Paris Match. Vous avez commencé à travailler sur “Oppenheimer” il y a cinq ans, et la question des armes nucléaires est revenue au centre des préoccupations avec la guerre en Ukraine, alors que vous étiez en plein tournage. Comment vivez-vous ce raccourci de l’Histoire ?
Christopher Nolan. J’ai 52 ans, j’étais donc adolescent dans les années 1980 quand l’escalade sur les armes nucléaires était au centre de l’actualité. Dans mes souvenirs, la crainte d’un conflit était palpable. Puis les temps ont changé. Lorsque j’ai commencé à travailler sur ce projet, j’ai interrogé mes enfants. Je me suis rendu compte qu’ils ne se souciaient plus du tout d’un danger qui s’était effacé. De quoi se poser des questions… L’actualité récente nous prouve malheureusement le contraire, et la menace est de nouveau présente. Je ne fais jamais de films à message. Mais qui posent des questions. Celle-là est redevenue centrale, l’Histoire ne cessant de se répéter. Je ne sais pas si “Oppenheimer” est politique ou non. Mais, dans beaucoup de mes films, la question de la fragilité est centrale. Tout peut s’écrouler, à tout moment…
Sur le tournage d'
Sur le tournage d'"Oppenheimer". Universal Pictures / © Melinda Sue Gordon
Vous vous êtes inspiré du livre “American Prometheus”, enquête biographique formidable sur Robert Oppenheimer parue en 2005. Quelle était votre envie ? Parler du destin tourmenté de l’homme ? Évoquer une époque ? Ou faire un film sur la culpabilité ?
C’est tout cela en même temps. Ce qui est passionnant avec ce personnage, c’est que personne ne sait réellement qui il était. Oppenheimer n’a jamais réellement condamné Hiroshima et Nagasaki, ou exprimé des regrets. Mais tout ce qu’il a fait et dit après semble marqué par la culpabilité. Raconter Oppenheimer, c’est effleurer la notion terrible du remords, “les mains sales” [dit-il en français]. Même si personne n’a la réponse à cette question essentielle : pourquoi a-t-il créé la bombe ? Se sentait-il coupable de cela ? C’est aussi un homme aux multiples facettes. Quoi qu’on en pense, il a révolutionné la science, la physique quantique, la technique telles qu’on les connaît aujourd’hui. Il est l’égal d’un Picasso dans son domaine. Il y a un avant et un après Oppenheimer… Le titre du livre est éloquent. Tout renvoie au mythe de Prométhée. L’invention d’Oppenheimer aura eu autant d’impact sur l’espèce humaine que l’avait eu, en son temps, la découverte du feu. Il a mis la question de la fin du monde sur la table…
Emily Blunt et Cillian Murphy.
Emily Blunt et Cillian Murphy. Universal Studios / © Melinda Sue Gordon
Comment analysez-vous votre attirance pour ces personnages névrosés qui parcourent tous vos films ?
C’est toujours une matière passionnante, pour nous et pour les spectateurs. L’intérêt ici est de raconter Oppenheimer à la première personne, de plonger dans ses paradoxes et ses travers. C’est ce qu’incarnait déjà à l’époque Peter O’Toole dans “Lawrence d’Arabie”. Ce trouble que suscite un homme à la fois proche des nazis mais à la séduction et au génie évidents. Le personnage de Leonardo DiCaprio dans “Inception” en est un autre exemple. Et, je l’ai déjà dit, Batman n’est pas plus lisse. Voilà quand même un individu violent, déguisé, et qui croit à son pouvoir. Dans la vie réelle, il serait en prison depuis déjà bien longtemps…
Ce que je refuse, c’est l’austérité. Je veux de la densité.
Christopher Nolan
Au fil des années, vos œuvres ne prennent-elles pas plus de densité, humaine ou historique ?
Film après film, j’assume un cinéma qui questionne davantage le monde qui nous entoure. Ce que je refuse, c’est l’austérité. Je veux de la densité. J’ai toujours été un fan absolu du film noir et du travail de Nicolas Roeg ou de Ridley Scott. Et particulièrement de la richesse et de la noirceur de “Blade Runner” (1982). Je ne cesse encore aujourd’hui d’y découvrir des choses. C’est un de mes films fétiches avec “La soif du mal”, d’Orson Welles (1958).
La bombe qui a changé le monde.
