C'est pourquoi le spectateur que je fus devant Nuit et Brouillard et le cinéaste qui, avec ce film, tenta de montrer l'irreprésentable, étaient liés par une symétrie complice. Soit c'est le spectateur qui soudain « manque à sa place » et s'arrête alors que le film, lui, continue. Soit c'est le film qui, au lieu de « continuer », se replie sur lui-même et sur une « image » provisoirement définitive qui permette au sujet-spectateur de continuer à croire au cinéma et au sujet-citoyen à vivre sa vie. Arrêt sur le spectateur, arrêt sur l'image : le cinéma est entré dans son âge adulte. La sphère du visible a cessé d'être tout entière disponible : il y a des absences et des trous, des creux nécessaires et des pleins superflus, des images à jamais manquantes et des regards pour toujours défaillants. Spectacle et spectateur cessent de se renvoyer toutes les balles. C'est ainsi qu'ayant choisi le cinéma, réputé « art de l'image en mouvement », je commençai ma vie de cinéphage sous l'égide paradoxale d'un premier arrêt sur l'image. Cet arrêt me protégea de la stricte nécrophilie et je ne vis aucun des rares films ou documentaires « sur les camps » qui suivirent Kapo. L'affaire pour moi était réglée par Nuit et Brouillard et l'article de Rivette. Je fus longtemps comme les autorités françaises qui, aujourd'hui encore, face à tout fait divers antisémite, diffusent en catastrophe le film de Resnais comme s'il faisait partie d'un arsenal secret qui, à la récurrence du Mal, pourrait indéfiniment opposer ses vertus d'exorcisme. Mais si je n'appliquai pas l'axiome du « travelling de Kapo » aux seuls films que leur sujet exposait à l'abjection, c'est que j'étais tenté de l'appliquer à tous les films. « Il est des choses, avait écrit Rivette, qui doivent être abordées dans la crainte et le tremblement ; la mort en est une, sans doute; et comment, au moment de filmer une chose aussi mystérieuse, ne pas se sentir un imposteur ? » J'étais d'accord. Et comme rares sont les films où l'on ne meurt pas, peu ou prou, nombreuses étaient les occasions de craindre et de trembler. Certains cinéastes, en effet, n'étaient pas des imposteurs. C'est ainsi que, toujours en 1959, la mort de Miyagi dans Les Contes de la lune vague me cloua, déchiré, sur un siège du studio Bertrand. Car Mizoguchi avait filmé la mort comme une fatalité vague dont on voyait bien qu'elle pouvait et ne pouvait pas ne pas se produire. On se souvient de la scène : dans la campagne japonaise, des voyageurs sont attaqués par des bandits affamés et l'un de ceux-ci transperce Miyagi d'un coup de lance. Mais il le fait presque par inadvertance, en titubant, mû par un reste de violence ou par un réflexe idiot. Cet évènement pose si peu pour la caméra que celle-ci est à deux doigts de « passer à côté » et je suis persuadé que tout spectateur des Contes de la lune vague est alors effleuré par la même idée folle et quasi superstitieuse : si le mouvement de la caméra n'avait pas été aussi lent, l’évènement se serait produit « hors champ » ou – qui sait ? - ne se serait pas produit du tout. La faute à la caméra ? En dissociant celle-ci des gesticulations des acteurs, Mizoguchi procédait exactement à l'inverse de Kapo. Au lieu du coup d'œil enjoliveur de plus, un regard qui « fait semblant de ne rien voir » qui préférerait n'avoir rien vu et qui, de ce fait, montre l’évènement en train de se produire comme évènement, c'est-à-dire inéluctablement et de biais. Un évènement absurde et nul, absurde comme tout fait divers qui tourne mal et nul comme la guerre, calamité que Mizoguchi n'aima jamais. Un évènement qui ne nous concerne pas assez pour qu'on ne passe pas son chemin, honteux. Car je gage qu'à cet instant précis, tout spectateur des Contes … sait absolument ce qu'il en est de l'absurdité de la guerre. Qu'importe que le spectateur soit occidental, le film japonais et la guerre médiévale : il suffit de passer de l'acte de montrer du doigt à l'art de désigner du regard pour que ce savoir, aussi furtif qu'universel, le seul dont le cinéma soit capable, nous soit donné. Optant si tôt pour le panoramique des Contes … contre le travelling de Kapo, je fais un choix dont je ne mesurerai la gravité que dix ans plus tard, dans le feu aussi radical que tardif de la politisation post-soixante-huitarde des Cahiers. Car si Pontecorvo, futur auteur de La Bataille d'Alger, est un cinéaste courageux dont je partage en gros les croyances politiques, Mizoguchi ne semble avoir vécu que pour son art et avoir été, politiquement, un opportuniste. Où est la différence, alors ? Dans « la crainte et le tremblement », justement. Mizoguchi a peur de la guerre parce qu'à la différence de son cadet Kurosawa, les petits bonshommes s'entre-tranchant des carotides sur fond de virilité féodale l'accablent. C'est de cette peur, envie de vomir et de fuir, que vient le panoramique hébété. C'est cette peur qui fait de ce moment un moment juste, c'est-à-dire partageable. Pontecorvo, lui, ne tremble ni ne craint : les camps ne le révoltent qu'idéologiquement. C'est pourquoi il s'inscrit « en rab » dans la scène sous les espèces gougnafières d'un travelling joli. Le cinéma - je m'en rendais compte - oscillait le plus souvent entre ces deux pôles. Et chez des cinéastes autrement consistants que Pontecorvo, je butai plus d'une fois sur cette façon contrebandière - une sorte de pratique sainte-nitouche et généralisée du clin d'œil - de « rajouter » une beauté parasite ou une information complice à des scènes qui n'en pouvaient mais. C'est ainsi que le coup de vent qui rabat, tel un linceul, la blancheur d'un parachute sur un soldat mort du Merrill’s Marauders de Fuller me gêna pendant des années. Moins pourtant que les jupes relevées sur le cadavre d'Anna Magnani, fauchée par une rafale dans un épisode de Rome ville ouverte. Rossellini, lui aussi, frappait « au-dessous de la ceinture » mais d'une façon si nouvelle qu'il faudrait des années pour comprendre vers quel abîme elle nous menait. Où finit l’évènement Où est la cruauté ? Où commence l'obscénité et où finit la pornographie ? Je sentais bien qu'il s'agissait là, taraudantes, des questions inhérentes au cinéma d'« après les camps ». Cinéma que je me mis, pour moi seul et parce que j'avais son âge, à appeler « moderne ».