Les Etats généraux de Lussas sont un festival documentaire non compétitif qui a lieu chaque année dans un minuscule village de l'Ardèche, où se trouve aussi le reste de l'année un Master pro qui forme des cinéastes au documentaire de création. C'était la 23ème année. Voilà, j'apprends pas grand chose à certains, mais pour moi c'était tout nouveau !
Première année à Lussas, donc (j'avais l'occasion d'y passer via le quotidien critique qui y est publié), et c'est aussi particulier qu'on me l'avait raconté : un public massif dans un village de trois rues, beaucoup de jeunes, beaucoup de têtes connues que l'on croise par hasard, tout le monde qui mange ensemble... J'étais pas forcément convaincu du concept à la base, mais ça fonctionne super bien, c'est vivant et convivial, et la programmation est super dense. Et l'Ardèche vu de haut (la chance d'avoir pu monter sur un mini-sommet), au crépuscule, putain je suis pas très patrimoine d'habitude mais c'est juste à couper le souffle.
J'ai quasiment vu aucun film durant le festival lui-même, puisque je bossais aux bureaux d'hors-champ non stop, mais j'ai pu en voir beaucoup avant. Petit bilan rapide donc, mais je sais absolument pas combien d'entre eux vont sortir en salle – probablement pas beaucoup... Je vais pas aller lister ce que j'aime pas ou peu (car y en avait quand même un bon paquet), ni les films dont je n'ai vu qu'un bout. Voici donc ceux que j'ai aimé :
Eclats de guerre (Adrien Faucheux)
Un tableau de l'après-guerre au Liban, sur la façon dont celle-ci refaçonne doucement les esprits, en catimini, transformant le quotidien en une expérience presque fantastique. C'est une juxtaposition de segments très hétéroclites, qui forment ensemble une sorte de patchwork observant la présence de la guerre partout, jusque dans les orages, qui semblent être des messagers venus annoncer les bombardements - images fantômes des évènements passés ou à venir. Grand film spectral, rempli d'idées à rabord, opératique, sidérant, et même parfois limite drôle, un grand puzzle électrique, j'ai adoré.
L'été de Giacomo (Alessandro Comodin)
J'avais déjà hyper aimé son premier doc sur la chasse (Jagdfieber), celui-là est encore plus abouti et maîtrisé. Je suis passé faire un tour à la sortie de la séance, tout le monde avait la gorge nouée... Ça raconte l'histoire d'un jeune sourd, qui passe l'été seul avec son amie d'enfance, au bord d'une rivière cachée au fond des bois. C'est d'une évidence totale, aérienne, ça déborde de sensualité, ça se finit sur une tristesse légère... Comodin est simple, très posé, pas spécialement lyrique ou maniéré, même s'il y a quelque chose du conte qui traîne toujours pas loin. Mais ça donne quelque chose de magnifique, fonçant à fond dans les clichés (l'été adolescent) pour en ressortir en donnant l'impression que personne n'a traité de ça avant lui. Je suis absolument convaincu que ce réal (un mec hyper gentil, au passage) ira très loin. Le plan sur le manège, en pur état de grâce, est un des trucs le plus fort que j'ai vu cette année.
Entrée du personnel (Manuela Frésil)
Je trouve ça pas forcément d'une folle originalité après la somme de films sur le sujet (les abattoirs), mais le fait d'utiliser cet univers pour se focaliser sur le personnel réactive un peu cet univers (et notamment l'horreur froide des découpes) sous un angle nouveau, créant de multiple liens discret entre le traitement des corps animaux et celui des humains écrasés jusqu'à s'en péter la santé. La parole rejouée des ouvriers est vraiment cash, lucide, très belle. L'ensemble est bien, mais pas fou.
Think about wood, Think about metal (Manon de Boer)
Du ciné expérimental austère, j'y allais un peu à reculons. Ça marche peut-être aussi parce que la percussionniste filmée est extra – le talent, la voix douce, la capacité à raconter une histoire. Mais Boer sait très bien ce qu'elle fait : elle n'expérimente pas, dans le sens où elle sait exactement où elle va, où elle sait l'effet que va donner sa mise en scène ; et d'ailleurs elle a intérêt car ça envoie du lourd (travelling sans fin sur un mur, 5 minutes à observer la ville...), mais sans forcément comprendre le pourquoi du comment, on sent très bien que cette construction a un sens – une sorte de voyage dans le monde des sons autant qu'on voyage dans les souvenirs de cette dame. Impression néanmoins d'un truc qui doit être mineur dans cette filmographie (que je ne connais pas), mais ça rend curieux.