La bombe qui a changé le monde. Universal Studios / © Universal Studios
Vous avez convoqué le Tout-Hollywood pour “Oppenheimer”, de Robert Downey Jr. à Matt Damon, d’Emily Blunt à Florence Pugh ou Rami Malek… Sans parler de votre acteur fétiche, Cillian Murphy [“Peaky Blinders”], impressionnant dans le rôle-titre…
Il était temps qu’il se retrouve en haut de l’affiche. Oppenheimer est un personnage dense et Cillian a une palette si large dans les nuances et la complexité… Sa performance est d’une rare retenue, lui qui incarne un homme autrement vaniteux. Les acteurs de cette trempe m’impressionnent. Pour le reste du casting, j’ai fait appel à Kenneth Branagh ou Matt Damon, avec qui j’ai déjà tourné et que je connais bien. Après, c’est un mélange d’envie de travailler avec certains comme Robert qui incarne Lewis Strauss, Florence qui joue la maîtresse d’Oppenheimer ou Emily, son épouse. Ce projet nécessitait de grands acteurs capables de relever ces défis et des figures connues du public pour les accompagner. C’est ce qu’avait fait Richard Donner en 1978 pour le premier “Superman”, choisir Marlon Brando ou Gene Hackman dans des seconds rôles. Leur charisme fait qu’ils élèvent encore plus leurs personnages…
Aujourd’hui, on semble penser qu’il n’est plus possible de réfléchir et de se divertir en même temps.
Christopher Nolan
Vous avez aboli les frontières entre cinéma d’auteur et superproductions. Êtes-vous satisfait que la presse vous encense et que le public vous suive ?
Tout dépend de l’ampleur qu’on veut donner à un film. J’ai fait de purs grands spectacles. Mais “Oppenheimer” a la particularité de brosser les décennies d’une révolution qui va changer la face du monde. Il fallait que je trouve la meilleure traduction possible en images. C’était un défi auquel je ne m’étais encore jamais frotté. J’ai repensé à ce qu’avait réussi Oliver Stone avec “JFK”. Un film flamboyant et fort sur l’Histoire en train de s’écrire.
Robert Downey Jr.
Robert Downey Jr. Universal Studios / © Universal Studios
Vous citez “Lawrence d’Arabie” ou “JFK” : vous êtes nostalgique de ce type de cinéma qui a pratiquement disparu aujourd’hui à Hollywood ?
Évidemment. Je veux continuer à croire que l’on peut faire de grands films épiques, qui apportent et racontent quelque chose. On le doit au public, non ? C’est quand même ce que devrait être l’ADN de Hollywood. Et ce qu’il a un peu oublié ces dernières années. “JFK” date de 1991 et c’est vraiment, pour moi, le dernier exemple en date d’un film à ce point distrayant et dérangeant. Aujourd’hui, on semble penser qu’il n’est plus possible de réfléchir et de se divertir en même temps. Ce qui pousse la production actuelle dans une sorte d’impasse. Je crois vraiment que le cinéma peut revenir à cela en restant moderne. Et innovant.
Je tourne chaque scène sous une dizaine d’angles différents. Et je ne jette quasiment rien.
Christopher Nolan
Vous êtes auteur, producteur et metteur en scène. Quel est le moment créatif que vous préférez en travaillant sur un film ?
Le métier de metteur en scène est beaucoup plus diversifié qu’on ne le pense. Et quand on passe presque cinq ans sur un film, comme je l’ai fait sur celui-ci, c’est essentiel. L’écriture est passionnante mais finit par devenir difficile. La préproduction est exaltante puisque les idées prennent vie, mais frustrante aussi car tout ne pourra pas être traduit à l’image pour des questions techniques ou de budget. Le tournage est évidemment un moment de partage, mais c’est éreintant au quotidien. Enfin, le montage et la postproduction sont des étapes uniques où l’on voit le film réellement naître. Je tourne chaque scène sous une dizaine d’angles différents. Et je ne jette quasiment rien. C’est pour cela qu’il n’y a jamais de scènes bonus dans mes DVD. Le montage est pour moi le moyen de recopier visuellement le scénario. C’est peut-être le moment que je préfère.
J’ai toujours privilégié les effets spéciaux mécaniques, ceux qui sont réalisés directement sur le plateau.
