En cette fin juillet 2018, Gérard Depardieu souffre de la chaleur étouffante qui s’abat sur Paris. Épuisé, étourdi par une insolation, l’acteur décide de fuir la moiteur de la capitale pour un séjour de quatre jours à l’ombre du château de Tigné, en Anjou, une bâtisse du XVe siècle qu’il a acquise en 1989 pour son charme et son vignoble. Le 2 août, vers 6 heures, il quitte son splendide hôtel particulier du VIe arrondissement et s’apprête à monter dans la voiture de son chauffeur quand deux femmes, en train de promener un chien dans le quartier, s’arrêtent pour le saluer : Blaisette, surnommée par ses proches « Tendresse », 62 ans, et sa fille Charlotte, 23 ans. Il les connaît bien. Tendresse est la femme d’un vieil ami de plus de quarante ans.
« Tu as l’air bien », lui dit-il, poliment. Charlotte, il l’a vue pour la première fois bébé, un an après sa naissance. « On tournera ensemble bientôt », s’exclame, enthousiaste, la jeune femme qui rêve de devenir une grande comédienne comme lui. Après ce rapide échange d’amabilités, la star de 69 ans, en retard, file.
Cette rencontre impromptue constitue les prémices de « l’affaire Depardieu ». Vingt-cinq jours plus tard, Charlotte Arnould dépose plainte contre le monument du cinéma français. Elle l’accuse d’avoir abusé sexuellement d’elle à deux reprises à son domicile parisien, au cours du mois d’août 2018. Deux ans et demi plus tard, après une première enquête classée sans suite, Gérard Depardieu est finalement mis en examen pour « viols et agressions sexuelles ». Il devient ainsi la plus célèbre des personnalités françaises éclaboussées par un scandale dans le sillage du mouvement #MeToo.
Mais l’affaire, intime et complexe, demeure confidentielle. L’acteur comme la plaignante ne se sont jamais exprimés sur le fond du dossier. Ils ne sont sortis du silence qu’à une reprise, lui, pour clamer son innocence dans la presse italienne, elle, pour révéler son identité et dire son mal-être dans un court message sur les réseaux sociaux. L’enquête est toujours en cours. Gérard Depardieu, à l’affiche de trois nouveaux films, vient de réclamer l’annulation de sa mise en examen devant la chambre de l’instruction de Paris au motif qu’il n’existerait aucun indice sérieux à son encontre. La décision est attendue ce jeudi 10 mars.
« Sa carrière, elle voulait la faire toute seule, sans Gérard »
Que s’est-il passé derrière les façades inscrites au titre des monuments historiques de l’hôtel de Gérard Depardieu ? À l’époque, Charlotte Arnould est une jeune artiste prometteuse. Danseuse, pianiste, elle se destine à la comédie. Elle a décroché un rôle dans la comédie musicale « Passion », mise en scène par Fanny Ardant, et vient d’intégrer le Laboratoire de l’acteur d’Hélène Zidi. Pour être, dit-elle, au plus proche du milieu artistique, elle s’est installée dans un petit studio du VIe arrondissement en 2017, le même quartier où vit la star. Son père, retraité, a longtemps dirigé des hôtels de luxe, notamment dans des stations de ski à Jougne (Doubs) ou aux Arcs (Savoie) entre la fin des années 1950 et 1990.
C’est ainsi qu’il a fait la connaissance de Gérard Depardieu, qui y emmenait en vacances sa première femme Élisabeth et ses enfants Guillaume et Julie. Les deux familles se lient d’amitié dès 1975 et se fréquentent épisodiquement. Charlotte Arnould détient encore une photo d’elle enfant dans les bras de l’acteur. Mais elle n’a eu, au fil des années, que de très rares contacts directs avec lui, la plupart du temps au téléphone, quand il prenait des nouvelles de ses parents. Elle se serait juré de ne jamais solliciter de coup de pouce de sa part. « Charlotte ne voulait pas que je dérange Gérard, a confirmé son père aux enquêteurs de la police judiciaire parisienne. Elle ne voulait en aucun cas que j’intervienne pour sa carrière, elle voulait la faire toute seule, sans Gérard ».
