http://www.lemonde.fr/festival-de-canne ... 66360.htmlIl figurait en tête des pronostics cannois. Auréolé d'un parfum de scandale, Welcome to New York, le film d'Abel Ferrara inspiré de l'affaire DSK, avec Gérard Depardieu dans le rôle principal, n'a pourtant pas été annoncé, jeudi 17 avril, comme faisant partie de la sélection officielle. A moins qu'il ne figure dans une section parallèle, dont les contours seront dévoilés en début de semaine prochaine, ou parmi les films que Thierry Frémaux se réserve le droit d'ajouter à sa programmation dans les jours à venir, ses coproducteurs français, Vincent Maraval et Brahim Chioua, le présenteront au Marché du film, lors d'une « projection-événement », hors compétition.
Les deux hommes ont surtout décidé de sortir Welcome to New York simultanément sur Internet, sans passer par les salles de cinéma. Facturé 7 euros pour les internautes français, et à des prix similaires pour les internautes du monde entier, il sera mis en ligne pendant le Festival de Cannes, sur plusieurs plateformes de vidéo à la demande. Ce geste s'inscrit dans le débat qui fait rage autour de la « chronologie des médias », cette réglementation qui oblige notamment les distributeurs des films qui sortent sur grand écran à respecter un délai de quatre mois avant de les rendre disponibles en vidéo.
Lire le compte-rendu de la conférence de presse du 67e Festival de Cannes, par Thomas Sotinel
Vous n'allez pas sortir « Welcome to New York » en salles en France. Pourquoi ?
Vincent Maraval : Cela fait longtemps qu'on voulait tenter une expérience de distribution en ligne. On n'aime pas le terme VoD. Pour nous, c'est du cinéma à la maison, comme cela se fait aux Etats-Unis et dans de nombreux pays, où les films sortent en même temps en salles et sur Internet. Cela part du principe selon lequel la consommation d'un film à domicile et celle d'un film au cinéma ne sont pas concurrentielles. Soit on décide de rester chez soi et on a le choix entre l'iPad, la télé, un DVD, un livre… Soit on sort et on arbitre entre le concert, le cinéma, le stade, etc. En France, comme la loi interdit la simultanéité de la salle et de la VoD, on a fait le choix d'Internet. Dans d'autres pays, aux Etats-Unis notamment, le film sortira en même temps en salles et sur le Web.
Le réalisateur américain Abel Ferrara à Paris, le 23 janvier 2013.
Pourquoi faire l'expérience avec ce film-ci ?
V. M. : D'une part, parce que c'est possible, le film ayant été totalement financé aux Etats-Unis. Si Canal+ ou France 2 avaient investi dans le film, il aurait fallu le sortir en salles pour qu'il soit qualifié d'oeuvre de cinéma. D'autre part, parce qu'il y a une attente énorme sur ce film. Tout le monde va vouloir le voir tout de suite, c'est de la très bonne chair à piratage. Une sortie classique en salles, quelques semaines après Cannes, ne serait vraiment pas adaptée.
Brahim Chioua : Cela nous obligerait à dépenser pas mal d'argent pour le faire exister, tout en sachant que son exploitation future, en vidéo, serait totalement bousillée. Quant aux chaînes de télé, je ne pense pas qu'elles manifestent un jour l'envie de le diffuser, puisqu'aucune n'a voulu participer au financement. En sortant le film ainsi, on touche le plus grand nombre, le plus vite possible.
V. M. : C'est une façon de dire aux chaînes de télé : OK, vous n'avez pas voulu financer le film, on peut faire sans vous.
Vous leur avez soumis le scénario ?
V. M. : A Canal+ et Orange seulement. Quand on a senti les premières réticences, on s'est dit qu'il valait mieux le faire aux Etats-Unis.
Et qu'en pense Abel Ferrara ?
V. M. : Il est très ouvert. Au moment de son précédent film, 4 h 44, dernier jour sur Terre, il nous a demandé : « Pourquoi ne mettrions-nous pas le film sur Internet le jour de la fin du monde ? Ce serait plus rigolo… » Il avait déjà mis deux de ses documentaires sur son site, il était mûr. Quand on voit que 4 h 44 a fait 20 000 entrées en salles en France et 3 millions de vues sur YouTube, ça fait réfléchir.
