Lorsqu’il apprend en 1977 que la femme avec laquelle il vit est enceinte, Steve Jobs refuse absolument d’admettre l’idée de sa future paternité. Malgré les conseils de ses amis et l’insistance de la mère, rien n’y fait. Dans un accès d’absolu narcissisme, l’enfant abandonné abandonne à son tour son enfant. Un test en reconnaissance de paternité conduit à l’UCLA établit une probabilité de 94%. Il refuse pourtant d’accepter l’évidence, parle de 72% et déclare que 28% de la population américaine peut être le père de Lisa. Plusieurs années plus tard, l'ordinateur qui préfigure le Macintosh, portera ce nom.
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Steven Paul Jobs est adopté en 1956 peu après sa naissance par Clara et Paul Jobs. Ce dernier, natif de Germantown, Wisconsin, bourlingue quelques temps dans le Middle West à la recherche d’un travail, rejoint les garde-côtes américains après Pearl Harbor et atterrit démobilisé à San Francisco à la fin de la guerre. Mélange de romantisme, de puissance de travail, d’ego conséquent et de doutes à son égard, Paul Jobs éprouve de réelles difficultés à accepter les entreprises, les hiérarchies et la vie en société en général. Il n’en est pas moins doté d’un charisme certain. Excellent vendeur, il détestera toute sa vie les clients.
Bien que la Californie ne soit pas l’Eldorado espéré, il s’y fixe et épouse Clara en 1952. Quatre ans plus tard, il bénéficie de l’extraordinaire conjoncture économique de l’époque et trouve un job plus stable et plus lucratif que ceux qu’il a coutume d’accepter. Il devient collecteur d’impayés dans une compagnie financière. Le couple adopte un garçon et cinq mois plus tard, avant que les formalités d’adoption ne soient complètement réglées, déménage à San Francisco. L’entreprise qui emploie Paul Jobs se déplace peu après à Palo Alto. Il a un bon boulot et si l’avenir paraît radieux, le présent est déjà au plein emploi.. Sécurisé par cette conjoncture, les Jobs adoptent une fille, Patricia. La famille est alors semblable à la plupart des autres dans la région. Après la guerre et ses déboires, l’expansion redémarre : In God We Trust et vive les États-Unis d’Amérique.
Pendant ce temps, le petit Steven grandit et ne tarde pas à montrer sa différence génétique. Alors que son père peut passer des heures à bricoler de vieilles bagnoles dans son garage, le fils se montre davantage intéressé par l’art et le dessin. Il a des problèmes de discipline à l’école, moins par réelle turbulence que par difficulté à se couler (déjà) dans le moule scolaire. Mais surtout, un trait de caractère s’affirme, il est volontiers geignard et ce gosse capricieux supporte mal de n’être pas le premier. Lors d’une compétition de natation, il fond en larmes s’en va en pleurant. Il a très peu d’amis et n’éprouve aucun besoin d’appartenance à un quelconque groupe. Mais l’un des voisins de la famille est ingénieur chez Hewlett Packard. Un week-end où, lassé d’assister son père dans le désormais traditionnel bricolage automobile, Steve se promène dans la rue où il voit le voisin trimballer un fatras de microphones, de piles et de haut-parleurs. Il observe le mouvement et passe du garage de son père à celui du voisin, considérablement plus intéressant.
Paul Jobs ne perd d’ailleurs pas à cette époque-là que l’attention de son fils. Considérant que son emploi ne le mènera nulle part, il réoriente une fois de plus sa carrière professionnelle et devient agent immobilier. Ce qui aurait pu être une excellente opportunité se transforme rapidement en cauchemar. Paul Jobs déteste d’emblée sa nouvelle activité, néglige ses clients et la vie familiale entre alors dans une spirale funeste. L’argent se fait rare, Clara prend un emploi à temps partiel pour subvenir aux besoins du ménage. Le couple est contraint d'hypothéquer sa maison. Steve doit abandonner la natation et sa mère fait du baby-sitting pour payer les factures. Les vacances sont annulées, la voiture vieillit. Mais le pire est atteint lorsque la télé couleur rend l’âme et se voit remplacée par un modèle en noir et blanc. Paul trouve alors un job de mécanicien à San Carlos, distant de trente kilomètres, où la famille déménage une fois de plus.
