Tom a écrit:
Ce qui semble gratuit, ici, c'est la volonté d'en rajouter superficiellement (vulgairement) dans l'empathie, d'essayer de gratter une larme de plus à son spectateur de manière si pauvre et grossière. Ce côté "utilitaire". Après, Kapo est l'exemple de Rivette, pas le mien : je trouve ça misérable, pas scandaleux.
Voilà. C'est ça que je trouve abusé, ce pas qu'on franchit entre (en gros) "c'est nul" à "c'est IMMORAL".
Citation:
Ce n'est pas que ça, ou en tout pas comme ça, car les émotions qu'on va chercher au cinéma ne sont pas de même nature que celles que l'on va ressentir dans la vie : elles sont d'ordre esthétique (pas dans le sens "beau", "plastique", mais dans le sens d'une émotion issue d'un geste artistique). Le plus pourri des torture-porn provoquera chez moi des émotions extrêmement fortes (peur, dégoût, tension, pitié), ce n'en fera pas de l'art pour autant... Le spectateur n'est pas une vache à lait qu'on traie de ses émotions dans une logique de rendement maximum, et comme tu le sous-entend toi-même, ce n'est pas l'évènement qu'on va te montrer qui va provoquer chez toi cette émotion esthétique (cinématographique), mais la façon dont on va te le montrer.
Pour le dire en d'autres termes : ton émotion, la beauté du film, dépendra de la place qu'on va te construire vis à vis de cet évènement, pour que tu le reçoives d'une certaine façon. Ce que tu vas trouver beau dépendra de la manière dont on te le présentera.
Jusque là, je suis d'accord.
Citation:
Et c'est bien pour cela qu'il est impossible de dissocier esthétique et éthique : les parti-pris qui vont faire qu'on va aimer (ou pas) le film, qu'on va trouver émouvant (ou pas) ce qu'il nous montre, sont strictement les mêmes que ceux définissant la manière dont on te manie en tant que spectateur (= est-ce qu'on t'offre une configuration qui te permet de t'approprier cette émotion d'ordre esthétique, ou est-ce qu'on traie tes humeurs comme on traie une vache ?). C'est bien pour cela que tu peux avoir une réaction d'ordre esthétique ("c'est vulgaire") à un problème d'ordre éthique ("c'est abject") : les deux s'assimilent.
Et là, je ne le suis plus.
Je peux trouver ça vulgaire, ridicule, raté, too much, gratuit mais jamais je ne dirai que c'est immoral, abject, dégueulasse ou honteux.
La dissociation est totale pour ma part, je ne conçois pas l'art comme ça.
Citation:
Il n'y a pas de curseur : Benigni fait des blagues sur les camps, et le film gagne un prix à Cannes. Il est discuté, évidemment, mais ce qu'on discute c'est pas le fait de faire des blagues (= quelque chose qui serait interdit), mais encore une fois la configuration créée pour que le spectateur puisse recevoir cet humour (ce parti-pris de Benigni, par exemple, de rendre les camps complètement abstraits et anti-réalistes).
Il y a bien un curseur car ma blague sur Estelle Mouzin sera grasse et ne servira aucun propos mais fera quand même rire Cosmo. Et pas d'autres.
Citation:
D'abord : oui. Si notre réception des films à 10 ans était un indice de qualité valable, American History X règnerait en haut de nos tops 100.
Oui sauf que les revisions de Hook ont vu sa note chuter tandis que celles de Schindler n'ont jamais éveillé un quelconque rejet avec les années.
Citation:
Et, pour répondre à la suite de ta phrase, il n'est pas question de tabou.
S'il y avait quelque chose inhérent dans la mise en scène de cette séquence qui était abjecte, j'aurai dû être gêné, même à 10 ans, même sans savoir situer pourquoi, par sa vision.
