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 Sujet du message: [CM] David Wark Griffith
MessagePosté: 01 Avr 2011, 02:29 
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N'ayant pas pu me dégoter Way Down East, je suis parti à la découverte des courts...

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Je ne sais pas exactement combien de courts-métrage ont survécu sur les quelques 500 qu'il a pu réaliser. J'ai simplement récupéré la sélection des courts pour la Biograph du DVD Kino sorti il y a quelques années, qui prend la production entre 1908 (où Griffith débute) et 1913 (soit un an avant qu'il ne fasse plus que du long, ou quasiment). Ce DVD là :

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Question restauration c'est évidemment honorable vu l'époque, même si c'est pas la joie non plus : c'est surtout la qualité de l'encodage qui laisse à désirer, entre ghosting et définition merdique... La sélection de films elle-même, dont j'ai pour l'instant vu la première moitié (jusqu'à mi-1912), ne démérite pas du tout vis à vis des longs, mais s'avère tout de même très inégale !



1) On remarque assez rapidement dans le lot une sorte de césure, au cours de l'année 1911, qui semble en fait être réellement LE moment où Griffith bascule vers son système de rapports entre plans rapprochés et moins rapprochés, de montage, d'angles variés : tout ce qui va aider à fonder le classicisme. Les courts 1908-1910 fonctionnent en fait sous le régime d'une esthétique "en tableaux", celle qu'on trouve dans un peu près tout les films des années 00 il me semble : plans très larges et longs, englobant tout, dans une logique qui semble parfois tenir de l'enregistrement d'une série d'action, comme si on capturait une scène de théâtre.

Ce style en tableaux, si l'on excepte les premières vues à plan uniques, c'est sans doute mon gros trou noir dans l'Histoire du ciné : j'ai jamais réussi à rentrer dedans. C'est opaque, on dirait que le but est de retranscrire sans faire le tri, façon fresque égyptienne, j'arrive pas à ressentir quoique ce soit de cinématographique devant, même chez ceux qui essaient (Cabiria, Atlantis, tout ça a fait un peu plouf à la vision). Or, dans le cas présent il y a un truc qui fonctionne assez, dans la façon dont le système est poussé à l'extrême, jusqu'à l'absurde. Les premiers courts de Griffith narrent en effet en faisant jongler leurs personnages de décor en décor. Par exemple, dans Corner in Wheat, la boulangerie, le bureau, la salle de banquet :

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Jusque là rien de bien neuf, même si la manie de multiplier les allers-retours ("nous voici de retour dans cette salle" dont le cadre n'a pas changé, comme s'il nous attendait) est déjà un peu particulière. Mais cette prise de conscience de la bizarrerie de ces plans finalement très "abstraits", qui souvent épousent les bords des murs, fait qu'ils deviennent vraiment chez Griffith un cadre de cinéma - et non une reproduction de scène de théâtre. Par exemple, je compte plus les plans dans ce genre (ici dans The Usurer) :

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Des personnages collés contre le mur ET le plan (perso qui essaie de sortir, qui écoute aux portes : ça reste un cinéaste très claustrophobe). Comme s'ils étaient "enfermés dans le cadre". Et cette façon de toujours garder malgré cela ce point de vue frontal et 2D, quelque soit le plan, fait qu'on a des échanges des plus étranges. De retour dans Corner in Wheat, deux dames manquent de tomber dans un trou où l'on stocke le grain. Logiquement, dans la logique classique, l'insert est probablement un point de vue des femmes, ou en tout cas un angle qui explicite le fait qu'elles ont vu ce fossé. Mais non, toujours ce découpage frontal qui épouse les murs, ce qui donne un truc aussi zarb que ça :

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On est tout au fond du trou, droit tournés vers le mur : dans un court qui n'arrête pas de faire bouger ses persos de décors frontaux en décor frontaux, ce montage dit finalement moins "elle va se faire mal" que quelque chose comme : "si elle fait un mauvais pas, elle va atterrir dans cet autre décor". Cet effet presque "mathématique" (qui produit aussi des échanges bizarres entre personnages des deux côtés d'une même porte, chacun collés dans son coin du cadre) est peut-être la première façon d'utilisation de cette esthétique "en tableaux" que je trouve convaincante. Je ne sais pas si c'est particulier à Griffith (j'ai vu trop peu de choses de l'époque), mais avec le recul je me suis rendu compte à quel point ca avait survécu dans ses longs-métrages (dans la course-poursuite de Naissance d'une nation par exemple), et c'est assez passionnant de le voir ici de façon "pure", et non mélangé aux montages auxquels on a l'habitude.


