différentes. ». Guidé par cette
forte parole, j’ai voulu voir à quoi ressemblait un gros-film-
français-avec-des-stars. Un Delon de 1982, par exemple.
J’ai donc vu Le Choc. Le film est nul ? Oui, mais la ques-
tion n’est pas là. Il m’a semblé que du côté du star-sys-
tem, hexagonalement parlant, ça n’allait pas très fort. Le
Choc est d’ailleurs un échec commercial : fait pour tou-
cher un million de spectateurs parisiens, il plafonne à 400
000 entrées. Toutes choses égales, c’est, comme le Passion
de Godard, un « bide ». Et un bide, parfois, donne à pen-
ser.
Dans le vieux système auquel Welles se réfère,
il suffisait que les stars figurent dans un maximum de gros plans,
dont le nombre était fixé par contrat.
Des « yesmen » géraient avec des talents divers ce capital-image.
Le scénario et la mise en scène se traînaient aux pieds des stars
et il y eut des façons sublimes de se traîner (Sternberg,
Cukor). Mais la star, pour mieux briller, avait besoin
d’un fond sur lequel se détacher et d’un paysage à éclairer.
La star avait besoin d’acteurs pour la faire valoir. Des bras droits,
des jeunes pleins d’avenir, de bons comédiens dans des sales rôles,
des figurants parfois inoubliables. Tout un
petit monde. La star était un animal entièrement distinct
de l’acteur » mais ne voulait pas sa mort. C’était hier. Et
rncmc, avant-hier.
En voyant Le Choc , j’eus soudain le sentiment pénible
que ce vieux star-system avait vécu. Qu’il tournait à vide,
à la démence précoce, à l’autisme. Et que Delon symbo-
lisait tout cela. Le Choc, c’est simple, est un film dans lequel
les stars ne se contentent plus d’éclipser de leur éclat les
non-stars, mais doivent, en plus, les éliminer physiquement.
Les vider de l’écran, les gommer, les tuer un à un. A
Deneuve qui lui demande naïvement ce qu’il fait dans la
vie, Delon répond rageusement : « du nettoyage! » Il met
tout son narcissisme de « pro » peu causant à nettoyer le
film de tout ce qui n’est pas lui. Si Le Choc s’arrête, c’est
qu’il n’y a plus de second rôle à liquider sèchement, de
figurants à tirer comme des lapins, de seconds couteaux à
renvoyer à la cuisine du hors-champ. Et lorsqu’ils trotti-
nent joyeusement vers le petit hélico rouge qui va les tirer
à temps de ce film-corvée et de cette hécatombe sans joie,
Delon (et Deneuve) ont vraiment fait le vide autour d’eux.
Le coucouple survivant pourrait s’écrier : « enfin seuls! ».
J’ai même eu peur que le pilote de l’hélicoptère - un acteur
peu connu, pourtant - ne soit lui aussi flingué à cause
de l’insolence avec laquelle il partage un instant l’espace
du couple vedette.
Car il ne suffit plus que la star ait, comme par le passé,
le monopole des gros plans, il lui faut les plans généraux,
les plans américains, les plans de coupe, tout. Décidément,
(me dis-je), le système vieillit mal. Delon (ou Belmondo)
ont l’air très auto-satisfaits, mais leurs films exhalent la
rage, le mépris, la haine de soi, et même la paresse. Ils met-
tent leur image en jeu avec à peu près autant de généro-
sité que l’équipe d’Italie au cours d’une coupe du monde
de football. C’est dire.
Cela tient à Delon lui-même, dira-t-on. A la façon dont
il entend préserver son image, en la risquant de moins
en moins. Son « honnêteté » est de ne même plus faire sem-
blant. Car le Choc a beau être nul, c'est un film curieux,
inférieur à Pour la peau d’un flic, mais quand même mieux
qu’un Belmondo. Pris un à un, les éléments du film ne
sont pas rédhibitoires : Robin Davis filme convenablement,
la photo est décente, Sarde a commis de pires musiquettes,
les « petits acteurs » (Chicot, Audran, Léotard, Perrot)
se débrouillent, l’histoire vient de Manchette, Deneuve
boit jusqu’à la lie le calice de la figurante de luxe et Delon,
Delon-acteur, continue à intriguer. Qu’est-ce qui ne va
pas, alors? Le reste. Tout le reste : la conception du film,
la minceur de l’histoire et même, oui, son esthétique.
