Je dessine (et je peints), mais j'écris des textes aussi. En voici un.
"Le Jeune Homme a pour ambition de devenir le plus grand chasseur du monde. Devenir le plus grand est dans sa nature. Aujourd'hui après avoir tué un ours énorme, il rend visite au Maître. Il a le torse lardé des coups de griffes que lui a donné l'animal.
"Maître, j'ai tué l'ours, le plus fort, le plus féroce et le plus intelligent des animaux. Nul gibier ne le surpasse". Le Maître est assis au coin du feu. Il ne quitte guère cette place où il réchauffe ses vieilles blessures. "L'ours est un gibier exceptionnel". Le Jeune Homme sent la réticence dans le compliment. Il s'assoit et il attend. "J'ai tué dix ours dans ma vie. Je n'ai jamais tué d'Aigle." Le visage du Jeune Homme s'éclaire. Il se lève. "Je tuerai l'Aigle."
Le Jeune Homme essuie la sueur qui coule dans ses yeux. L’air est très vif, mais il a peur, alors il transpire. Il est accroché à une paroi presque verticale et sous lui c’est le gouffre. Depuis des jours qu’il traque l’Aigle, il n’a pu atteindre cet oiseau toujours trop haut dans le ciel. Son aire est le seul endroit où il est vulnérable. C’est pourquoi le Jeune Homme est là, accroché à la paroi verticale, son arc à l’épaule.
La flèche a filé droit. L’oiseau, qui allait se poser, tombe comme une pierre. Puis, d’un coup d’aile, il se redresse et disparaît derrière les sommets neigeux. Le Jeune Homme pousse un cri de dépit et de colère. Tremblant de froid et d’excitation, il poursuit sa route verticale vers le point où a disparut l’Aigle. Ses yeux flamboient et ses mâchoires se serrent. Il ne renoncera pas … jamais.
Le Jeune Homme a contourné le dernier rocher, dépassé le sommet neigeux. Il n’a plus de jambes pour marcher et pourtant il avance ; plus de souffle dans la poitrine et pourtant il respire ; ses yeux sont brûlés par le froid et la lumière et pourtant il voit. Il voit la Forteresse plantée sur un pic. Le pic noir de rocs et blanc de neige. La Forteresse noire de rocs et blanche de neige. Ce noir et ce blanc dominent un monde inconnu, un monde vert, brun et rose. Une contrée riante et paisible, que surveillent, que protègent le noir et le blanc figés dans l’air glacé et la solitude amère.
La porte du grand bâtiment est ouverte. On y entre comme dans un tombeau : silence et froid sombre. Sur les grandes dalles de la grande salle il avance prudemment. Sur la paroi nue s’accroche un primitif escalier de pierre. Il grimpe avec ses dernières forces les simples marches dépassant à peine, épaules collées au mur. En haut c’est le choc de la lumière et du vent. Aveuglé, il avance jusqu’aux créneaux en titubant de fatigue et d’ivresse et s’y ancre des deux mains pour ne pas basculer dans le vide. Il boit longtemps le paysage paisible qui s’efface lentement dans la lumière du soir. Le Jeune Homme se détourne de cette vision apaisante. Il a presque oublié l’Aigle et soudain l’animal est là, au sommet de cette tour. C’est un grand oiseau aux plumes sombres, au regard doré. Il est posé sur le sol, bien droit, immobile et silencieux. Son poitrail est transpercé par la flèche du jeune chasseur. Du sang a vernissé les plumes d’une longue traînée noire. Le Jeune Homme s’est laissé glisser assis le dos aux créneaux. Il regarde l’Aigle dont la poitrine se soulève par saccades. Le bec menaçant est teinté de rouge, mais il y a dans les yeux quelque chose de triste, mais aussi d’un peu goguenard.
Le crépuscule a noyé les reliefs. Le Jeune Homme s’est-il endormi un instant ? Soudain c’est la nuit. Le vent s’est apaisé, il fait moins froid. A la lueur de la lune, il voit que le grand oiseau n’est plus là. A sa place il y a un homme allongé dont il perçoit le souffle heurté. Il s’approche. L’Homme a une flèche, sa flèche, dans la poitrine. Il est habillé de sombre. Ses yeux, dorés, regardent le Jeune Homme. « Viens » dit-il dans un soupir douloureux. Le Jeune Homme s’accroupit prés de lui. Un visage intelligent et vieux, des yeux paisibles et tristes et un sourire un peu goguenard. « Tu sauras » dit le Vieil Homme. Sa main serre la main du Jeune Homme , puis la relâche lentement.
Le Jeune Homme regarde la procession de torches avancer vers la Forteresse. Avertis par on ne sait quel messager, les habitants du monde d’en bas viennent à sa rencontre. Il attend devant la porte ouverte de la Forteresse. Il a descendu le Vieil Homme le long des marches étroites, du sommet de la tour dans la grande salle. Il l’a étendu sur les grandes dalles. Il les attend.
Ils l’entourent respectueusement sans lui parler. C’est inutile. Chacun sait. Ils ont posé le Vieil Homme sur un brancard apporté tout exprès. Puis ils sont repartis. Les torches redescendent vers la vallée. En bas de la première pente, ils se sont arrêtés et, élevant les torches haut, au dessus de leurs têtes, ils ont criés, ils l’ont salué : « ARN-WALDEN ! ARN-WALDEN ! » Arn-Walden, le « Gouverneur de l’Aigle ». Il sera Arn-Walden désormais. Fait pour veiller sur le monde paisible et ses tranquilles habitants. Il a su dès que le Vieil Homme lui a dit « Tu sauras ». Il a su et il a accepté, de son plein grès, l’air glacé et la solitude amère de la Forteresse de l’Aigle."
_________________ « La réalité est un endroit sympa à visiter, mais je n’aimerais pas y vivre. » David A. McIntee
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