2) A partir de 1911, on voit surtout l'esthétique classique investir ce cinéma très strict : des cadres plus serrés que des plans-pied, des angles moins systématiquement frontaux, etc. La progression d'une mise en scène à l'autre est peu visible, Griffith trouvant très vite ce qu'il cherche : il y a finalement peu de films qui semblent tâtonner sur ce terrain-là. Même s'il a énormément tourné à cette époque, la mutation semble ultra-rapide. Il reste cependant toujours après 1911 la marque formelle de ces premières années (qui est aussi l'aspect qu'on alors les films à l'époque, et qui eux n'ont pas encore changé). Ce côté "hybride" de films mélangeant ces deux façons de mettre en scène est ce qui fait tout l'intérêt de ces courts.


Voilà pour l'ensemble.


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MessagePosté: 01 Avr 2011, 02:30 
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Et donc le petit topo de la première moitié des courts ! Les meilleurs sont en gras.


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The Adventures of Dollie (1908)
Une petite fille se fait enlever par un bohémien qui veut se venger de ses parents. C'est le tout premier film de Griffith : on martyrise déjà une gamine, et c'est déjà raciste ! Si le court a d'évidence une valeur sur le plan du patrimoine, ce n'est pas bien transcendant... Le rythme est un peu aux choux, ca va pas chercher son bonheur très loin. Après, il est curieux de voir combien c'est déjà relativement assuré dans le choix des angles, combien tout le récit obéit déjà à une logique zarbi de gamin (voyage en tonneau, yeah !). Et c'est bizarrement bien moins "tableaux" que tous les courts qui vont suivre juste après... Dur de juger de toute façon à partir d'une copie en impression papier, qui a la finesse visuelle d'un screener.



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Corner in Wheat (1909)
Les conséquences de la montée du cours du blé, côté actionnaires et côté paysans. J'en ai déjà parlé un peu au-dessus : c'est un court où on sent vraiment le style en tableaux prendre de l'ampleur. Le film débute par le plan énigmatique du grain qu'un fermier tâte, puis par l'aller-retour au labour sur un champ - aller-retour qui semble d'abord aléatoire, et que le film légitime par la façon dont il ferme le récit, dans son dernier plan. Ce rythme calme assez inhabituel chez Griffith, qui alterne avec l'hystérie des marchés, explose de manière totalement inattendue dans le plan de la chute au grain, chaos soudain complètement excité qui vire limite à l'abstrait : le passage est superbe. Dommage que le reste ne soit pas toujours très inspiré (les passages à la boulangerie), se vautrant dans le pamphlet social pour les nuls.



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These Awful Hats (1909)
Une sorte de pub pré-séance pour demander aux dames d'enlever leur chapeau. N'importequoit'esque, bâclé, et sans intérêt, sinon technique (un système de cache/projection assez zarbi).



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The Sealed Room (1909)
Le roi construit une salle intime aux fenêtres scellées pour sa favorite. Un exemple-type de la veine sadique et claustro de Griffith, qui ne fait cependant pas le poids avec ce qu'il pourra produire plus tard. La façon de remplir/vider l'espace, en flux et reflux successifs, est pas inintéressante, mais ca reste tout léger. Seul truc assez remarquable : la prise de conscience de la mise à mort, qui commence par un jeu très théâtreux-outré face caméra... et qui tient, sans lâcher. La fille continue en effet de regarder le public pendant que son compagnon s'active à chercher une sortie, sans nous quitter des yeux, comme si elle comprenait : "vous, vous étiez au courant". C'est très fort, pas très long malheureusement, et ca suffit pas à sauver le film de l'anodin.