En 1965, Steven, maintenant âgé de neuf ans, regarde tristement son environnement. Au psychologue de l’école qui lui demande ce qu’il ne comprend pas dans le monde au sein duquel il évolue, il répond : « Pourquoi ma famille est elle si fauchée ? » Steven manque d’être viré de l’école primaire, il a sans cesse besoin de se distinguer et d’être distingué. Il a la chance de rencontrer un enseignant qui parvient à le motiver suffisamment pour que le cancre devienne deux ans plus tard, le plus jeune élève de sa classe au high-school de Crittenden. En fait, ce lycée est digne de West Side Story, des bandes bardées de couteaux y font la loi, l’une d’elles fait d’ailleurs un stage en prison pour viol collectif et le monde s’y divise en deux catégories : les « Hoods », une bande locale, et un petit nombre de surfers.
Au mois de septembre, Steven avertit ses parents qu’il ne retournera pas au lycée dans de telles conditions. C’est la première fois de sa vie qu’il exerce son pouvoir et ses parents ne peuvent qu’accepter. C’est un tournant dans sa vie. Il n’oubliera jamais cette expérience. La famille déménage à Sunnyvale, un autre morceau de cette banlieue de San Francisco, qui est déjà en train de devenir la Silicon Valley. Etrange prémonition de ce que sera l’industrie informatique, son bus croise tous les jours à un carrefour la voiture d’un des fondateur d’Intel et celle de Steven Wozniak, futur co-fondateur d’Apple.
Entre les longues séances de bricolages dans les garages environnants et le collège ou il se lie toujours aussi peu. Steve Jobs affirme une personnalité à part. Il prend le contrepied des autres pour faire genre, exister, se définir. Il entre au lycée à Homestead et commence à suivre les cours d’électronique de John Mc Collum, un enseignant remarquable à la passion contagieuse. Il n’y fait pas réellement d’étincelles, mais Mc Collum se souvient de lui comme d'un élève « qui avait toujours une manière différente de voir les choses ». Plus que le foot ou le base-ball, l’électronique devient un sujet de conversation chez les adolescents du voisinage. Un jour, un copain plus âgé de Steve nommé Bill Fernandez vient le chercher, l’air halluciné, bredouillant qu’avec son ami Steve Wozniak, une autre brillantissime émule de Mc Collum, ils viennent de construire un ordinateur…
La rencontre entre les futurs co-fondateurs d’Apple est déterminante. Jobs dira plus tard avec une évidente présomption, que Wozniak était la seule personne qui lui soit techniquement supérieure. Si Jobs est au niveau de ses camarades, Wozniak est réellement un surdoué de la technologie, et surtout, il a quatre ans de plus. Mais le talent de Jobs est ailleurs, il est déjà extraordinairement persuasif. Lorsqu’il cherche un job pendant l’été, il appelle au culot Bill Hewlett. Le fondateur d’Hewlett Packard est déjà une légende à la fois comme ingénieur et comme entrepreneur, mais Jobs parvient à franchir tous les barrages, obtient Hewlett, fait son numéro de bluff et se fait embaucher pour un petit job d’été sous l’œil ébahi de ses camarades. Alors qu’il ne possède pas de compétences particulières, il se rend rapidement indispensable, il passe tous les coups de téléphone décisifs et fournit à Wozniak tous les composants dont il a besoin. D’ailleurs le duo déménage rapidement dans le garage du père de Steve Jobs, où celui-ci a désormais l’œil sur toutes les opérations. Lorsque Wozniak intègre l’université de Berkeley, le monde de Steve Jobs bascule. S’il est lui-même encore loin de la fac, ça ne l’empêche pas de se forger un personnage de parfait étudiant hype. Il s’applique même à se donner l’image d’un type cool à mourir, qui expose des nuits durant des théories aussi fumeuses que ses joints d’herbe. Trop jeune pour avoir connu la période hippie, il en singe les attitudes jusqu’à s’en imprégner, au point de devenir un gourou de campus plus vrai que nature. Il passe le reste de son temps dans le garage familial avec Wozniak ou à fumer et prendre de l’acide avec sa copine. Ses parents assistent impuissants à la métamorphose. Un jour ou Paul Jobs trouve un paquet d’herbe dans la voiture de son fils et lui demande ce que c’est, Steve lui répond naturellement : « C’est de la marijuana ».
