Des spoilers tout plein, mais pas envie de tronçonner mon texte. Julilo, il faudrait que tu le voies, je pense que ça pourrait vraiment te plaire.
Des fois, c'est génial de se planter d'heure pour une projection de presse. Du coup, on se dit que, vu qu'on s'est déplacé jusque sur les Champs, on va aller voir un film et que, vu qu'il est 18h et qu'il n'y a que Bye Bye Blackbird, qu'on n'avait pas forcément envie de voir, au Publicis, bah on va quand même tenter l'affaire.
Pas envie de le voir parce que le thème, parce que l'affiche, parce que la peur de voir un film de Baz Lurhman (pas sûr de l'orthographe...), parce que la peur de voir du chromo, de la carte postale du monde du cirque...
Et puis voilà, on entre, on s'assoit, la lumière baisse. Le premier plan fout les foies: oulah, écran bleu dégueulasse, décor carton-pâte, clicheton des ouvriers qui se reposent sur une poutrelle d'acier suspendue dans le vide... J'aurais p-ê mieux fait de rentrer, moi...
Et puis surprise, boum, du montage, pas de dialogue, début différé, changement de lieu, de temps, mise en place du cadre, par miracle neigeux, une image pleure, nous voici sans le savoir sous un chapiteau. Une trapéziste entre les ombres, un homme-singe qui grimpe où il veut, une apparition à la Flaubert... Et surtout la création du hors-champ: cadre serré sur les hommes, jeux de regards, d'émotion, montage, encore: oui, c'est un chapiteau, on le comprend, maintenant, mais c'est comme si les deux êtres, un qui regarde, l'autre qui ne se sait pas regardée, étaient seuls... C'est simple, c'est beau, c'est classique aussi, mais c'est devenu rare, de savoir filmer un champ/contre-champ. Julilo, il faut que tu voies ce film, pour son aspect chorégraphique, sa mise en mouvement des corps, et sa manière de le filmer, ce mouvement, de dissocier par le cadre les bras et les jambes, ou bien des les joindre, et encore : de faire sentir, dans une danse, les jambes dans le hors-champ d'un buste... Et sentir que les choix de cadre sont au service des corps. Qu'on pouvait, effectivement, ici ne pas filmer les jambes, ici recadrer plus près, ici reculer... Que c'est ainsi que les plans devaient s'enchaîner. C'est sublime.
Bye Bye Blackbird est beau pour ça: parce qu'il gère le champ, le contre-champ, le hors-champ. Parce qu'il se fout du surdécoupage à la Lurhman, parce qu'il se fout du chromo, et parce qu'il les connaît, aussi, et qu'il joue à ne surtout pas les suivre. C'est très fort de la part de Savary que d'éviter la tentation du spectaculaire en plan large, du vertige accentué, de la contre-plongée qui tue... Savary s'embarque au contraire sur les trapèzes et donne à sentir le poids des corps, l'effort des figures... La voltige ne coule pas de source, il y a du muscle, il y a du corps, c'est une force, un effort, c'est physique...
On en sort essouflé, on n'est pas porté par des câbles, on ne vole pas, on se fait voler. Et si parfois un angle étonnant surgit, il ne paraît jamais m'as-tu-vu, mais semble toujours relever de l'évidence: oui, c'est ce plan qu'il fallait faire, bien sûr (ex: un plan de coupe en plongée sur des ouvriers plantant, en rond, un piquet dans le sol... belle ronde de coups de marteau, pour une scène qui, en dix secondes, est l'ellipse permettant de faire s'écouler une journée).
Et dans cette optique, c'est logiquement que l'accident survient, justement, non pas parce qu'on "fly", mais parce qu'on se laisse aller à "fly away". L'accident, dans Bye Bye Blackbird, c'est le débordement du spectacle, le trop-plein de lumière, lorsque l'imagerie de luxe, le ralenti excessif sur fond de velours noir comme surgit d'une pub pour parfum, ou encore le mauvais fond bleu, rappliquent en masse. Ca n'arrive qu'une fois. C'est une erreur. Alors c'est la chute. Les corps croyaient voler et c'est justement à ce moment qu'ils chutent. C'est entraîné par la beauté du geste de laisser tournoyer une main sans la saisir, parce que l'arabesque au vent était gracieux, qu'on oublie que, ne pas retenir la main, c'est lâcher le fil de la vie...
Et le cri, la chute, qui s'ensuit, est d'une violence organique telle que le réel semble une claque.
Logiquement, la fuite, c'est de ne pas redescendre. C'est étonnant que personne (à ma connaissance) n'y ait pensé avant, à ça : un trapéziste qui ne veut plus redescendre sur terre. Qui devient de fait l'abominable homme-oiseau, qu'on expose en cage...
Beaucoup de films commenceraient là. Ou feraient de cette transformation un deuxième acte, avant une résolution permettant à l'oiseau soit de redevenir homme, soit de s'envoler. Bye Bye Blackbird s'en dispense. La fin surgit avec autant de force que la chute: comme une volonté de rejeter l'imagerie (plumes blanches versus plumes noires) qui à nouveau guette. Elle est toujours tapie dans l'ombre, mais toujours fuie. Toujours rattrapée par le réel.
Alors la détonation finale, comme un coup de tonnerre... pas de troisième acte, même pas le temps d'avoir envie de pleurer. Mince... Il y aurait pourtant de quoi.
J'aurais juré qu'on n'en était qu'à une heure de métrage... Eh bien non.
Bang. Bye-bye, Blackbird.
5+/6
ps: et la musique de Mercury Rev est très bonne. Et la photo, tamisée, nuancée, raffinée, belle en fait, ne donne jamais dans le flashy ni dans le sépia, et ça c'est un bonheur.
ps2: je trouve dommage que le film soit passé à ce point inaperçu dans la presse et dans les salles. Mal vendu, mal présenté, mal expliqué (citation hénaurme de Elle, magazine de haute voltige: "vol au-dessus d'un nid de foufous"
on peut difficilement faire plus con)... Sans ce hasard, je n'aurais jamais su que je passais à côté d'un des plus beaux films de l'année et d'une des mises en scène les plus rigoureuses du moment.