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The Usurer (1910)
Le déroulé de la nuit d'un propriétaire terrien et des familles qu'il déloge. Un remake à peine voilé de Corner in Wheat, message social compris, avec les plus gros sabots DU MONDE. Et ben c'est excellent, notamment parce que c'est sans doute le court où l'esthétique en tableaux est poussée à son comble, avec une réelle élégance, une conscience de l'effet, un montage alterné qui sert autant à doper la narration qu'à créer des échanges et des rimes, des mariages étranges (la fille assise qui s'ennuie et la fille assise qui se meurt, le plan du festin en guise de coup de feu, le retour de la vue d'un cadavre pour suggérer au personnage qui se débat que ca ne sert à rien...), le tout dans une épure constante qui donne au film un côté très abstrait, très conceptuel. Le film se fait meilleur au fur et à mesure qu'il avance, jusqu'à l'habituel éclair de sadisme (l'asphyxie), et la maîtrise narrative est enfin complète. Bref, très bon, et pour les curieux y a Marie Pickford gamine dans un petit rôle.



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The Unchanging Sea (1910)
Un marin parti en mer fait naufrage et perd la mémoire. Le décor et l'imagerie offrent une certaine ampleur, mais Griffith se prend un peu les pieds dans le tapis en s'essayant à un rôle purement illustratif : le film est en effet calqué sur un poème (joli d'ailleurs), et se contente de chercher à faire les plans les plus iconiques possibles. Tout le côté noble et tenu de ses cadres, habituellement si aisé chez Griffith, se parasite ici de poses tendues un peu gauches. La deuxième partie accolée au poème, qui essaie de réinjecter en loucedé une dimension narrative, est assez bordélique et bâclée (l'acteur insupportable aide pas des masses).



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His Trust (1911)
Avant de partir combattre à la guerre de sécession, un riche propriétaire fait promettre à son esclave de protéger de sa femme. Un peu con de la part de Kino de nous proposer ce court, segment d'un programme en deux parties, sans nous en proposer la seconde moitié... Le film a vraiment la gueule d'un brouillon à Naissance d'une nation (idéologie craignos incluse), et donne surtout la mesure d'un ciné qui est à présent en pleine maîtrise : moins d'obsession pour le beau plan conceptuel, une efficacité plus souterraine qui fait sont effet sur le long, une capacité à faire bouger beaucoup de monde à l'écran sans effet de foutoir... Griffith réussit quelque chose de vraiment bien avec l'actrice, froide et digne. Mais à part la flambée progressive d'une maison (où Griffith se paie le luxe de ne filmer que la porte d'entrée...), ce court plutôt efficace ne marque pas plus que ça.



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Enoch Arden (1911)
Une jeune fille hésite entre deux amants qui la courtisent. Celui qu'elle choisit se fait marin... Reprise du décor et d'une partie du canevas d'Unchanging Sea pour en faire un film bien plus ambitieux. La durée (30 minutes) aide sans doute a mieux broder le récit, mais le film dans son ensemble est de toute façon bien plus achevé et charismatique. C'est le Griffith le plus doux que j'ai vu (longs compris), dans une atmosphère romantique et mélancolique, un poil mortifère aussi : la souffrance ne se hurle pas, elle se ressent en creux. Narrativement, c'est bien plus complexe et développé que les autres courts de ce DVD, plus équilibré par sa structure discrète en trois parties, relevé par une fin inattendue et élégante. Parfaitement rythmé, discrètement onirique... A part les séquences sur l'île déserte gentiment ridicules (mais bon, bout à bout ca doit faire une minute), c'est vraiment un beau film.



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The Last Drop of Water (1911)
Une caravane de diligences traverse le désert. Après une attaque indienne, l'eau vient à manquer... C'est un western, en fait, mais un western bien mal foutu, plein d'ellipses un peu aléatoires et sans réel rytme, uniquement tenu par l'imagerie et le decorum (figurants, poursuite finale derrière les indiens, etc.). C'est dommage, j'aurais bien aimé voir certaines étrangetés réellement exploitées : le mariage du genre avec la double romance, le personnage du soupirant déçu qui veille sur le couple de loin, le revirement final plutôt joli. Ca reste bien trop brouillon, même si on attrape de beaux plans ci et là, et que Griffith assure sans soucis la poursuite.