Citation:
Ensuite : tu n'as pas besoin d'aller chercher la pureté de la réception des films à tes dix ans pour défendre la scène de Spielberg. Le texte de Rivette, ou tout du moins le champ théorique qui en a découlé, ne dit pas que la scène de Spielberg est interdite. Il dit que sa qualité ne peut uniquement être appréciée en terme d'efficacité dramatique, et que faire fi de ses implications éthiques dans la manière dont on la ressent est illusoire.
C'est bien sur ça que je ne suis pas d'accord.
Citation:
Tu peux très bien défendre la scène dans ce cadre-là
Oui, il est éthique de faire vivre au spectateur l'expérience de ce moment dans l'Histoire tel qu'il a été vécu par les personnages.
Citation:
Ce que je trouve zarb, dans ta position, c'est pas que tu la défendes cette scène (d'ailleurs je ne suis même pas sûr d'y être opposé moi-même), c'est que tu la défendes en disant "il n'y a pas de raison de se faire chier sur l'éthique de ce parti-pris, tant qu'il est efficace" !
Là tu amoindris le fond de ce que je dis. Je ne parle pas de vulgaire efficacité, je dis que la mise en scène sert un propos. Que le "suspense" n'est pas "gratuit".
Citation:
Il y a peut-être un malentendu qui pourrit ce débat depuis de nombreuses années.
Quand quelqu'un, dans la lignée de Rivette-Daney, dit qu'une scène est dégueulasse, ce n'est pas parce qu'il a ouvert sa bible des trucs autorisés/interdits et qu'il a vu que ça rentrait pas dans ses cases. C'est parce qu'il a instinctivement, viscéralement, ressenti un rejet au moment de la vision du film, vis-à-vis de la manière dont on lui présentait les choses.
Oui enfin le truc du ressenti, c'est comme ça qu'on en vient à des "bon chasseur et mauvais chasseur".
Lis le topic de Compliance. Il fait 10 pages et j'attends toujours qu'on m'explique en quoi le film est abject, en quoi le film laisse le spectateur "en pâture", "nu", "sans défense". Il y a des trucs aberrants dans ce topic.
Citation:
Quand j'ai vu la scène de torture du film de Loach, je ne conceptualisais rien : j'étais cramponné à mon siège, je recevais ça en pleine gueule en sentant bien confusément que c'était pour des raisons débiles, et tout ce qui me passait par la tête c'était "Connard !". J'avais juste envie de traverser l'écran et d'aller lui péter la gueule ! Ensuite seulement, après le film, on réfléchit, on essaie de comprendre ce qui a été si violent, ce qui merdait dans cette façon de me gérer moi, spectateur, et en découle une réflexion, une idée de ce qu'on y a trouvé non-éthique. Mais il n'y a rien de distancié ou de froidement théorique à la base, ni doxa, ni dogme, ni liste-des-trucs-à-faire-et-des-trucs-à-pas-faire, ni tabou absolu : juste une configuration propre à chaque scène, qu'on accepte ou pas.
Tu as rajouté le "qu'on accepte ou pas". Parce que t'as senti que j'allais te répondre, "non, il y a juste une configuration propre à chaque spectateur".
J'ai pas vu le Loach mais ce que tu décris correspond peu ou prou au ressenti de Baptiste sur Compliance et ça reste quelque chose qui me dépasse complètement.
Mais après, peut-être as-tu raison, peut-être est-ce juste une question de sémantique. C'est sans doute l'éthique qui va me faire dire que la mise en scène de La Passion du Christ est grossière, jusque dans sa représentation de la violence que je trouve complaisante au possible, c'est juste que je n'emploierai jamais les termes "abject", "immoral" et cie. Je trouve ça trop fort, trop haineux, comme si le spectateur, choqué, ne pouvait s'exprimer que de manière tout aussi grossière, vulgaire, pour ne pas dire puérile, avec des "c'est dégueulasse" et autres "Connard, j'ai envie de te péter la gueule".