L'histoire, sur près de trente ans, d'un architecte juif né en Hongrie, László Toth. Revenu d'un camp de concentration, il émigre avec sa femme, Erzsébet, après la fin de la Seconde Guerre mondiale aux Etats-Unis pour connaître son " rêve américain ".Après sa métaphore de l'émergence du fascisme à l'aune de la Grande Guerre et son
"portrait du XXIe siècle" par le biais du parcours d'une pop star, Brady Corbet s'attaque enfin à la période située entre les deux, que d'aucuns argueraient être la plus formative de notre monde actuel, avec un film-fleuve de 3h35 (entracte de 15 minutes inclus), à la fois son plus accessible, du moins son plus lisible, mais aussi son plus dense, thématiquement écrasant, sur la façon dont l'Amérique s'est bâtie sur le dos des immigrés, le présent sur les horreurs du passé et l'art sur le trauma.
En prenant comme protagoniste un architecte, l'auteur choisit un domaine au croisement de l'art, de la technologie et du business - comme le cinéma, évidemment, et la trajectoire du personnage, intransigeant quant à son œuvre, se lit inévitablement comme un parallèle de celle du cinéaste - propice à échafauder sa parabole sur la construction de l'Amérique au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. On pense beaucoup au Coppola du
Parrain II et de
Tucker à la fois pour les thèmes abordés que la grandiloquence assumée. Comme les précédents Corbet, le film se découpe en 3-4 chapitres mais cette fois, il y a carrément une Ouverture et un Entracte et c'est tourné en VistaVision. La mise en scène, toujours traversé d'une intensité sourde comme la douleur à l'âme qui hante le protagoniste, ose les symboles les plus ostentatoires, comme cette Statue de la Liberté filmée à l'envers qui donne le ton dès les premières minutes. En fait, c'est un peu
Megalopolis en réussi.
Toutefois, le récit, s'il garde une nature allégorique, se fait moins théorique et moins démonstratif que ses précédents tout en demeurant éminemment politique. S'inspirant en partie de
La Source vive d'Ayn Rand, Corbet subvertit toutefois le matériau en faisant de son héros un immigré et, pour la première fois dans sa filmographie, quelqu'un qui n'est pas exclusivement antipathique, ce qui n'y est sans doute pas pour rien dans la plus grande ouverture du film.
László Tóth (Adrien Brody en mode
The Pianist bis) est un personnage entier, imparfait, humain. Et son mécène, Harrison Lee Van Buren, campé par Guy Pearce, l'est finalement tout autant, malgré les aspects les plus caricaturaux de son écriture. Les rapports qui régissent ces personnages s'avèrent à la fois plus complexes que dans les précédents Corbet et néanmoins on ne peut plus clairs
in fine dans ce qu'ils disent du traitement tant des artistes que des étrangers, et surtout quand il ne s'agit que d'une seule et même personne, par les puissants, et comment ils sont amenés à choisir entre assimilation (cf. le cousin) et exploitation.
Mais l'histoire de László n'est pas simplement celle de l'individualisme de l'artiste autiste qui pète sa crise quand on lui rabote les tours de son bâtiment de quelques mètres (et ce même détail n'est pas simplement une manifestation du complexe d'un homme rendu impuissant par l'Holocauste auquel il a échappé), ce n'est pas une bête défense de l'intégrité et auto-célébration de l'artiste maudit, c'est la croisade d'un homme qui n'essaie pas tant d'échapper à son passé (parce qu'il ne le pourra jamais) que de le transformer via son art en un témoignage impossible à ignorer. Le courant architectural élu par Corbet n'est pas innocent. Chez Rand, c'est le modernisme qui n'est pas accepté par les conformistes de l'époque mais si le brutalisme descend du modernisme, c'est évidemment pour marquer une filiation avec les camps. On lui demande un centre culturel et le mec bâtit un mausolée.
Ce n'est qu'en laissant infuser son trauma dans son art que László peut garder son identité, conserver l'imagerie du passé dans le présent,
et s'affranchir du capitalisme. C'est là le cœur du récit de Corbet sur l'immigration. Et c'est fort.