De L’Humanité au Figaro, en passant par Télérama, les critiques sont quasi unanimes : le film Vincent doit mourir, sorti le 15 novembre 2023, est une réussite. C’est aussi un succès d’estime : après une sélection à la Semaine de la critique à Cannes en 2023 et 50 000 entrées en salle, il remporte des distinctions dans de nombreux festivals, dont certaines prestigieuses, comme le prix du meilleur film étranger en coproduction aux Magritte 2024, la grand-messe du cinéma belge. La même année, il est nommé pour le César du meilleur premier film. Un beau parcours pour ce long métrage fantastique réalisé par Stéphan Castang et porté dans les rôles principaux par Karim Leklou et Vimala Pons.
En coulisses, les producteurs ont donc de quoi se réjouir, au premier rang desquels Thierry Lounas et sa compagne, Claire Bonnefoy. Leurs sociétés respectives, Capricci et Bobi Lux, figurent parmi les principaux contributeurs au budget de Vincent doit mourir, qui s’élève à plus de 4 millions d’euros, dont une partie provient de fonds belges. Côté français, les structures publiques ayant mis la main à la poche sont le Centre national du cinéma et l’image animée (CNC), à hauteur de 360 000 euros, ainsi que les régions Auvergne-Rhône-Alpes, Pays de la Loire et, dans une moindre mesure, Nouvelle-Aquitaine, pour un total de plus de 430 000 euros. Les diffuseurs Canal+, Arte et Ciné+ complètent ce tour de table.
Le CNC a lancé en 2025 « un contrôle concernant le financement du film “Vincent doit mourir” et, donc, les sociétés Capricci et Bobi Lux ». Celui-ci est toujours en cours
Mais d’après nos informations, les coulisses de Vincent doit mourir ne seraient pas toutes propres. À tel point qu’elles ont attiré l’attention du CNC : saisi par la direction des affaires culturelles de la région Nouvelle-Aquitaine, le protecteur et gendarme du cinéma français nous confirme avoir engagé en 2025 « un contrôle concernant le financement du film Vincent doit mourir et, donc, les sociétés Capricci et Bobi Lux ». Si le CNC n’a pas été plus précis sur la teneur de ce « contrôle », toujours en cours, Les Jours ont eu accès à des documents internes à Capricci et Bobi Lux qui retracent les comptes de ce long métrage tourné entre fin septembre et début novembre 2022. Et montrent de surprenants postes de dépenses dont, entre autres, de faramineuses notes de frais.
Nous nous sommes notamment procuré le « grand livre analytique » de Vincent doit mourir, c’est-à-dire le document comptable numérique qui recense les dépenses précises du film. Sollicité sur certains montants de ses notes de frais, Thierry Lounas a refusé de répondre, nous renvoyant vers Claire Bonnefoy au motif que « toutes les dépenses ont été régies, pour le compte de la coproduction, par Bobi Lux ». Quant à celle-ci, elle réfute tout abus et soutient que les « comptes définitifs » du film « ont été validés par un commissaire aux comptes » et que toutes les dépenses y figurant « sont justifiées et font l’objet, comme pour tous les films, de vérification auprès du CNC ». Sans répondre précisément à nos questions, Claire Bonnefoy assure par ailleurs que la version du « grand livre analytique » que nous citons « est provisoire et obsolète ». Celle que nous avons en notre possession est arrêtée au 17 mai 2023, soit à la date du festival de Cannes, là où Vincent doit mourir a été projeté pour la première fois, et donc, de fait, avant le bouclage des comptes survenu quelques mois plus tard.
Thierry Lounas
Illustration Jean-François Desserre pour Les Jours.
Mais, à moins que le couple se soit inventé de nombreux frais qu’ils auraient supprimés par la suite, ce document retrace la majeure partie des dépenses du film sur les années 2021 à 2023. Elles correspondent, se recoupent et se complètent d’ailleurs avec celles inscrites dans d’autres fichiers internes que nous avons obtenus. Le tout laisse donc apparaître des notes de frais à gogo, des additions à faire pâlir des restaurants étoilés, des hébergements dans des lieux sans rapport avec le film ou, encore, d’étranges salaires.
Après avoir révélé le témoignage de douze femmes qui accusent le couple Lounas-Bonnefoy de faits s’apparentant à des violences sexuelles (lire l’épisode 1, « #MeToo : Thierry Lounas et Claire Bonnefoy, producteurs accusés d’être des “prédateurs” »), ainsi que la plainte d’une treizième, déposée pour viol à l’encontre de Thierry Lounas – qui est présumé innocent (lire l’épisode 3, « Une plainte pour viol déposée contre le producteur Thierry Lounas ») –, Les Jours se plongent dans leur business et dévoilent la face cachée d’une de leurs plus grandes productions cinématographiques.
Si la mère de l’enfant de Lounas était là, d’une manière ou d’une autre, je l’aurais su.
Une source qui a suivi le projet « Vincent doit mourir » de bout en bout
Premier enseignement de ces documents comptables ? Si les émoluments du binôme, à diverses étapes du projet et au gré de leurs nombreuses casquettes, paraissent très confortables, c’est surtout la présence parmi les salariés du film de l’ex-compagne de Thierry Lounas, la mère de son fils, qui attire l’attention. Elle aurait touché 12 536,85 euros au titre d’un poste de « secrétaire de production » et 7 000 euros en tant que « consultante scénario ». Cette femme est une journaliste de profession, passée par le magazine Sofilm dont Thierry Lounas a longtemps été le directeur de la rédaction. Nous n’avons pas réussi à retrouver sa trace à des postes équivalents dans d’autres projets cinématographiques, mises à part quelques figurations ponctuelles.
