Après de longues années à l'étranger, une vieille dame revient à Paris pour voir son fils, un quinquagénaire vivant d'expédients.Je sais pas ce qui me frappe le plus : l'apparente simplicité, époustouflante vue sa complexité, de la mise en scène, qui semble aller de soi, couler de source, venir de rien, par hasard ou miracle ; ou cette réussite incroyable, qui consiste à livrer une adaptation du livre de départ d'une fidélité dingue, tout en réalisant bien un film et pas une lecture, en adaptant non seulement le récit qui, bien que récit de peu, est l'un des plus beaux, drôles et lyriques (un lyrisme du trivial, un lyrisme invraisemblable, où tu as autant envie d'exploser de rire que de fondre en larmes lorsqu'une vieille dame épuisée mange de la choucroute... oui, mange de la choucroute, ce trivial-là, cette gageure de faire de ce trivial-là un des événements les plus bouleversants qui soient) de Duras, mais aussi, pour dire vite,
adapter le style, c'est-à-dire soustraire toute la littérature pour ne garder que le cinéma (convertir la littérature en cinéma?).
On sait que Duras aimait les variantes à ses textes, qu'elle pouvait d'un même texte tirer un roman, une pièce de théâtre et un film, et qu'à chaque fois le texte était le même et qu'à la fois il était complètement indépendant des autres, complétement fait, pensé pour son nouveau support. Ce n'étaient jamais des décalques, mais comme des vies parallèles, des univers parallèles.
Ici, donc, Duras met en scène comme elle écrit, avec un style, une élégance, une intelligence, une simplicité, une évidence inimitables. Tout ce qui, du récit, était contenu dans les replis de l'écriture, dans sa fausse sècheresse, dans la pesée de chaque mot, et qui forcément, pourrait-on croire, était voué à disparaître, hormis les dialogues, tout cela est désormais contenu dans la mise en scène, qui du même texte dit complètement autre chose, dans ses replis intimes, en tant qu'elle est mise en scène de cinéma. Comme Kiyoshi Kurosawa, encore une fois (décidément à chaque fois je pense aux fantômes japonais), Duras est de ces metteurs en scène qui font du montage dans le plan-séquence, qui travaillent sur la transformation opérée dans le plan par le passage des corps et du temps, et qui expérimentent sur les variations de sens optique à l'intérieur d'un même plan qui pourtant ne bouge souvent pas d'un poil.
Et comme Kurosawa, chez Duras, c'est à la fois très verrouillé et paradoxalement très vivant, toujours étonnamment palpitant. Souvent, je me trouvais à oublier que le plan n'avait pas changé, je me surprenais à croire qu'on avait dû changer d'axe, changer de cadre, alors que non, c'était le temps qui avait passé, et peut-être, subrepticement, les acteurs avaient changé de place, je ne m'en étais pas rendu compte car ça allait de soi, et soudain ce plan large était devenu un plan américain, et soudain les bords du cadre, qui étaient amicaux, étaient devenus murs claustrophobisants, et soudain tel tableau apaisé était devenu drame, comédie, mélancolie.
Toujours aussi dur d'en parler, parce que décortiquer Duras, mettre les rouages de ses films au jour, ça ne signifie pas grand chose, c'est risquer de les mettre à mort, c'est oublier, négliger, donc nier leur spontanéité. Parce que Duras n'est pas une cinéaste géomètre comme un Ruiz par exemple, qui pourrait en bon OuCiPien se donner ce genre de contraintes. Duras, c'est ce qui est remarquable, fait cela au jugé, au ressenti, parce qu'elle le sent comme ça. Dans le bar par exemple, il y a je crois quatre ou cinq, à la louche, positions de caméra. Je crois très sincèrement à la fois que Duras sait très bien pourquoi deux de ces positions ne seront utilisées qu'une seule fois (notamment le plan du reflet, qui est incroyable, qui tombe sur le montage comme une larme sur une lettre d'amour), mais aussi qu'elle n'y pense pas tant qu'on croit, qu'il y a aussi une part de... Je ne dirais pas fainéantise, mais de... Je n'ai pas de mot : une part de faisons-comme-ça. On ne va pas non plus foutre la caméra partout, si le plan doit changer, les acteurs n'auront qu'à bouger. Un part de je n'ai pas envie d'autres plans, ceux-là me suffisent, en faire plus me fatigue d'avance.
Je ne sais pas si le léger travelling lorsque la vieille dame se lève pour danser, et qui accompagne le mouvement de bras affectueux vers son fils, de ce mouvement d'appareil-là, qui est un élan incroyable, sur lequel mon cœur a bondit comme on se lève pour voir passer un cortège, je ne sais pas si Duras le tournant saisit l'ampleur. Mais je suis persuadé qu'elle sent qu'il faut le faire. Peut-être qu'il faut le faire simplement parce qu'ainsi la caméra sera ensuite mieux placée pour filmer la salle, mais elle sent aussi qu'ici le montage serait une erreur, que c'est presque du montage interdit à la Bazin : sauf qu'ici ce n'est pas pour ne pas interrompre une mise à mort et créer un soupçon de mensonge, mais c'est pour ne pas interrompre un mouvement d'amour, ce qui serait un crime. Donc au lieu de passer d'un plan à l'autre, il faut refaire le voyage entre les deux positions avec la caméra. C'est du bon sens. Je crois que le bon sens de Duras, c'était ça son génie de metteur en scène. Le plateau, le blabla, c'était pas très important, mais le geste de la mère vers son fils il fallait le filmer comme ça, c'était du bon sens.
C'est ce qui est fascinant chez Duras, enfin c'est comme ça que je me la projette et si j'ai tort tant pis (ses livres d'entretiens me laissent croire que je n'ai pas tout à fait tort, il y a l'anecdote d'India Song par exemple, selon laquelle l'idée des voix off est venue de ce que Duras ne voulait pas tourner sans musique, et que l'ingé son ne pouvait pas enregistrer les voix et la musique ensemble, et que donc le bon sens singulier de Duras a fait choisir la musique et la musique avant tout) cette façon de non-technicienne de faire quand même de la technique de cœur. Ce sens qu'on dirait inné du montage, cette compréhension qu'entre le plan et la phrase il y a un gouffre, cette manière de faire du cinéma qui n'est pas celle d'une écrivaine, et pourtant de retrouver du romanesque par le cinéma, et uniquement par là, je suis sûr que c'est par pure logique.
Finalement, pour enfin comprendre qu'écrire dans un scénario "ils mangent" signifie qu'il s'agit de filmer un documentaire sur des corps d'acteurs mangeant, c'est ce film-ci qu'il faut voir. On ne mange jamais pareil dans le plan-séquence du repas, du coup on pourrait jurer qu'il y a des coupes. Filmer le temps de toutes les manières, faire de chaque moment filmé un événement incroyable, le filmer comme si ça arrivait pour la première fois, et comme si ça ne pourrait plus jamais arriver, comme si seul le film pouvait se souvenir de cette chose incroyable : manger une choucroute. Le reste, c'est de la littérature.