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The Miser's Heart (1911)
Devant laisser sa mère malade au repos, une petite fille déambule dans son immeuble, se retrouvant nez à nez avec les voleurs du quartier. Aaaaah, les névroses de Griffith : on commence en se disant que c'est trop meugnon cette comédie, suivre cette gamine qui fait buddy movie avec les gangster égarés... gamine que soudain on ligote, qu'on bâillonne, et qu'on pend dans le vide par la fenêtre. Encore une pure de logique d'enfant à l'œuvre (sadisme compris) dans ce petit film absurde et vif, aux croisements de personnages multiples, qui une fois lancé ne lâche pas le rythme une seconde. Le mêlange comique/glauque, assez rare chez Griffith, fonctionne très bien en plus.



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The New York Hat (1912)
Suite à un curieux testament, un pasteur est amené à payer un onéreux chapeau à une jeune fille pauvre. Semi-mélo, ce court respire l'aisance : on voit arriver les plans rapprochés, les angles vraiment variés, la fluidité du jeu d'acteur (toutes les scènes à la boutique par exemple). On sent vraiment que le style Griffith a changé, les tableaux disparaissent. D'ailleurs, c'est assez révélateur, il était presque impossible de trouver un photogramme correct : tout passe par le mouvement, sans eux la construction des plans est invisible. Si on retrouve ici pas mal de choses qui feront l'univers des longs (la jeune fille un peu simple, les adultes secs et la violence du père, un perso généreux confronté aux habitants en meute, l'aspect fable), le film apparaît un poil dépassionné. Ça marche hein, mais y a rien qui vienne lui donner un réelle personnalité, on dirait du Griffith en mode automatique. Reste Pickford déjà moins jeune, qui tient un peu l'ensemble sur ses épaules.



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An unseen Enemy (1912)
L'héritage de deux sœurs orphelines attise la convoitise de leur servante. Alors ça, c'est un putain de bijou ! Y a même un fossé assez sensible avec le reste des courts, même les meilleurs, et la raison est pas très difficile à trouver : les deux sœurs Gish. Pas seulement parce qu'elles jouent bien (enfin Lilian Gish est déjà en pleine maîtrise, c'est impressionnant), mais parce que manifestement l'image de ces deux quasi jumelles réveille Griffith. Le film est constamment inspiré, nerveux, passionné, alignant les scènes singulières : le champ solaire où l'on regarde de loin sa petite sœur refuser un baiser, la course poursuite paniquée en voiture, le huis-clos phobique et hystérique... C'est superbe. J'avais lu y a un moment, pour autre chose, un bout de l'autobiographie de Lilan Gish où elle racontait leur première audition avec Griffith, qui les dirigeait en direct : « Bleue, vous entendez la porte craquer. C’est la panique, il faut vous sauver (…). Courez vers le téléphone. Décrochez. Pas de tonalité. Les fils ont été coupés. Dites à la caméra ce que vous ressentez. Vous avez peur, plus peur que ça ! (…) Quelle angoisse ! Montrez cette angoisse. (…) Non, plus que ça ! Agrippez-vous l’une à l’autre, petites filles. Blottissez-vous dans le coin de la pièce ». Sur ce, il tira un véritable revolver de sa poche, et commença à nous poursuivre tout autour de la pièce, en vidant son chargeur. Nous ne nous rendions pas compte qu’il visait le plafond. Je ne sais pas si c'était une audition pour ce film, en tout cas ça y ressemble et c'est exactement ça, le réal qui jouit à l'idée de prendre les figures les plus innocentes possibles et de les terroriser... Bref, c'est un concentré de ce qu'il y aura de meilleur dans les longs.



Voilà, désolé pour le pavé, au moins ça pourrait aider les curieux à faire un tri. Je vois la deuxième moitié dans la semaine...


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MessagePosté: 04 Avr 2011, 01:06 
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Deuxième fournée, avec les courts-métrages 1912-1913 !

Dur de tirer des vérités sur le ciné de Griffith quand on juge selon une sélection dont la raison reste floue (meilleurs films ? films pionnier dans certaines figures de découpage ? seuls films retrouvés ?)... Il reste qu'à juger ces courts sur un plan purement historique (ce qu'ils "découvrent"), certaines tendances se font bien visibles, notamment une décrispation générale dans la manière de mettre en scène. Plus besoin de nécessairement laisser une action se dérouler jusqu'à sa toute fin, plus besoin d'un personnage relai pour passer d'un espace à l'autre... Beaucoup plus rythmique, plus suggestif, le montage se sert de l'évocation des sons et du hors-champ pour se fluidifier, intègre les accidents (les fous rires volés à Blanche Sweet, les amants qui embarquent une branche avec eux...), montres des situations entraperçues par un personnage qui n'interviendra pas (l'amant malheureux de The massacre qui laisse les époux tranquilles)...