Début 72, les deux compères font une rencontre déterminante. En lisant dans le très branché magazine Esquire un reportage sur les pirates du téléphone, ils apprennent qu’un mystérieux Cap’n Crunch contourne la sécurité de la compagnie AT&T en inversant les fréquences tonales. La démarche, qui mélange bidouillage high tech et arnaque alternative, a tout pour les séduire et Steve Jobs se met en quête du personnage. Evidemment, il arrive à le dénicher et un soir, un individu qui s’appelle en réalité John Draper vient montrer à Wozniak comment fabriquer cette « Blue Box », machine infernale qui permet de passer gratuitement des appels longue distance à partir de n’importe quel poste de téléphone. Wozniak en fabrique un, puis deux et perfectionne l’outil. C’est surtout pour rire. Un soir, il appelle le Vatican en se faisant passer pour Henri Kissinger et ne raccroche que lorsque le secrétaire papal lui propose de réveiller le souverain pontife. Jobs, lui, ne rigole pas et comprend tout de suite l’enjeu commercial du produit. Les étudiants téléphonent beaucoup et l’objet est vaguement illégal. La stratégie de marketing immédiatement conçue par Jobs est efficace et localement, les bénéfices d’AT&T s’érodent progressivement.
Le marché s’étend, Wozniak améliore sans cesse les produits. Les commandes affluent et l’affaire rapporte plusieurs milliers de dollars en peu de temps. Pourtant Steve Jobs commence à comprendre que cet amusant business va l’amener tout droit en prison, AT&T recherche les fraudeurs et le modèle de Wozniak est l’un des meilleurs et des plus répandus. Sentant que le filet se resserre, il préfère s’en tenir là et échappe à l’arrestation qui va conduire John Draper pendant quatre mois dans un pénitencier fédéral. En Juin 72, Steve Jobs sort diplômé du lycée et informe ses parents qu’il compte louer une baraque dans les montagnes de Santa Cruz et y passer l’été avec sa copine. Dans un rare accès d’autorité, son père refuse de le laisser partir. Steve lui dit simplement « au revoir » et quitte le foyer familial. Le couple, souvent rejoint par Steve Wozniak passe l’été à écouter Bob Dylan, à lire, à fumer et à jouer de la guitare. Néanmoins, les soucis d’argent arrivent rapidement et ils en sont réduits à se produire dans des animations pour un centre commercial de San José.
Déguisés en Lapin blanc et en Chapelier fou, les futurs milliardaires se sentent humiliés, au point que Jobs racontera plus tard qu’il avait envie d’égorger son public à la fin de la journée. De guerre lasse, il retourne à l’université, mais choisit la fac de Portland, un temple de la contre-culture. À ses parents qui trouvent l’université farfelue et le coût prohibitif, il répond que c’est ça ou rien et s’installe à Portland. La personnalité qu’il se façonnait un an auparavant se construit définitivement pendant les deux années qu’il passe à l’université. Son charisme grandit, sa culture également. Il rencontre Dan Kottke, l’un des futurs cadres d’Apple, qui l’initie à la philosophie bouddhiste et au yoga. Il fait également la connaissance de Robert Friedland. Celui ci vient de purger deux ans de prison pour fabrication et détention de trente mille buvards de LSD. Lors de son procès, il avait aggravé son cas en exigeant que le juge essaie l’acide pour pouvoir le juger. Friedland devient le gourou de Steve Jobs, qui cherche à devenir un saint homme ascétique débarrassé des miasmes du monde matériel. Il délaisse ses études, ses parents lui coupent les vivres et ses rares amis s’inquiètent.
