Denis Sieffert, dans l'édito du Politis de cette semaine, a écrit:
Un cas de dictateur « limite »
jeudi 13 décembre 2007
Ce Mouammar Kadhafi a décidément un lourd handicap : comme feu Jaruzelski ou Pinochet, il a une tête de dictateur. Avec son regard hautain d’illuminé qui semble toiser le monde, il fait immanquablement penser à ces tyrans tropicaux des années 1930 décrits par Alejo Carpentier dans le Recours de la méthode. Et lorsque, en plus, il revêt son costume d’apparat blanc et chausse ses lunettes noires, alors il provoque volontiers la raillerie de ceux qui se tiennent à bonne distance de son pouvoir, mais glace d’effroi tous les autres. Ceux qu’il met en prison ou soumet à la torture pour un mot de trop. Comparé à Kadhafi, un potentat chinois, recordman du monde de la peine de mort, mais cravaté et jovial, ne suscite pas d’emblée le même réflexe répulsif. Et un président russe, bourreau des Tchétchènes mais très sérieux, trop sérieux, n’engendre qu’une crainte mêlée de respect. Il faut ajouter à cela cette remarque importante : le dictateur libyen n’était pas, jusqu’ici, du côté du manche. Il a longtemps défié les Occidentaux, Américains et Européens. Il a attaqué leurs intérêts. Et parfois de la façon la plus cruelle et la plus injuste qui soit, en s’en prenant à des civils lors des attentats contre des avions de compagnies américaine ou française. Or pourquoi ne pas le reconnaître ? il y a dans les bons usages diplomatiques dictateur et dictateur. Le Tunisien Ben Ali, qui n’est pas un grand démocrate, ou le Congolais Sassou Nguesso, qui n’est pas un tendre non plus, pour ne citer qu’eux, fréquentent nos palais de la République sans déclencher l’ombre d’une polémique.
Au Liban, il y a des personnages qui figurent aujourd’hui honorablement dans le camp occidental « anti-syrien », comme l’on dit et qui ont prêté la main jadis aux pires massacres des camps palestiniens. La difficulté avec Kadhafi, au-delà de ses apparences ubuesques à la Machado, c’est qu’il est tout juste en train de passer du côté du manche. C’est un dictateur "limite".Il n’est pas assez déraisonnable pour finir comme Saddam Hussein. Mais pas assez sage pour avancer vers une apparence de démocratie. Ses interlocuteurs occidentaux ont donc à s’accommoder de cette contradiction. Et, apparemment, ils s’en accommodent. Cet homme est en train de devenir un dictateur fréquentable. Selon les critères officiels, qu’est-ce qu’un dictateur fréquentable ? Ce n’est pas moins un dictateur, ni davantage un démocrate. C’est un personnage qui a accepté de passer sous les fourches caudines des grandes puissances, qui ne les menace plus, et tourne sa haine exclusivement contre son peuple. Autant dire que le débat est moins simple qu’il y paraît. Nous avons tous compris que l’interminable séjour parisien de Kadhafi, entamé lundi, était la rançon payée pour la libération des infirmières bulgares et du médecin palestinien, emprisonnés huit années durant pour un crime épouvantable qu’ils n’avaient évidemment pas commis. Ces deux événements la libération des victimes et la récompense du bourreau sont les deux faces d’un même acte politique. Sans doute faut-il les approuver en bloc, ou les condamner en bloc.
Le vrai cynisme réside dans les prolongements militaro-financiers de ce drôle de troc. Nos confrères de la Tribune parlaient lundi de dix milliards d’euros de contrats. Des Airbus, mais surtout un réacteur nucléaire, des avions de combat et du matériel militaire en tout genre. Quel contraste avec l’Iranien Ahmadinejad ! Rien de commun pourtant entre la dictature libyenne et la démocratie théocratique de Téhéran (où les élections entre les candidats autorisés sont libres). Si le président iranien est plus près de recevoir nos bombes que d’être lui-même reçu à l’Élysée, c’est qu’il n’est pas du tout du côté du manche. Si l’on refuse de reconnaître le résultat d’une élection totalement démocratique en Palestine, c’est pour la même raison. Si, le même jour où certains faisaient mine de s’émouvoir de la présence de Kadhafi, Nicolas Sarkozy pouvait recevoir sans l’ombre d’un problème Benyamin Netanyahou, l’un des plus va-t-en-guerre des hommes politiques israéliens, et le plus fidèle représentant des colons, c’est encore pour la même raison. Autrement dit, il faut le reconnaître clairement, le sort des peuples nous importe peu. Ce qui compte, c’est le parti pris de chacun de ces personnages dans ce choc des civilisations qui n’existe pas encore mais qui guide quand même notre imaginaire.Ce qui compte, c’est le côté du manche. Le Pakistanais Pervez Musharraf peut bien faire autant de coups d’États qu’il veut, et sophistiquer une arme nucléaire qu’il possède déjà. Son choix pro-américain l’expose à rien d’autre qu’à des remontrances. C’est pourquoi, même si nous condamnons l’accueil fait à Kadhafi, nous ne sommes guère convaincus par certaines indignations sélectives. Ceux qui, à gauche comme à droite, font mine de croire que les droits de l’homme constituent un critère ne sont pas moins cyniques que l’objet de leur feinte colère.