Il ne fétichise pas la salle ?
V. M. : Pas du tout. De moins en moins de cinéastes le font.
Une image du film franco-suisse de Jean-Luc Godard, "Film Socialisme".
En 2010, vous aviez diffusé « Film Socialisme » de Jean-Luc Godard sur Internet…
V. M. : Dans le cadre d'une avant-première, oui… Godard était très demandeur. Il nous a aussi proposé de sortir le film en parachute : le distributeur survole la France, saute en parachute avec la bobine et on montre le film à l'endroit où il tombe !
B. C. : Il a même imaginé traverser la France en caravane avec le film, façon cinéma ambulant.
Selon vous, « Welcome to New York » a-t-il un plus gros potentiel en VoD qu'en salles ?
V. M. : Oui. En salles, on l'aurait sorti sur 200 ou 250 copies. On aurait pu espérer 300 000 entrées, dans le meilleur des cas.
En sortant le film en ligne, faites-vous des économies ?
V. M. : On va dépenser environ un million d'euros. C'est plus que pour Her de Spike Jonze par exemple, alors qu'il n'y a pas de frais techniques liés à la fabrication des copies. On va faire de l'affichage, des bandes annonces, mais aussi de la pub télé – ce qui est interdit lors d'une sortie en salles. Pendant dix jours, le film sera exposé sur les pages d'accueil de toutes les plateformes Internet, iTunes, Free, Orange… : on touchera 20 millions de visiteurs par jour.
Cette publicité sur les plateformes web sera-t-elle payante ?
V. M. : Non. Tout le monde a intérêt à voir comment ça marche…
Voulez-vous faire bouger la loi sur la chronologie des médias ?
V. M. : Il y a ce débat selon lequel il y aurait trop de films. Je ne pense pas qu'il faille produire moins, mais j'estime qu'il y a trop de films distribués de la même manière. Cette chronologie des médias a été pensée à un moment où Internet n'existait pas. Nier l'existence d'Internet et de télés à nos frontières qui ont des réglementations différentes, c'est anachronique.
B. C. : Nous ne demandons pas que tous les films sortent en salles et en VoD en même temps. Aux Etats-Unis, où tout se fait dans la négociation, la chronologie est quasiment la même qu'en France : quatre mois après la salle, les films sortent en vidéo, huit ou dix mois après, ils sont diffusés sur des chaînes payantes… Sauf qu'il y a des cas particuliers, où les ayants droit et les diffuseurs se mettent d'accord pour modifier les choses.
Joaquin Phoenix dans le film américain de Spike Jonze, "Her".
Auriez-vous aimé sortir « Her » sur Internet en même temps qu'en salles ?
B. C. : Oui. Nous avons édité 150 copies, ce qui exige de lourdes dépenses de promotion, mais ne permet pas de couvrir tout le territoire.
Beaucoup de professionnels soutiennent que la chronologie des médias a permis au cinéma français de rester fort…
V. M. : Quand Canal+ est arrivé, certains ont crié à la mort du cinéma français…
B. C. : Les mêmes discours ont repris quand le délai de sortie des films en VHS a été ramené d'un an à six mois après la sortie salles, puis de six à quatre mois.
V. M. : On constate que ce n'est pas la même consommation. Au moment de Rois et Reine, d'Arnaud Desplechin, les distributeurs américains du film, Magnolia et IFC, voulaient le sortir en VoD et en salles en même temps. Les grands distributeurs de cinéma art et essai étranger aux Etats-Unis avaient tous fermé, ces films étaient jugés trop chers à sortir. IFC et Magnolia étaient les seuls sur le marché, et ils sortaient les films de cette manière. Pour Rois et Reine, on a résisté ; le film a fait 650 000 dollars de recettes. Deux ans après, ils ont sorti le film suivant de Desplechin, Un conte de Noël, simultanément en VoD et en salles : il a fait 1,3 million de dollars au box-office.
B. C. : On n'a jamais vu autant de films français aux Etats-Unis que depuis qu'ils sortent les films comme cela.
V. M. : Ça a recréé un business. C'est triste à dire, mais c'est le mode de consommation des jeunes générations.