Convention : Murs noirs / Trous blancs (Joris Lachaise)
Film énervant et excellent sur l'Afrique (ou plutôt sur le rapport des occidentaux à l'Afrique). Pour résumer grossièrement : une voix-off poseuse, hautaine, parasitante, qui te fait la note d'intention du film en direct (ou encore le nom du réal cité plein écran une dizaine de fois au générique de fin, à chaque poste ; ce genre de trucs). Et en face une mise en scène géniale : j'ai jamais vu l'Afrique filmée comme ça (après j'ai pas forcément une culture qui permet de faire le comparatif, mais voilà, pour moi c'était inédit). Tout ce qui peut être de l'ordre du compassionnel, tout l'amas d'imagerie qui est habituellement agglutiné aux images, est bazardé pour en faire la matière d'un montage type modernes mais plus romantique, avec beaucoup d'élans de poésie, de vivacité, de précision dans le regard. Ça peut aussi être détestable, dans la façon dont ça dénie la parole à ceux interrogés pour faire sa petite cuisine. Bref, y a largement de quoi rejeter en bloc, y aussi matière à être cloué au siège, chacun fera son marché.
Alpi (Armin Linke)
J'en parlais avec quelqu'un là-bas, qui me disait « j'en peux juste plus des documentaires cliniques ». C'est vrai que ça devient limite un genre en soi, mais celui-ci est excellent. Le film explore tout ce qui peut rester de l'idée des Alpes, de cette espèce d'image idéalisée qu'il traite comme étant déjà nostalgique, déjà lointaine, n'existant plus. On a l'impression qu'on nous en parle depuis le futur... Le film est hyper fort quand il filme les pistes de ski artificielles, on se croirait au pays des fantômes. Le reste (la suite du film) est bien, inégale, mais y a toujours une pépite qui réveille régulièrement. La fin, avec ses moutons-fourmillière, est superbe aussi.
Et y avait aussi l'histoire du doc tchèque. Des trucs qui tombent littéralement des yeux (souvenir d'une séance où les gens sortaient une bobine sur deux prendre l'air), d'autres très belles choses...
Aimless Walk (Bezúčelná procházka) (Alexander Hackenschmied)
Au-milieu des 136 symphonies urbaines de l'époque (genre de film dont la vacuité me gonfle à n'en plus finir), une jolie et courte exception. Le film est déjà beaucoup plus romantique et rêveur que ses confrères, flânant, et on a toujours l'impression (avec tout ce qui tourne autour de l'image de l'eau) que les temps se confondent : on a « envie » de l'eau (s'intercalant entre certains plans), de plus en plus, et bientôt on se rend compte que la scène à basculé à la rivière et que les personnages qu'on suivait y est arrivé aussi, alors que d'autres plans viennent s'intercaler, etc. Construction surprenante et bien fichue, joli petit film.
Respice finem (Jan Špáta)
J'enrage de pas avoir pu voir d'autres Spata au festival, parce que c'est magnifique. A la croisée des russes (la splendeur visuelle chantante, le lyrisme) et d'une veine plus concrète. Ça fait un bien fou de voir du doc débarrassé de tous ces problèmes chichiteux de distance, de soin, de peur qui paralyse le doc de nombreux pays européens. C'est chantant, simple, et très beau.
Un sac de puces (Pytel Blech) (Věra Chytilová)
Pas vraiment un doc, en fait, mais j'ai préféré ça aux Petits marguerites je crois. Même genre : hyper vivant, partant dans tous les sens, de l'insolence pas niaise, une certaine brutalité... Dans son entremêlement de voix-off post-synchronisées, ça m'a beaucoup fait pensé au Marin Masqué de Letourneur, dont on avait parlé avec Zad, au point que je me demande si c'en est pas une influence réelle.
Et puis deux petits semi coups de coeur pour
La terre chante (Zem spieva) (Karel Plicka), commande d'Etat propagandiste souriante, longue, usante, mais au lyrisme communicatif (puis un talent bien réel, une certaine obsessions pour les jeux, les mouvements, les corps qui se poussent et se tirent dans tous les sens...)