Moins cloisonnés, plus réactifs, les cadres dynamisent le style Griffith tel que les premiers courts l'avaient défini. Et c'est aussi vrai pour ce qui subsiste de l'esthétique en tableaux, à présent noyée dans des découpages bien plus ouverts et variés, mais qui quand elle revient "seule" se fait ludique, très consciente d'elle-même. Dans The Sunbeam par exemple : le film n'utilise constamment que les mêmes 5 plans, qui sont les 5 pièces de l'immeuble, de façon à en redessiner la cartographie - ce qu'on peut voir en replaçant artificiellement les 5 plans au bon emplacement :

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Sur une telle base, le passage d'une pièce à l'autre devient un "jeu" (qui arrive à son extrême dans la scène de la corde tendue entre les deux portes), jeu qui va jusqu'à dessiner la narration (la pièce à l'étage, exclue de la cacophonie, où le drame se noue et se dénoue, où le film commence et se finit). Plus généralement, il devient criant que Griffith adore placer toute la tension dramatique autour du passage entre une pièce et une autre ; et donc autour des portes. Ce qu'on croit entendre dans la pièce à côté, ce qu'on y observe sans que les autres ne s'en rendent compte, là où l'on vient se réfugier... Il y a bien la moitié des films dont la tension réside sur l'attente du contact, du moment où l'un des persos va traverser le mur.


L'autre point qui se confirme est le goût de Griffith pour les verticales, pour ces compositions haut perchées et élégantes qui dégagent toujours une certaine noblesse. Cela tient souvent à un personnage debout isolé au milieu de l'écran ou à des perspectives de face, mais aussi à la manière dont le plan naît et meurt. En effet, souvent, la position "de base" du plan n'est pas le plan vide (où un personnage rentrerait par le côté), ni un plan où le personnage viendrait de loin, mais un plan "allongé", au repos. On le voit par exemple très bien dans The battle at Elderbush Gulch, où les indiens repus se réveillent à l'annonce du meurtre, s'activent, pour finalement emplir le plan dans toute sa verticalité (figurants en fond qui grouillent, homme sautant bras et fusils levés) :

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A l'opposé, une situation qui se termine et se résout s'affaisse au bas de l'écran, comme lorsque les deux sœurs du même film, rassurées d'avoir sauvé les chiots, qui s'endorment :

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Évidemment, quoi de plus normal pour filmer des gens qui vont se coucher, mais la façon (pas systématique non plus, je veux pas exagérer) de placer la position "neutre" du plan non en son centre (comme on en a l'habitude) mais dans sa partie basse, crée pas mal de choses inattendues qui participent à la particularité de ce style Griffith.

Enfin, de tous ces courts ressort l'impression très forte de "troupe", joyeuse et communicative : on sent les films tournés à la chaîne, les acteurs qui s'échangent les rôles, qui savent très bien fonctionner ensemble, Griffith qui distribue tel ou tel type de personnage récurrent à chacune de ses actrices... Il y a là un star-sytem qui n'existe pas encore, ou qui du moins n'est pas oppressant, avec finalement une grande paix et liberté laissée au réal. Je ne sais pas si cette situation s'est retrouvée de la sorte ailleurs dans l'histoire du ciné, elle crée en tout cas un attachement aux acteurs particulièrement fort. Mais cela explique surtout la façon dont tous ces courts ont l'air d'être issu d'un même magma, répétant et variant sans fin sur les même schémas, construisant progressivement un univers solide et cohérent - un style de découpage, un style de jeu, un certain rythme.


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MessagePosté: 04 Avr 2011, 01:07 
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Et pour les films eux-mêmes (mes préférés sont toujours en gras) :



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The Musketeers of Pig Alley (1912)
Sans le savoir, une jeune femme provoque un affrontement entre les membres de la pègre ayant volé son mari. Trop classique, un peu bordélique (on sait jamais où est), ce court centré sur les rues surpeuplées vaut surtout pour sa séquence finale, attaque fulgurante dans une impasse. Le reste du film, parsemé de jolis essais, bénéficie de la présence de Dorothy Gish, qui hors de l'ombre de sa sœur a l'occasion de briller, en quelques apparitions seulement.



