Nelu Stroe est caméraman pour la télévision roumaine. Si ce n'était un anachronisme, son métier lui permet d'avoir, compte tenu du contexte, une vie de hipster, à la fois privilégiée et discrètement contestataire (il écoute Songs of Love and Hate de Cohen, possède des pantalons en pattes d'éléphant blancs et des vestes en jeans deux tailles trop petites, des favoris et une moustache qui évoquent Gorgio Moroder), même s'il vit toujours chez ses parents. Il fait équipe avec Luiza, une journaliste et reporter plus âgée, qui est aussi sa maîtresse. Les reportages de Luiza relèvent d'une sorte de double discours : un aspect cinéma-vérité, avec des interviews de quidam et de gens modestes, qui permet l'expression de la subjectivité ainsi qu'une certaine recherche esthétique, mais aussi quelque-chose de très moralisateur et paternaliste. Au début du film, Luiza interviewe des resquilleurs de trains qui se sont fait pincer à la Gare du Nord de Bucarest, naviguant dans un entre-deux entre discours de compassion pour des personnes un peu perdues (une adolescente qui invente la fuite de l'auto d'un ravisseur, livrant un récit d'abord crédible, puis de plus en plus douteux - et décomplexé et fantasmatique au plan sexuel) et quelque-chose de plus policier (la diffusion du reportage peut avoir un impact direct sur la carrière des gens montrés, et leur liberté de circuler dans le pays). Nelu remarque dans les personnes alpaguée par son équipe une très belle femme. Tonique à et à l'allure élégante et soignée, elle détonne un peu parmi les personnes qui défilent devant la caméra. Elle parvient à retrouver Nelu, via la télé et ses parents, pour récupérer la cassette vidéo. Une liaison naît vite entre eux deux. Mais il y a des zones d'ombre dans le passé d'Ani, qui a un côté obstensiblement vamp, et a été expulsée de plusieurs villes, ce qui la prive du permis de travailler. Par jalousie, Luiza veut consacrer un reportage entier à Ani. Nelu se retrouve assis entre deux chaises Film emblématique de la Nouvelle-Vague roumaine ( Terminus Paradis de Pintilié est un démarquage un peu grossier de ce film, sur lequel Pintilié glisse un peu de mysticisme national et religieux alors que le film de Daneliuc a un côté plus anar ), absolument remarquable. Il y a beaucoup de franchise politique et de rigueur dans le cadre et la lumière (couleurs à tomber), mais c'est aussi, pour une part, drôle (disons qu'il réussit l'humour cru à la Fassbinder que celui-ci rate parfois. Et de manière assez émouvante, la pente comique du film l'emmène aussi lentement vers le mélodrame qui explose à la fin), beaucoup plus que les films de Mungiu par exemple. Disons que cela rappelle les Wajda de la même époque, mais aussi l'énergie non-conformste des tout premiers de Palma (Greetings) en ce qui concerne l'angle politique, le fait de détourner le voyeurisme passif du personnage en une critique du système (au début diffuse et extérieure, puis de plus en plus interne quand le personnage est rattrapé par des sentiments, qui le situent à l'intéreur du système de clase sociale : il est bourgeois dans son rapport à l'image, et de la classe ouvrière en ce qui concerne ses sentiments, qu'il subit comme le système, mais qui le définissent aussi). L'aspect mélodramatique du film m'a un peu rappelé
La Dernière Corvée d'Ashby en version hétéro (il y a un côté road-movie, mais aussi un regard sur l'armée comme famille oedipienne et en même temps ordre bureaucratique qui n'est pas si loin que cela du film d'Ashby : l'état est aussi aveug6e que la famille : la seule liberté est située dans l'espace, pas dans le temps, où on est toujours rattrapé). Le travail sur l'imbrication de la vidéo dans le cinéma est aussi très intéressant (les génériques de début -un vrai-faux film de Wiseman ou William Klein- et de fin -presqu'à la Peter Tscherkassky- forment des oeuvres à parts entières).
A un moment dans le film, peu de temps avant de renter dans l'armée, le personnage poursuit Ani à travers la Roumanie, vivant ses derniers jours d'intellectuel en goguette pour rentrer dans le rang, brisé. Il rencontre une jeune ouvrière qui possède le côté direct et espiègle de la femme qu'il aime, mais moins vamp et manipulatrice, et a une courte liaison avec elle. La scène de leur rencontre dans un café et leur dialogue sont émouvants, le moment est à la fois libre et doux, pleine de tact et sans naïveté. A pleurer : on a envie de les rejoindre, même si c'est un pays étouffant et policier.
Parmi les gags du film : Luiza emmène l'équipe de filmage sur une ville touristique de la mer Noire pour humilier Aani, en retrouvant l' ancien fiancé de celle-ci (dresseur de dauphin dans un dolphinarium à la fois disneyien et fantômatique). Elle veut organiser une fausse rencontre, surprise de loin par la caméra, pour créer une sorte de reality-show avant l'heure dans l'unique but de causer des problème à sa rivale. Cela foire car le fiancé est à la fois maladroit et intègre. Il faut alors tourner en urgence des images passe-partout qui pourraient servir de matière à un reportage, justifier le déplacement et se couvrir vis-à-vis de leur hiérarchie. Ils décident de filmer des images d'un dalmatien à la con qui joue sur la plage au milieu de vacanciers (
Je peux faire un truc à la Claude Lelouch avec ça). Peu avant de chuter, chez lui, personnage principal voit ces images (qui sont aussi ses images) à la télé, montées au ralenti, assorties d'un texte lyrique et poétique à la Camus sur la culpabilité d'exister, à la fois beau et pompeux, compatible avec une forme d'esthétique existentielle officielle. Le mec est abasourdi et goguenard. On est à la fois dans la Roumanie de Ceaușescu, dans une phase floue entre ouverture temporaire et reprise en main, et au tout début d'
Ubik, quand est décrite la télé du futur, assomante mais précise. Il y a cette idée que la chute crée plus de fatigue que de terreur, que cette fatigue est aussi une ouverture vers le fantastique et une forme de familiarité avec l'incongru, qui permet ensuite de critiquer à froid et de façon plus politique le monde.
Le réalisateur est aussi l'acteur principal (excellent, un peu De Niro jeune), et est apparemment aussi écrivain, tandis qu' Ani est jouée par sa femme de l'époque, la très belle (et dotée d'un fort tempérament comique) Tora Vasilescu.
Franchement une belle découverte.