Car Le Choc est un véritable pari. Maître absolu de la
gestion de sa propre image (Clément, Visconti, Losey
ou même Zurlini sont loin), Delon s’ingénie (c’est pathé-
tique) à prouver que, s’il le veut, il peut tout jouer. Qu’il
peut être un peu sadique, un peu nu, un peu drôle, un peu
sensuel, un peu sentimental. Ce qu’il refuse,
c’est de l’être plus longtemps qu’il ne faut. Il y a un tabou dans ce film :
il doit y avoir une facette de Delon par scène, mais jamais
de changement de facette au cours d’une scène. Robin
Davis, cinéaste d’ambiance ( Ce cher Victor) a dû se cas-
ser les dents sur ce tabou.
Delon ne joue pas mais résume ce qu’il pourrait jouer.
Dès qu'il ouvre la bouche, ce n’est pas ce qu’il dit qui
compte (osons le dire : le dialogue est faible), c'est ce qu’il
veut communiquer. Un : qu’il pense plus vite que tout
le monde (nous compris). Deux : qu’il s’est déjà posé toutes
les questions et s’est déjà fait toutes les réponses, et que
s'il a décidé d’avoir recours aux clichés les plus usés, c’est
voulu. Son regard excédé nous intime l’ordre de penser
qu'il sait qu’on sait qu’il pourrait dire ou faire autre chose.
C’est l'inertie, la lenteur, la bêtise des autres personnages
qui l’exaspèrent. Pour un peu, il les tuerait d’être si lents.
Par impatience. Pour aller plus vite. Pour un peu, Le Choc
serait un court métrage.
Jadis, la star tirait son pouvoir de fascination de sa capa-
cité à jouer langoureusement avec le dialogue et le temps,
d’offrir au spectateur un visage changeant comme un paysage,
tout en restant « elle-même ». C’est par ce « ralenti »,
que la star se distinguait du comédien. Aujourd’hui, muré
en lui-même, répugnant à faire entrer tout « autre » dans
son jeu, Delon est condamné à apparaître sans cesse dans
des scènes et des plans toujours plus courts qui sont, au
fond, autant de spots publicitaires à la gloire de ce que
peut l’animal-Delon. Comment faire un film » grand public-
haut de gamme » avec une série de spots ? Grave ques-
tion. Question d’esthétique. Ou de media.
Le polar français ne sied plus à Delon. Il faudrait inven-
ter pour lui un nouveau genre, une série de spots où,
comme à l’époque du burlesque, on le verrait se livrer vic-
torieusement â une seule action. Il y aurait : « Delon prend
une douche », « Delon lance un couteau », « Delon est
sexuel », « Delon fait le pitre », etc. Les fans de l’acteur
seraient comblés et celui-ci n’aurait plus à subir la cor-
vée d’inventer une histoire et de partager une heure et
demie de film avec qui que ce soit.
Quand on parle de la « crise du cinéma français », on la
prend toujours par le même bout. Le bout « politique
des auteurs », « artistes chiants », » masturbateurs d’images
et de sons ». Récemment, l’establishment du cinéma fran-
çais massé à Cannes a hué Godard et lui a signifié qu’il
était inadmissible de continuer à vivre devant tout le monde
le cinéma comme une aventure. Passion a donc été rejeté
dans les marges, du côté de l’expérimental.
Mais pourquoi ne pas poser la même question
(qu’est-ce qui ne va pas dans le cinéma français?)
à propos d’un gros film qui rate sa cible populaire?
Le Choc, par exemple.
Film fait de fragments, sans vraie histoire, avec des
embryons de scènes, des velléités de gestes, des paroles
sans contexte, une image de star qui ne cadre pas bien avec
les exigences d’un film « normal », Le Choc a été rejeté dans
les marges, comme un film expérimental. Comme Passion.
Évidemment, Passion c’est très bien et Le Choc c’est très
mal. Mais il n’est pas déraisonnable de penser que si Delon
savait mieux faire Le Choc, Godard aurait moins de mal
avec Passion. Le caïd et l’artiste parlent de la même pla-
nète. Il y a un seul monde d’images.
Libération, 1982