La filmographie intimide, tant par sa taille que son statut. Je suis loin d'avoir tout vu et je ne connais notamment pas beaucoup de ses premiers films, mais je me lance.
[1949] - La Fontaine d'Aréthuse ou La Soif (Törst)
Bergman est encore jeune et ses personnages le sont aussi, ce qui n'est pas pour me désintéresser, là où la majorité de ses films s'intéressent à la déliquescence de couples et de familles de longue durée. Ici, un jeune couple en voyage de noces; mais ne pas s'inquiéter, il y a
déjà malaise
. Cela dit, la fin, constat emblématique chez Bergman - les êtres humains sont incapables d'assumer dans la solitude leur aversion d'autrui - est peut-être l'une des plus exemplaires de la filmographie.
[1955] - Sourires d'une nuit d'été (Sommarnattens leende)
Un film très surprenant au premier abord, et notamment dans cette première demi-heure où on a bien du mal à reconnaître Bergman derrière cette comédie qui se veut légère mais qui est trop pataude dans ses ressorts pour convaincre totalement - et faire rire. Puis l'oeuvre change de cadre, s'amplifie pour atteindre au drame bergmanien plus habituel, mais mâtiné d'une certaine légèreté assez agréable; on est chez Marivaux. Tout cela n'empêche pas les saillies existentielles de faire leur chemin. Si donc la trame narrative est bizarrement écrite, le film est peut-être celui que je conseillerais à quelqu'un qui veut découvrir Bergman en douceur, parce les thèmes et le mordant sont là, mais l'emballage est plus classique, plus lumineux aussi.
[1957] - Le Septième sceau (Det Sjunde inseglet)
Le voilà, le chef d'oeuvre officiel de Bergman, celui qui était présent dans tous les palmarès dix ou vingt ans après sa sortie. Ce devait être symbolique de l'époque parce que force est constater qu'aujourd'hui, un tel film paraît un poil trop rigide dans ses structures, un peu trop appliqué dans sa démonstration métaphysique. Cela dit, cet aspect programmatique est aussi ce qui fait la beauté singulière du film, il y a là à l'oeuvre une conviction de conteur qui fait plaisir à voir chez Bergman. Quelques fulgurances expliquent le statut de "gros film", comme cette scène sidérante de dévots qui rejouent la Passion du Christ dans les rues moyen-âgeuses. Car je n'en parle pas, mais ce film c'est aussi une peinture terrifiante de la vie au Moyen-Âge, avec ses croyances tyranniques et ses conditions matérielles avilissantes, qui poussaient les gens les uns contre les autres, loin du calme instauré par l'ordre féodal décrit dans les cours d'histoire au lycée. Le Septième sceau est une sorte d'enfer sur terre. Avec cependant, comme toute la première période de Bergman j'ai l'impression, cette distance amusée.
[1957] - Les Fraises sauvages (Smultronstället)
Je suis passé complètement à côté de ce film qui m'a paru interminable et lourdingue avec ses scènes de rêve pour psychanalyste débutant. Peut-être le thème du vieillard sur le déclin, qui ressasse ses souvenirs, ne me parle-t-il pas...
[1966] - Persona
L'un de ses meilleurs films, par la concentration de thèmes forts dans une oeuvre épurée et ramassée, parfaite, dont l'onirisme, la sensualité et la violence psychologique marquent au fer rouge. La fusion entre deux êtres, désirée puis échouée dans la violence, exemplifie le thème central de l'oeuvre de Bergman, une solitude humaine qui tente de s'effacer, en vain, dans l'amour d'autrui.
[1968] - L'Heure du loup (Vargtimmen)
Le film est loin d'être "raté", Tom
Des années après, c'est peut-être celui qui me reste comme le plus fort dans son imagerie, avec cette cabane dans les bois, cette escapade au château des voisins, plus généralement cette volupté mortifère qui traverse le film... Lynch a probablement vu ce film, von Trier aussi.
[1972] - Cris et chuchotements (Viskningar och rop)
Malgré la cruauté qui pointe régulièrement dans ses films - on sent la haine qu'il a besoin d'extérioriser -, Bergman recherche les instants de grâce. Point d'idéalisme chez lui, mais une foi dans l'éternité portée dans certains moments, certaines périodes, qu'il décide alors de monter en étendard de la dignité humaine. Ce film en est la preuve la plus bouleversante, lorsqu'après nous avoir montré la maladie, les déchirements, le puit sans fond des jalousies et des cruautés, Bergman créé cet instant qui prendra puissance d'éternité, cette réunion dans le parc des soeurs, quelques temps avant que les "cris et les chuchotements" ne commencent, dans la précieuse douceur de l'automne. La première fois, je l'ai vu au cinéma, et en sortant de la salle, en marchant pour rentrer chez moi, je me sentais élevé comme jamais par ce que je venais de voir, expérience salutaire, à la fois douleur et consolation suprêmes.