Sa barbe et ses cheveux s’allongent, il poursuit un temps un régime uniquement composé de fruits et grâce à cette diète, il acquiert le visage émacié d’un maître zen. Friedland le convainc que le cosmos n’est composé que d’électricité, « l’atmosphère électrique de l’amour » dont parle son divin gourou Neem Karolie baba. Mais Jobs n’en tire pas les mêmes conclusions. Il est fauché, sans avenir et misérable, et pense que la Mecque de l’électricité, c’est quand même la Silicon Valley. En 74, Friedland part en Inde et Jobs rentre chez ses parents. Il trouve dans le journal une offre d’emploi chez Atari, l’entreprise la plus « in » du moment, spécialisée dans l’informatique et les jeux vidéo. Atari est en plein essor et cherche sans cesse de nouveaux talents créatifs. Le jeune homme qui arrive dans les bureaux d’Atari n’a rien du candidat idéal. Le look de hippie et le débit ultrarapide impressionnent aussi désagréablement que l’odeur nauséabonde qui le précède. Jobs se débrouille tout de même pour parler au directeur technique de la compagnie et suivant une technique éprouvée, il raconte la carrière de Wozniak en prétendant que c’est la sienne. Bluffé, son interlocuteur l’embauche sur le champs.
Le chaos qui règne chez Atari semble fait pour Steve Jobs, mais il ne s’intègre pas à l’équipe et se fait rapidement détester par ses collègues. En fait, il n’a pas du tout l’esprit d’équipe indispensable à ce type de structure. Son hygiène déplorable dérange, son comportement cause de telles tensions qu’il est rapidement muté dans l’équipe de nuit. Lorsqu’Atari doit résoudre un problème technique apparu en Allemagne, Jobs se porte volontaire pour partir. Il compte profiter du voyage pour filer ensuite en Inde avec son ami Dan Kottke et rencontrer le divin gourou dont lui a parlé Friedland. À son arrivée en Allemagne, son accoutrement consterne une équipe d’ingénieurs cravatés qui demandent à Atari de leur confirmer son identité. Eh oui, c’est bien la bonne personne et pour une fois, pressé, il règle le problème du premier coup et s’envole pour Delhi où retrouve Kottke. Mais si le gourou était peut-être divin, il n’était pas immortel et lorsqu’ils arrivent, il vient de mourir. Il séjourne un peu en Inde, mais va de déceptions en déceptions. Il s’y ennuie et dira plus tard que Thomas Edison a fait beaucoup plus pour l’humanité que tous les gourous de la création. Fin 74, il retourne en Californie, le visage plus émacié qu’avant, pieds nus, vêtu à l’indienne, il retrouve Friedland dans l’Oregon et suit pendant trois mois une « thérapie du cri primal » …
De retour dans la Silicon Valley, son premier tour de force consiste à se faire embaucher à nouveau par Atari. Il n’est pourtant pas le bienvenu : il était déjà très impopulaire et vient de partir pendant près d’un an. Mais bizarrement, Nolan Bushnell, le patron d’Atari perçoit une espèce de génie chez ce post-hippie puant, désagréable et allumé. Il lui confie la réalisation complète d’un nouveau jeu et une carotte financière conséquente. Jobs saute sur l’occasion et appelle Wozniak, avec qui il est resté en contact. Celui-ci maîtrise toutes les technologies et fait à peu près tout le travail, au risque d’y laisser sa santé et son boulot. Le résultat est impressionnant et Jobs peut montrer à Bushnell le travail accompli en s’en attribuant évidemment tout le mérite. Il retourne vers Wozniak et partage scrupuleusement avec lui les 700 dollars qu’il dit avoir reçu d’Atari. C’est là un des traits les moins flatteur du caractère de Steve Jobs qui se fait jour. Il a en fait été payé 7000 dollars par Bushnell.
Jusqu’ici, on pouvait penser qu’il se servait un peu de Wozniak, mais qu’il avait aussi de l’ambition pour deux. Cette fois, la situation est différente. Il vient d’exploiter et d’arnaquer froidement son meilleur ami d’une manière sordide. Avec l’argent de Wozniak, Jobs repart dans l’Oregon au printemps 75, cette fois dans une communauté qui cultive des fruits bio… des pommes essentiellement. Pendant ce temps, le marché et l’industrie informatique évoluent. On commence à parler de micro-informatique et Wozniak fréquente un clubs d’ingénieurs et se passionne pour le sujet au point de travailler de manière épisodique pour une autre société. Il rassemble tous les composants et le microprocesseur et commence fin 75 son œuvre : l’ordinateur qui va devenir l’Apple 1. Lorsqu’il voit le projet prendre forme, Jobs est très impressionné, il a traversé le monde à la recherche d’un gourou et s’aperçoit que l’un des types les plus brillants de sa génération est l’un de ses copains d’enfance.