Et idem pour
The Magic Eye (Divotvorné oko) (Jiří Lehovec), pas transcendant mais visuellement superbe. C'est une succession de vues en très très gros plan (pas microscopique mais presque) de divers objets du quotidien, avec un commentaire allégorique. Au milieu de la flopée de films propagandistes, ça ressemblait à un grand bol d'eau fraiche.
Deux films de Master de Lussas...
Kinophasie (Alexander Abaturov). Une entreprise de décodage de tout ce que la caméra croise, à partir de l'étude d'un enregistrement absurde. C'est étonnamment abouti et mature dans la forme pour un film d'étudiant, et s'il me manque peut-être un véritable final, une plus grande profondeur, ça fonctionne impec.
L'Île Saint Lau (Nina Chanay). Un petit village dans les hauteurs de l'Ardèche, par dessus les vallées, qui ressemble à une île isolée, donc. Le film aborde l'endroit de loin, comme s'il fallait filmer les bords de cette vie isolée pour la comprendre. Ça a du coup assez de doigté, de douceur.
C'est pas deux films qui inventent la poudre, mais ils sont solides et cohérents, et franchement par rapport à ce que j'ai vu jusqu'ici de films étudiants c'est d'une maîtrise assez rare (ça ne déméritait pas du tout non plus au milieu de la sélection).
et j'ai aussi eu l'occasion de voir :
Mme Le Murie (Petr Vaclav)
C'était pas du tout programmé (c'est de 1993), mais je l'ai vu à la vidéothèque là-bas (où sont réunies les anciennes sélections). C'est superbe, douloureux, dans un manoir qu'on dirait hanté, cerné par un bois qui le semble tout autant (le film ne ressemble pas du tout à la photo, il est très sombre, très dense...). La mise en scène est extrêmement maniérée, et pourtant le doc est jamais trafiqué : les confidences, tout en restant pudiques d'une certaine façon (la vieille dame parle très bien, sait présenter les choses dignement), sont d'une dureté extrême (l'histoire du premier amour qui arrête une vie... argh). Bref, coup de cœur.
Et last but not least :
Danse des habitants invisibles de la Casualidad (Vincent Le Port).
J'en ai déjà un peu parlé avec lui sur place : c'est très bien, surtout les deux premiers tiers où il assure. Je ne sais pas exactement comment il tient notre intérêt en filmant un type qui utilise sa pelle à travers la ville abandonnée : probablement parce que le flou est intelligemment maintenu sur la réalité de sa condition (folie, semi-conscience, réinvention totale sous forme de jeu...). Pour le faire chier je pointerai que c'est tellement Beckeeeet (cela dit, c'est vrai), mais le film a aussi un côté discrètement poétique parce que mental (impression que le type nous fait la visite guidée des ruines de son esprit ravagé), et pas totalement sec, ce que j'aime bien (y a une beauté imprévue qui traîne, la lumière éblouissante par exemple qui emplit les poussières de gravats, et qui annonce la fin fantomatique). La toute fin du film est une bonne idée (l'idée du collage avec les photos anciennes, l'échappée en trip stroboscopique qui est une façon rafraîchissante de rendre ces fantômes presque agressifs), mais l'idée est menée trop ou pas assez loin : en l'état on retient plutôt la somme d'effets, alors que je pense que développée, la scène pourrait avoir une vraie solidité.
Quand même, j'ai l'impression d'avoir raté beaucoup des gros morceaux de la sélection – pas forcément les meilleurs films, mais les plus ambitieux, qui essaient de créer quelque chose d'imposant ou de nouveau. Du coup, pour ceux qui ça intéresse, une petite liste de films que les gens autour de moi ont adoré, ou qui me rendaient curieux :
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Miramen (Gillard/Rebuttini)
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Torre Bella (Thomas Harlan)
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Il n'y aura pas la guerre ! (Rata Neče Biti !) (Daniele Gaglianone)
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The Greatest Wish II (Jan Spata), et tout Spata en général, j'ai l'impression.
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An Angel in Doel (De Engel Van Doel)
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El Sicario, Room 164 (Gianfranco Rosi)
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Summer Flies Away (L'estate Vola) (Andrea Caccia)
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Torre Bela (Thomas Harlan)
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Wundkanal (Thomas Harlan)
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Audition (Konkurs) (Miloš Forman)
Au final bon festival, même si je suis surpris de la grande disparité entre films géniaux et trucs complètement anodins, à la limite du reportage ou du doc étudiant. Mais j'ai vu des trucs qui pourraient sans problème rentrer dans un top 10 de l'année.