[1973] - Scènes de la vie conjugale (Scener ur ett äktenskap)
Il faudrait que je voie les autres films du début des années 70 parce qu'avec ce film et le précédent, Bergman atteint le point d'équilibre et de perfection de sa filmographie. Ici, le choix d'une temporalité étendue permet à Bergman d'incarner comme jamais le va-et-vient des sentiments de ses personnages. Là encore, la cruauté atteint des sommets, pour être anesthésiée, sinon annulée, par une mélancolie finale qui perce le coeur d'autant plus profondément qu'elle arrive subitement, et qu'on ne l'attendait plus. Ce n'est pas la rédemption, c'est une autre forme de grâce, plus réaliste, plus universelle, qui fait mieux aimer la vie malgré les difficultés.
[1977] - L'Œuf du serpent (The Serpent's Egg)
Film extraordinaire malgré sa faible notoriété. Je crois n'avoir jamais vu de peinture aussi glaçante de la crise en Allemagne dans les années 20, et de regard aussi acéré sur la montée du nazisme, qui ici bien que diffuse est une menace prenant une consistance inédite (incroyable fin). Un film étrange, d'une noirceur insondable, peut-être un peu trop monolithique pour figurer parmi les meilleurs de son auteur, mais une sacrée claque quand même.
[1978] - Sonate d'automne (Höstsonaten)
L'actrice Ingrid Bergman, que j'aime énormément, transforme ici son énergie habituelle en une fatigue toute bergmanienne, avec toujours cette classe inouïe malgré la laideur de son personnage. Un beau face à face entre mère et fille, avec notamment une franche explication nocturne qui fait partie de ces sommets dialogués dont Bergman a le secret, qui ont paradoxalement, malgré la méchanceté exprimée, la propriété magique de purger le spectateur de sa haine. L'une des raisons du ressentiment qui habite les coeurs est que la monstruosité propre à chaque humain rend coupable et honteux, mais Bergman en la dévoilant comme primordiale dans la constitution d'un être, nous permet de mieux l'accepter, pour éventuellement se l'approprier et la maîtriser. Autre moment extraordinaire, qui fait ma joie parce qu'il lie expérience humaine et artistique: le passage où mère et fille se retrouvent au piano, avec l'interprétation de l'une puis de l'autre d'un morceau de Chopin.
[2003] - Sarabande (Saraband) (TV)
La suite de Scènes de la vie conjugale n'a pas grand chose à voir avec celui-ci: Sarabande est la cristallisation sur un temps court (quelques jours) de haines développées sur un temps long. Moi qui me disait que Bergman se serait peut-être adouci dans sa vieillesse, j'en ai eu pour mon grade: c'est l'un des films les plus durs. Il y a notamment cette scène hallucinante où, après avoir noué une relation d'amitié où domine la bienveillance, dans le décor austère d'une église et sous le patronnage de Bach dont un morceau vient d'être joué à l'orgue, deux personnages vont afficher une hostilité brutale et soudaine l'un vis-à-vis de l'autre, car dans leur relation a fait irruption l'évocation des êtres qui les relient. Pendant le cadrage en gros plan du visage du gars qui vient de jouer à l'orgue et qui est en train de se confesser auprès de Liv Ullman, je me souviens m'être dit: "ah s'il y a bien un personnage victime, et gentil dans cette histoire c'est bien lui", avant que son visage ne soit le masque de la pure haine deux minutes plus tard, lorsque son père et une histoire d'héritage sont évoqués. Autre élément marquant de ce Sarabande: les premières scènes du film sont très déroutantes pour qui connaît Bergman, car la mise en scène se fait très télévisée (forcément, c'est un téléfilm), presque banale et cliché, quelque chose qui curieusement disparaît totalement du reste du film.
Pour conclure, j'aime énormément Ingmar Bergman. Son oeuvre, sous des apparences dépressives et mortifères, est profondément salutaire. J'en sors toujours grandi, comme si j'avais pénétré dans un caveau sombre avant de ressortir en pleine lumière, plus conscient des réalités humaines.