Christopher Nolan
Vous êtes connu pour être un grand défenseur du travail sur pellicule, vous n’utilisez quasiment jamais d’effets spéciaux numériques, vous faites développer pour chacun de vos films de nouvelles techniques… Le cinéma est-il votre laboratoire ?
J’ai toujours privilégié les effets spéciaux mécaniques, ceux qui sont réalisés directement sur le plateau, et c’est encore le cas cette fois-ci, notamment pour la scène pivot de la première explosion de la bombe. Rien ne remplacera jamais l’effet d’une véritable explosion à l’écran, le grain qu’elle procure à l’image, la sensation qu’elle provoque. Faire cela en numérique serait plus simple mais trop confortable. Et je ne suis pas là pour rassurer les spectateurs, je veux les faire réagir, leur faire ressentir physiquement ce qui se passe à l’écran. La technique doit toujours être au service du propos. J’ai su très tôt pendant l’écriture du film qu’il y aurait deux points de vue, deux narrations. Donc j’avais besoin de les dissocier en utilisant la couleur et le noir et blanc, tout en gardant la majesté de l’image grand format telle que le propose la projection en Imax. Nous avons donc travaillé pour créer de nouvelles possibilités de tourner en Imax des scènes entières en noir et blanc.
Le cinéma reste un lieu de communion collective.
Christopher Nolan
La sortie de “Tenet” a été marquée par la pandémie de Covid. Il a d’ailleurs été le premier gros film américain à retrouver le chemin des salles de cinéma en 2020, provoquant aussi votre départ des studios Warner [lire encadré]. Avec le recul, comment avez-vous traversé cette période ?
Déjà, et c’est le plus important, j’ai eu la chance de pouvoir continuer à travailler quand beaucoup de gens souffraient des effets de cette pandémie. Donc, je ne peux pas me plaindre. Avec le recul, je pense que cela nous a permis de mesurer à quel point la projection d’un film dans une salle était essentielle. C’est une expérience irremplaçable et les gens ont compris combien cela leur avait manqué. Le cinéma reste un lieu de communion collective. On le voit aujourd’hui : les salles reprennent de la vigueur quand les plateformes connaissent des difficultés. C’est la différence entre l’art et le business. Je sais qu’en France, comme ailleurs, les entrées sont encore en deçà de ce qu’elles étaient avant mais c’est dû aux films à fort potentiel qui ont reculé leurs sorties. Ils sont revenus désormais et cela va continuer. On a entendu beaucoup de discours alarmistes sur l’avenir du cinéma ces trois dernières années. Mais les faits commencent à prouver le contraire : le cinéma est toujours vivant. Et tant que les films seront réussis, originaux et attractifs, le public continuera d’aller en salle. C’est aussi simple que cela.
NOLAN EN 3 DIMENSIONS
PURISME Début 2021, il claque avec fracas la porte des studios Warner qui ont produit quasiment tous ses films. Le nouveau patron des studios ayant annoncé auparavant qu’il souhaitait diffuser ses films sur sa plateforme de streaming HBO Max. La réponse de Christopher Nolan est cinglante: «Certains des plus grands cinéastes se sont endormis la veille en pensant qu’ils travaillaient pour le plus grand studio de cinéma et se sont réveillés le lendemain en découvrant qu’ils travaillaient pour le pire service de streaming», déclare-t-il.
FIDÉLITÉ Il aime travailler avec la même équipe. Emma Thomas, sa productrice, est aussi son épouse. Il écrit beaucoup de ses scénarios avec son frère Jonathan auquel s’adjoignent Nathan Crowley, décorateur, et Hans Zimmer, son compositeur fétiche. Michael Caine ou Tom Hardy apparaissent dans plusieurs de ses films, jusqu’à Cillian Murphy à qui il offre enfin la tête d’affiche après cinq films ensemble (la trilogie «The Dark Knight», «Inception», «Dunkerque»).
SUCCÈS En onze films, il a amassé plus de 5milliards de dollars de recettes. Son nouveau contrat avec Universal lui assure un contrôle artistique total sur ses films et 20% des recettes. Mais, comme Spielberg ou Scorsese en leur temps, les Oscars le snobent depuis plus de vingt ans. Il a été nommé une seule fois à l’Oscar de la mise en scène pour «Dunkerque»… et est reparti bredouille. Fa.L.
«Oppenheimer», en salle le 19 juillet.