Ce 2 août 2018, Charlotte Arnould et sa mère sont ravies d’avoir croisé fortuitement l’acteur lors de leur promenade matinale rue du Cherche-Midi. En fin de matinée, Tendresse envoie un SMS à l’un des deux numéros de Gérard Depardieu, qu’elle détient depuis de nombreuses années, pour lui partager sa joie de ces retrouvailles. Vers 23h30, le comédien prend l’initiative d’appeler la mère de Charlotte, mais il tombe sur son répondeur. Il la rappelle le lendemain vers 8 heures. Tous deux discutent alors de Charlotte, de ses projets d’actrice, de sa vie parisienne. La mère de la plaignante aurait demandé à l’acteur de prodiguer quelques conseils à sa fille et lui aurait transmis le numéro de cette dernière.
Le 7 août à 9 heures, alors qu’il est de retour à Paris, Gérard Depardieu appelle la jeune fille pour prendre de ses nouvelles et lui propose de passer une heure plus tard chez lui pour « discuter de ses cours avec Hélène Zidi », une metteuse en scène qu’il connaît bien.
« Si j’avais senti la moindre résistance ou opposition, elle n’aurait pas eu besoin de dire un mot, j’aurais arrêté immédiatement »
À 10 heures, surprise mais « contente » de cette invitation, la jeune femme franchit la double porte en bois de l’hôtel particulier. Elle passe devant le logement gracieusement prêté par Gérard Depardieu à son ami metteur en scène Jean-Paul Scarpitta, avant d’être accueillie par l’interprète de Cyrano à « l’Atelier », une immense pièce remplie de sculptures et d’œuvres d’art qui lui sert de bureau.
Autour d’un café, ils parlent des préparatifs de Charlotte pour le concours du Conservatoire national d’art dramatique. L’acteur lui conseille d’apprendre la pièce « les Femmes savantes » de Molière. Charlotte évoque aussi le projet d’Hélène Zidi de la mettre en scène dans une pièce consacrée à la chanteuse Barbara, qui fut une intime de Depardieu et dont il chante le répertoire à travers la France. « Nous avons discuté professionnellement comme cela cinq minutes, avant qu’il me dise de m’approcher de lui pour qu’il regarde le maquillage de mes yeux », a relaté Charlotte Arnould aux policiers.
Selon la jeune femme, Gérard Depardieu se serait alors subitement mis à passer sa main sous ses vêtements et à lui imposer des attouchements au niveau des parties intimes. Charlotte Arnould dénonce aussi une pénétration digitale. Elle assure n’avoir pas su comment réagir, « tétanisée » et « choquée » par la tournure des choses. À l’époque, c’est une jeune femme fragile : elle n’a aucune expérience sexuelle, ressent un désintérêt pour les hommes et se remet d’une anorexie handicapante liée à un traumatisme d’enfance.
Pendant cette séquence, l’acteur lui aurait posé des questions très intrusives sur sa sexualité, aurait fait des commentaires sur sa maigreur et lui aurait signifié qu’elle lui faisait penser à « Barbara jeune ». L’arrivée de la femme de ménage met fin à cette scène qui se conclut par un baiser auquel Charlotte Arnould aurait consenti par automatisme.