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The Burglar's Dilemma (1912)
Croyant avoir tué son frère, un homme accuse un jeune voleur peu confiant. Dur de dire ce qui rend vraiment plaisant ce court, en soi c'est du Griffith vu et revu mais je sais pas, la grande épure autour de laquelle il fonctionne (le deux frères, les deux pièces, le peu d'acteurs et le vide des décors...) en fait quelque chose de très solide. C'est aussi le film qui sait tirer le plus de richesse des jeux de hors-champ (le réveil final du frère, sans qu'on l'ait remarqué ; le coupable qui observe l'arrestation à distance...). Walthall (que je connaissais pas du tout) est absolument parfait, de très loin le meilleur acteur de la troupe.



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The Sunbeam (1912)
N'ayant pas compris que sa mère vient de mourir, une petite fille ère dans l'immeuble. Comédie bien lourde et niaiseuse (même si l'actrice qui joue la bigote est très bien) qui vaut surtout pour le jeu entre pièces dont je parlais plus haut, et pour le rythme qu'il instaure entre tout ça. C'est quand même dommage qu'un tel dispositif serve pas à quelque chose d'un peu plus ambitieux.



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The Painted Lady (1912)
Refusant de se maquiller pour plaire, une jeune fille solitaire se voit séduite par un voleur de passage. Même si c'est un peu le bordel narrativement, c'est sans doute le film le plus investi de la sélection : une des rares histoires réellement tragique jusqu'au bout, aussi, et c'est curieusement dans ce cadre que se déplie une finesse plus grande qu'à l'habitude. Le scénario est plus complexe, l'ensemble bénéficie de belles percées poétiques ("I look so pale"), des cadres doucement iconiques et mentaux s'invitent dans le découpage (les passages sur le pont)... L'actrice excellente, rêveuse et éthérée, amène l'ensemble très haut.



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One is Business, the Other Crime (1912)
L'histoire de deux couples, l'un pauvre, l'autre riche. Du Griffith moral bien lourd, sauf que cette fois la réalisation ne suit pas. La structure en aller-retours entre les deux couples (et les deux maisons), très automatique, ne sait pas trop quoi faire de ce parti-pris (il ne se passe d'ailleurs absolument rien chez le couple pauvre, avant que le récit ne s'active enfin). Les acteurs fadasses n'aident pas, et le seul intérêt réside finalement comme toujours dans le jeu de deux pièces adjacentes, et les quelques essais que cela amène (le décadré, le son suggéré, etc.)



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Friends (1912)
Les problèmes de cœur de la favorite des miniers... Gros bordel scénaristique (ça va où ? quel est le but ?), plein de trous et d'ellipses (la rencontre avec les mineurs du nord !). Dur de savoir ce qui vient d'un problème de copie (en super mauvais état), et de ses possibles saute et coupes, ou ce qui vient d'un choix. Car le film compte aussi quelques réussites énigmatiques, notamment ce dernier plan "annexe" qui boucle la boucle, dans un non-dit doux amer qui vient remettre le ton général en doute, geste narratif complètement inédit chez Griffith - comme une touche finale laissée à l'attention du spectateur perspicace. L'absence totale de conflits est aussi inhabituelle et notable, mais dans l'ensemble le film est vraiment mal foutu.



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The Massacre (1912)
L'histoire d'un trio amoureux, pris dans les conséquences d'une attaque contre un campement indien. Superbe gros morceau, le meilleur de ce deuxième lot de courts, qui a pour seul défaut de ne pas toujours très bien gérer l'entre-batailles - montage au rytme bizarre, attardement pas très utile (les joueurs de cartes...). Les deux batailles sont elles juste exceptionnelles, et surtout originales. Griffith a en effet un réflexe étrange (surtout vu de notre époque) qui est celle de traiter la quasi intégralité du combat par des plans très larges ; mais attention, pas des plans mollement informatifs qui engloberaient tout : des plans super composés, construits, dynamiques, plein de surprises, pris dans un montage vif, avec pour particularité de prendre le conflit de très loin. En ressort un aspect fourmilière étrange, qui ne perd cependant rien de la violence des affrontements, ni de ce qu'il peut offrir de beauté macabre. Le cercle protecteur final, notamment, qui se transforme petit à petit en amoncellement de morts, est réellement marquant. Blanche Sweet qui calme l'enfant avec un flingue devant le visage, la main qui émerge d'un amas de cadavres... c'est sublime. Notons au passage, au crédit de Griffith, qu'on a pour une fois un western plutôt pro-indien, ou du moins neutre.