Steve explique alors gravement à son ami que son projet est génial, futuriste et surtout lucratif et trouve le nom de l’affaire : ce sera Apple Computers. Et l’inespéré se produit. Un jour où ils font une démo de l’ordinateur conçu par Wozniak, un distributeur de la région s’y intéresse et leur laisse sa carte. Le lendemain, en ouvrant son magasin, il a la surprise de voir Jobs, pieds nus, venu le relancer. Une heure après, il a commandé cinquante modèles d’Apple 1, à 600 dollars l’unité. Pour Wozniak et Jobs, ce moment restera le plus important de l’histoire d’Apple. Cinquante autres sont fabriqués, Jobs décide qu’ils coûteront 666,66 dollars. Ce qui déclenchera une violente réaction d’un groupe de fondamentalistes chrétiens qui y verront rien moins qu’une manifestation satanique. Ce qui n’était chez Jobs qu’une technique un peu développée devient un art consommé, chaque visiteur qui entre dans le garage des Jobs devenu le bureau d’Apple en ressort changé, prêt à aider ces sympathiques garçons et leurs excellents ordinateurs. Il parvient à convaincre une agence de marketing connue de prendre en charge leur lancement en échange d’un pourcentage sur les bénéfices d’Apple.
Parfois aussi le ton monte, comme chez Régis Mc Kenna, l’un des meilleurs experts en communication de la Silicon Valley. Quand Mc Kenna propose de revoir un article écrit par Wozniak au sujet de son ordinateur, celui-ci rétorque qu’il ne va pas laisser un publicitaire toucher à son papier. Mais l’argent manque pour produire et Jobs prend conseil auprès de Nolan Bushnell, son ancien patron chez Atari. Bushnell lui explique le métier du capital-risque, en lui conseille de voir l’un des investisseurs d’Atari, Don Valentine. L’homme fait déjà figure de légende dans la Silicon Valley et bien qu’il frôle le dégoût en voyant Jobs, il comprend vite que ces deux gamins ont de l’or dans les mains. S’ils recrutent un collaborateur qui a une expérience du marketing, l’expérience peut l’intéresser. Jobs, futé, lui demande un nom et Don Valentine leur présente Mike Markkula, un ancien directeur du marketing d’Intel qui vient de revendre ses stock options. Markkula rappelle Mc Kenna pour le convaincre de participer à l’aventure ; réussit et prévient Jobs qu’Apple Computers a une équipe et un crédit bancaire de 250 000 dollars.
A la fin 76, Steve Jobs a réussi l’impossible. En moins d’un an , il a constitué une société qui exploite un produit fiable et testé, capable d’être produit en série, avec des hommes solides à tous les postes et un début de capital. À ce stade, la plupart des entreprises en gestation ont déjà échoué. Mais pour le meilleur et le pire d’Apple, Steve Jobs a façonné l’entreprise à son image et les affaires d'ego, les erreurs épouvantables et les crises funestes seront malheureusement aussi fréquentes que les accès de génie. Début 77, Apple est recapitalisé et il faut maintenant réfléchir au successeur de l’Apple 1. Mais les conditions ont changé et si Wozniak a déjà commencé à y penser, il travaille toujours chez Hewlett-Packard où il bénéficie d'un travail intéressant et d'un bon salaire. Jobs doit batailler avec les parents, les amis, la femme de Wozniak pour faire en sorte qu’il quitte Hewlett-Packard, l’entreprise la plus importante de la région, pour rejoindre une start-up, certes prometteuse, mais jeune et vulnérable. Jobs cajole, argumente, menace et finit par faire entrer dans la tête de son ami qu’être le principal actionnaire de son entreprise, c’est intéressant et LUCRATIF. Wozniak comprend, et quitte Hewlett-Packard pour Apple.