« J’ai eu la sensation d’être morte (…). Je ne me possédais plus, j’étais incapable de bouger »
Lors de son audition libre à la PJ parisienne, Gérard Depardieu a reconnu avoir touché la plaignante de son initiative et l’avoir interrogée sur sa vie sexuelle, mais il affirme que la jeune femme était « pleinement consentante ». « J’ai senti dans son regard et son comportement une curiosité et une entente qui m’ont poussé à aller plus loin. Il va de soi que si j’avais senti la moindre résistance ou opposition, elle n’aurait pas eu besoin de dire un mot, j’aurais arrêté immédiatement », a juré l’acteur. En revanche, a-t-il précisé, « m’ayant dit qu’elle était vierge, je n’ai à aucun moment voulu pratiquer une pénétration digitale. »
Après cet épisode, ce matin-là, Gérard Depardieu propose à sa jeune consœur de lui faire visiter son jardin qui se situe dans les étages. Ils passent devant une chambre dans laquelle l’acteur demande à son hôte d’entrer et de s’allonger sur le lit. Charlotte Arnould dénonce de nouveaux attouchements ainsi qu’un cunnilingus non consentis. « J’ai eu la sensation d’être morte. J’ai regardé le plafond, je n’ai rien senti (…). Je ne me possédais plus, j’étais incapable de bouger », a raconté la jeune femme aux enquêteurs, insistant sur la différence entre son gabarit fluet de 40 kg et celui de l’acteur qui fait trois fois son poids.
Gérard Depardieu demande à la plaignante si elle ressent du plaisir. « Elle m’a dit non, alors j’ai arrêté », a-t-il reconnu lors de son audition, tout en réaffirmant n’avoir décelé aucun signe de refus : « Mon souhait n’était en aucun cas de l’atteindre mais, au contraire, de faire en sorte, avec son consentement, d’essayer de lui donner du plaisir ».
« Imposer un acte sexuel est pour moi quelque chose d’inconcevable et d’insupportable »
« Dévastée », « se sentant sale », Charlotte Arnould finit par quitter le domicile de l’acteur. Elle appelle sa mère pour lui raconter ce qu’il vient de se passer. « Elle était en pleurs et hurlait au téléphone. Elle m’a dit : C’est horrible, il m’a touchée », a expliqué aux policiers la mère de Charlotte, décédée depuis cette affaire qui l’avait profondément marquée. À midi, Gérard Depardieu aurait appelé Charlotte Arnould pour lui demander s’il ne l’avait pas « traumatisée ». L’acteur ne s’en souvient pas, mais l’existence de son appel a, en tout cas, été établie par l’enquête.
La suite constitue la clé de voûte de la défense pour contester les viols. Le 13 août, Gérard Depardieu recontacte Charlotte et lui propose de revenir chez lui pour qu’elle lui montre comment elle s’est imprégnée du personnage d’Armande dans « les Femmes savantes ». La jeune femme accepte. « Mon intention de me rendre chez lui, c’était de lui dire ma façon de penser et mon dégoût de son comportement, a assuré Charlotte Arnould en audition. J’avais l’intention de lui dire qu’il m’avait traumatisée, volé quelque chose de précieux et d’irrécupérable. »
Mais, une nouvelle fois, après un baiser échangé, la jeune femme affirme avoir subi un autre viol digital à l’étage et s’être retrouvée dans un état de « sidération » qui aurait inhibé toute possibilité de fuite. Là encore, Gérard Depardieu lui aurait donné des directives sexuelles. « J’étais comme un robot, (…) une loque sans réaction. Devant lui, je suis hypnotisée, tétanisée sous son emprise », a confié la jeune femme, pour qui l’acteur ne pouvait ignorer le défaut de son consentement : « Il a vu ma fragilité, il savait que j’avais toujours des problèmes avec mon corps (…). J’étais raide, je ne bougeais pas. »
Gérard Depardieu, lui, nie encore une fois toute forme de violence, physique ou psychologique, et réfute avoir usé de son statut d’acteur célèbre auprès de sa jeune consœur pour obtenir des faveurs sexuelles. « Imposer un acte sexuel est pour moi quelque chose d’inconcevable et d’insupportable », a lâché l’acteur lors de son audition, en ajoutant : « Je n’aime pas être un Pygmalion et je n’aime pas le genre de relations que cela peut générer. »
« Je n’avais pas envie d’y croire encore. J’étais dans le déni, la sidération, la dissociation »
Le 25 août, Charlotte Arnould finit par déposer plainte dans une brigade de gendarmerie à Lambesc (Bouches-du-Rhône), département où elle s’est réfugiée. Le psychologue qui l’examine relève un récit raconté « comme si elle était spectatrice des scènes ». « Cela peut être dû à un processus de défense psychique de mise à l’écart des affects et ne présume en rien d’une affabulation », écrit l’expert, en précisant que « sa fragilité psychologique liée à son anorexie antérieure a pu constituer un facteur de vulnérabilité ».