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The Lesser Evil (1912)
Une villageoise se fait enlever par des contrebandiers, qui l'amènent sur leur bateau. Bien mené mais pas très original, le film transpose l'habituelle poursuite en voiture en mer : si on imagine que le tournage a du être une corvée, il n'y a donc rien de bien nouveau à se mettre sous la dent. La proposition d'une mise à mort face à la menace du viol tend néanmoins un peu la situation, et l'amitié ambigue avec le ravisseur, au-delà d'être plutôt innatendue, permet surtout pour une fois au film de prendre le temps de bien se terminer, dans un apaisement aux allures d'épilogue.



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The Mothering Heart (1913)
Une jeune mariée soupçonne son mari de la tromper. Une histoire de couple vertueux à mari tenté par une fille du monde, comme le muet en servira beaucoup, ce qui met d'autant plus en lumière que celui-ci n'est guère inspiré. Il n'y a concrètement rien à reprocher au film, dont on peut d'ailleurs noter la grande variété de décors au rythme très différents, ainsi qu'une grande aisance de découpage, mais ça manque singulièrement de coffre (un plan iris dans le jardin excepté), Griffith a l'air de s'emmerder. Lilian Gish maintient l'intérêt.



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Death's Marathon (1913)
Un homme tente d'empêcher le suicide d'un ami, qui a épousé la femme qu'il aime. Plus rien à rechercher, question innovations (tout est là : inserts, montages rapides, jeux de hors-champ), dans ce court de haute-volée brodant une nouvelle fois sur le modèle de la course-poursuite en montage alterné : Griffith ne s'interdit plus rien, essaie dans tous les sens, réussit plein de choses admirables. Un coup de feu "entendu" sur le visage de la personne qui l'écoute au téléphone, la femme délaissée qu'on ne montre pudiquement pleurer que dans le reflet lointain d'un miroir, les jeux de portes multiples... Des audaces aussi : Walthall (toujours au top) qui gère super bien l'arrivée d'un regard inattendu à l'adresse du spectateur. On peut simplement regretter la légère superficialité du script (tout s'enchaîne trop vite avec des prétextes en bois : la décision du suicide arrive en deux temps trois mouvements), ce qui empêche d'être à fond : le court aurait mérité d'être plus long.



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The Battle At Eldberbush Gulch (1913)
En voulant récupérer un chiot, une orpheline déclenche sans le vouloir une guerre avec les indiens. Si la mise en scène n'atteint pas la pureté et la puissance de The Massacre, ce film bien plus centré sur les personnages, et notamment sur l'intérieur de la maison durant l'assaut, exploite toutes les potentialités d'une situation de siège. Les personnages ont beau être assez énervants et pesants (la grande sœur, insupportable), leur place au centre de l'action crée les poussées de tension les plus glaçantes, jusqu'à l'image extrême d'un visage féminin contre lequel vient doucement se poser le pistolet d'un des hommes, prêt à tirer si les indiens pénètrent dans la maison... Parsemé de visions étranges et grotesques (la fête "bouffons du chien", aux indiens étalés comme après une orgie), c'est un court inégal, un poil indigeste, mais passionnant.




Voilà ! Mon top sur toute la série :
1 - An Unseen Ennemy
2 - The Massacre
3 - The Usurer



*Merci à tous pour votre attention ?*


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MessagePosté: 11 Avr 2011, 21:21 
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le summum de la foi: Tom nous sort 4 pavés sur des courts que personne n'a vu (et ne verra sans doute jamais)
Bravo!


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MessagePosté: 11 Avr 2011, 21:27 
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Oh faut pas croire, si y a bien des courts-métrages de l'époque sur lesquels on a des chances de tomber c'est les Griffith...























Et puis comme ça je peux raconter que des conneries sans que personne me contredise.


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