Tous les professionnels chevronnés qui entrent dans Apple savent que l'entreprise a besoin d'un patron. Steve Jobs ne possède pas encore l’expérience nécessaire. Il en convient lui-même adroitement, mais choisit le directeur général qui le gênera le moins et lui apprendra le plus. Même encadré, il reste la figure de proue d’Apple. L’ambiance est à la fois chaleureuse et parfois tendue. Lors d’une réunion, Jobs pose ses pieds sur le bureau comme à l’accoutumée, ce qui exaspère Mike Markkula qui lui ordonne de retirer immédiatement son sale pied puant de la table. Jobs refuse, arguant que les cigarettes que Markkula fume à la chaîne puent plus que son pied. Le clash est évité de justesse par Mike Scott, le nouveau patron d’Apple, qui explique fermement à Jobs qu’un bain régulier est un exercice indispensable dans le business. Comme il s’occupe moins de la gestion des affaires courantes, Jobs exerce sa créativité sur le design des machines, la création du logo, et invente pendant ces années ce qui deviendra également la marque de fabrique d’Apple. Il est parfois odieux avec ses collaborateurs, mais finit systématiquement par obtenir ce qu’il veut. Son perfectionnisme obsessionnel servi par une vision à très long terme de ce que peut devenir Apple fait merveille. Son look change, le semi clochard devient un dandy, conseillé au départ par l’élégant Régis Mc Kenna, qui l’accompagne acheter son premier costume. Mc Kenna raconte que, des années après, comme ils repassent ensemble devant le magasin, Jobs invente une longue et abracadabrante histoire d’un aveugle qui l’aurait guidé ici après une vision. Mc Kenna l’écoute et lui dit : « Steve, c’est moi qui t’ai amené ici, tu te souviens ? » Jobs acquiesce et change de sujet.
Apple devient rapidement une entreprise importante, l’Apple II est un succès et les actionnaires se bousculent pour entrer dans le capital de l’entreprise dont la valeur ne cesse de grimper. Jobs est partout à la fois et scrute le futur. Il comprend que l’industrie de l’informatique est à l’aube d’un nouveau changement et que l’avènement du micro ordinateur individuel est proche. Le seul compétiteur qui pourra concurrencer IBM n’est autre qu’Apple. La lutte de Goliath contre David vire comme d’habitude à l’obsession. Pour financer le développement, l’introduction en bourse d’Apple est inévitable. Les fondateurs et les premiers salariés de la firme deviennent instantanément milliardaires. Jobs évoquera le parking d’Apple où les Porsche et les Mercedes remplacent les vans Volkswagen et vivra chaque vente d’actions comme une trahison. Le succès est immense, la valeur d’Apple double du jour au lendemain.
Au début des années 80, Jobs lance le projet Lisa. Un ordinateur individuel entièrement piloté par une souris. L’objet est révolutionnaire mais il reprend une vieille idée de Douglas Englebert qui dans les années soixante avait fait hurler de rire tous les informaticiens de la planète. Le Macintosh n’est pas loin. À la même époque, politique d’IBM se fait plus agressive. Le géant de l’informatique entre en masse sur le marché de l’ordinateur individuel et passe un accord de licence pour un système d’exploitation avec une jeune entreprise nommée Microsoft. Bien évidemment IBM se dote d’un standard incompatible avec les machines d’Apple, la hache de guerre est déterrée. Jobs comprend que pour entrer en compétition avec un ennemi de la taille d’IBM, il a besoin d’aide. En 1983, Mike Scott est épuisé, sa santé vacille après ces années de stress. Jobs contacte John Sculley, alors président de Pepsi Cola et lui demande de prendre la direction d’Apple. Le loup entre dans le bergerie.
Totalement immergé dans la réalisation du projet Macintosh, dont l’équipe travaille dans des locaux différents, Steve Jobs ne voit pas l’emprise que prend Sculley sur Apple et son conseil d’administration. En 1984, le lancement du Mac est une révolution. Le premier ordinateur individuel piloté par une souris et doté d’une interface graphique voit le jour. Jobs a des années d’avance. La campagne de communication est lancée sur les valeurs d’Apple, le talent, l’individualisme et l’excentricité. Le thème choisi pour cette publicité est 1984, le livre d’Orwell. Dans une conférence de presse, Steve Jobs attaque IBM avec violence, comparant la firme au « Big Brother » d’Orwell, et l’accuse de vouloir régenter le monde de l’informatique. A l’époque, la charge est considérée comme excessive, mais la vision est prémonitoire : quinze ans plus tard, le gouvernement fédéral américain engagera une procédure contre Microsoft pour les mêmes raisons d’abus de position dominante. Au moment ou les ventes du Mac décollent et que le produit devient un succès inédit, Sculley essaie de modifier les habitudes et le fonctionnement d’Apple : rationalisation de la production, contrôle des coûts, management plus hiérarchisé. Il pratique une intense rétention d’information à l’égard de Jobs et professe que si tout va bien avec lui, tout irait encore mieux sans et qu’il est maintenant devenu un frein. En juillet 85, Sculley annonce que Jobs « n’a aucun rôle opérationnel, ni aujourd’hui, ni dans le futur ».