Saisis, les enquêteurs de la PJ parisienne récupèrent les vidéos de la caméra de surveillance qui filme dans l’Atelier, la pièce principale de l’hôtel de Gérard Depardieu. Dans leur compte rendu, ils notent que, les jours des deux viols allégués, Charlotte Arnould semble toujours « calme » sur les images, même « décontractée » , semble parfois « rire », y compris lorsqu’elle quitte le domicile. En revanche, aucune caméra n’est installée dans les étages supérieurs, là où une partie des faits dénoncés auraient eu lieu. Les policiers ont également auditionné la femme de ménage qui, le 7 août, n’a pas constaté que la plaignante était particulièrement bouleversée.
Mais les enquêteurs sont surtout intrigués par des messages envoyés par Charlotte Arnould après le 13 août. Cinq jours après le deuxième viol allégué, alors que l’acteur lui a laissé un message pour savoir si elle avait travaillé sa pièce de Molière, elle répond : « Mon doux Gérard, j’ai appris la scène et j’espère la travailler avec vous bientôt ». Dans un message vocal, le 19 août, elle s’excuse de ne pas avoir répondu à un appel du comédien et lui fait part de son désir de chanter Barbara avec lui au Cirque d’Hiver. Dans la même période, elle envoie un mail à l’actrice Fanny Ardant dans laquelle elle dit, à propos de Gérard Depardieu, « quel homme ! »
Réentendue par la PJ, Charlotte Arnould a affirmé que ces messages traduisaient « l’inverse de sa pensée ». Dans l’un d’eux, elle dit d’ailleurs qu’elle passe l’après-midi avec une amie pour couper court à toute nouvelle invitation de Gérard Depardieu, alors que c’est faux. « J’avais besoin d’expulser le mal-être en moi, la mort qui m’habite, a-t-elle soutenu. (…) Je n’avais pas envie d’y croire encore. J’étais dans le déni, la sidération, la dissociation. Je n’ai pas pris conscience de la gravité des faits. » D’autant qu’elle a confiance en cet homme qu’elle considère comme « un deuxième papa » sur le plan artistique et « le plus grand acteur de tous les temps ». C’est aussi en raison de cet état de protection mentale que Charlotte Arnould n’apparaîtrait pas perturbée sur les images de surveillance.
Une nouvelle enquête
Après avoir organisé le 29 novembre 2018 une confrontation entre Charlotte Arnould et Gérard Depardieu, au cours de laquelle chacun a maintenu ses déclarations, le parquet de Paris décide de classer sans suite la plainte au motif que les investigations n’auraient pas permis « de caractériser les infractions dénoncées dans tous leurs éléments constitutifs ». En clair : d’établir l’absence de consentement de la plaignante. Charlotte Arnould dépose une seconde plainte, avec constitution de partie civile, ce qui entraîne l’ouverture d’une nouvelle enquête.
Peu convaincue par les premières investigations, la juge d’instruction réentend la jeune femme puis décide, en décembre 2020, de convoquer Gérard Depardieu et de le mettre en examen. Pour la magistrate, à l’inverse, il existe des indices graves et concordants laissant supposer que l’acteur a commis des viols par la surprise — il est à la manœuvre des rapports sexuels et ceux-ci interviennent très vite lors des rencontres — ou par la contrainte morale en raison de l’état de fragilité et d’inexpérience de la victime.
La juge d’instruction peut désormais compter sur l’appui du parquet général qui, en février dernier, a requis le maintien de la mise en examen de Gérard Depardieu, prenant ainsi un peu plus le contre-pied de la décision initiale de classement sans suite du parquet de Paris. Contactés, ni l’avocat de Gérard Depardieu, Me Hervé Temime, ni l’avocate de Charlotte Arnould, Me Carine Durrieu-Diebolt, n’ont souhaité s’exprimer.