Jobs s’en va, vend pour vingt millions de dollars d’actions d’Apple, voyage en Europe et réfléchit. Il a trente ans et pense que l’avenir de l’informatique n’est plus dans la conception de machines (hardware), mais dans la création de logiciels (software). Il crée NeXt-Step et révolutionne à nouveau le principe des systèmes d’exploitation, mais sans être un échec commercial, la vision semble cette fois trop lointaine. Il attire pourtant beaucoup d’investisseurs, notamment dans le cadre de la programmation orientée objet, mais il doit faire face à des concurrents autrement plus puissants que lui, dont une association ponctuelle entre Apple et Microsoft. En 1986, il rachète la division informatique de Lucasfilm, qu’il rebaptise Pixar Animation Studios et produit Toy Story, le premier film complètement animé sur ordinateur. Il lance en 1989 le NeXt Step computer, mais abandonne quatre ans et 250 millions de dollars plus tard. Cette expérience n’est cependant pas un échec total, Jobs possède maintenant une expérience irremplaçable à l’heure de l’explosion de l’Internet. Pendant ce temps, Apple se meurt. Les présidents successifs ont presque raté tous les grands enjeux. Quand IBM ouvre ses licences et autorise d’autres fabricants à reproduire ses PC pour gagner la bataille des standards, Apple s’enferme dans une autarcie suicidaire et interdit toute copie de son système, pourtant bien meilleur. Les pertes sont énormes et Apple cherche un nouveau système d’exploitation. NeXt en possède justement un et Steve Jobs se voit rappelé en 1996 en qualité de consultant.
Une année plus tard, il se retrouve président par intérim et le demeure jusqu’à ce que sa santé déclinante ne l’oblige à abandonner la direction exécutive d’Apple le 25 Août 2011. Microsoft est entré dans le capital d’Apple et les nouveaux produits, professionnels et grand public battent tous le records de ventes. Les nouveaux Mac sont bleus et verts, taillés pour l’Internet. Steve Jobs est rentré chez lui. Le succès de l’I-Mac est immédiat et les finances assainies d’Apple permettent de relancer la division R&D.
La suite est archi connue : le lancement de l’iPod permet à Apple de diversifier ses produits et de devenir le leader absolu des baladeurs numériques en pulvérisant la concurrence. Là encore, Steve Jobs n’a rien inventé, seulement modernisé cette fabuleuse trouvaille qu’Akiro Morita, PDG de Sony, avait imposé en 1979 à ses cadres marketing qui n’y croyaient pas : le walkman. Puis vient l’iPhone, le téléphone multi-application grâce auquel Apple ouvre une brèche pour prendre la position de leader sur un marché porteur où il n’était pas encore implanté, suivi plus récemment de la tablette iPad. En jouant sur la complémentarité du hardware et de la compatibilité des produits, comme dans le cas du logiciel iTunes, Apple verrouille un marché et impose un quasi monopole autour d’un système rendu totalement opaque au nom du confort de l’utilisateur avec des marges bénéficiaires d’environ 40%, qui lui permettent de développer les produits du futur, au design souvent révolutionnaire conçu par le vrai génie de la boîte : Jonathan Ive, le senior vice-president qui règne sur le look de la gamme.
Celui qui se plaignait de la domination de Microsoft, qu’il accusait de se comporter comme un Big Brother liberticide, a finalement hissé son entreprise à la hauteur de la troisième capitalisation boursière mondiale en utilisant les mêmes méthodes : monopole et verrouillage des systèmes d’exploitation, mais en y ajoutant un glamour inédit chez les geeks.
Éric Ouzounian