Lorsque nous les avons interrogés sur la nature de ses missions précises, plusieurs de nos interlocuteurs ont été bien en peine de nous répondre. Pour cause : aucun ne l’a vue ni avant, ni pendant, ni après le tournage. « Si elle était là, elle a été d’une discrétion à toute épreuve », rit jaune une source bien informée qui a suivi le projet de bout en bout, et à qui nous apprenons la présence de cette illustre inconnue au générique du film. Avant d’ajouter : « Si la mère de l’enfant de Lounas était là, d’une manière ou d’une autre, je l’aurais su. » Dès lors, comment expliquer que celle-ci ait touchée près de 20 000 euros de salaire sur cette production ? Contactée, l’ex de Thierry Lounas ne nous a pas répondu. Pas plus que ce dernier qui, sollicité à plusieurs reprises, est resté silencieux sur ce sujet. De même que sa compagne actuelle et coproductrice du film, Claire Bonnefoy.
« Vincent doit mourir »
Extraits du « grand livre analytique » de « Vincent doit mourir », produit par Thierry Lounas et Claire Bonnefoy — Illustration Marie Fantozzi d’après des documents Les Jours.
Si le cas de cette employée si discrète paraît singulier au vu des sommes qu’elle aurait perçues, d’autres personnes, souvent des petites mains, ont été embauchées sur le budget du film… pour ne pas y travailler. L’une d’entre elles a, par exemple, signé un contrat – consulté par Les Jours – affichant un en-tête « Vincent doit mourir » mais a été envoyée à l’été 2023 au soutien d’un autre projet réalisé et produit par Claire Bonnefoy via Bobi Lux, le court métrage Hélène et les filles. Un système de vases communicants peu compréhensible d’un point de vue comptable : les aides attribuées pour un film donné n’étant, logiquement, pas censées être utilisées pour un autre. A fortiori lorsqu’il s’agit d’argent public. Le comble ? Tandis que ces renforts ne travaillaient pas sur Vincent doit mourir, plusieurs de ceux qui y trimaient vraiment affirment ne pas avoir été payés pour des heures supplémentaires pourtant bien effectuées, elles !
Claire Bonnefoy, 36 ans, et surtout Thierry Lounas, 54 ans, sont des poids lourds du cinéma indépendant, un milieu artistique bouché, où les soutiens financiers sont compliqués à décrocher. Une réalité qui nécessite parfois de s’arranger avec les lignes comptables pour mener à bien des projets. De l’avis d’une spécialiste bien au fait de cet écosystème, il peut arriver qu’une société se serve du reliquat d’un budget de film subventionné afin de financer le suivant qui, lui, n’aurait pas reçu d’aide. Selon notre source toutefois, si ce genre de micmacs seraient plus ou moins fréquents pour des productions modestes, ils seraient plus rares pour celles qui brassent des millions d’euros, sujettes à des contrôles plus stricts. Était-ce le cas ici ? Les caisses de Vincent doit mourir auraient-elles servi à alimenter celles d’Hélène et les filles ? Les deux producteurs ne nous ont pas répondu.
J’avais une carte bleue des films à mon nom et Claire me demandait toujours les codes pour ses achats. Pendant que Thierry me harcelait pour que je fasse zéro dépense, je validais des commandes chez Conforama, chez Deliveroo…
Une personne ayant travaillé sur le long métrage
Pratiques usuelles ou non, les notes de frais mirobolantes qui figurent dans le « grand livre analytique » de Vincent doit mourir semblent, elles, difficilement explicables. D’après plusieurs sources, celles-ci sembleraient illustrer la tendance du couple Lounas-Bonnefoy à « financer son train de vie sur le budget des films », selon les mots de l’une d’entre elles. Une autre personne ayant travaillé sur le long métrage produit par Bobi Lux et Capricci se souvient : « J’avais une carte bleue des films à mon nom et Claire [Bonnefoy] me demandait toujours les codes pour ses achats. Pendant que Thierry [Lounas] me harcelait pour que je fasse zéro dépense, je validais des commandes chez Conforama, chez Deliveroo… » Les Jours ont fait le calcul à partir des fichiers comptables : entre 2021 et 2023, 82 commandes ont été passées à l’enseigne de livraison de plats cuisinés sur le budget de Vincent doit mourir, pour un total dépassant les 5 500 euros.
Ceci étant, les identités de ceux ou celles qui les ont effectuées n’apparaissent pas sur les documents consultés. Impossible, donc, de les imputer à quelqu’un en particulier. À l’inverse de ces très nombreuses autres notes de frais figurant dans le « grand livre analytique » qui sont précisément libellées aux noms de Thierry Lounas ou Claire Bonnefoy. Entre 2021 et 20231, le premier aurait facturé plus de 25 500 euros en « restaurants », « indemnités de repas » et « casse-croûte et boissons », quand la seconde en aurait déclaré près de 7 800. Des dépenses bien distinctes de celles concernant les « repas collectifs », également retracées dans les comptes et qui ont profité à l’ensemble des équipes de tournage.
Si certains de ces frais peuvent être en lien avec la quête de subventions, la promotion du film, des invitations professionnelles ou des déjeuners d’affaires, tous ne peuvent être justifiés de cette façon. Certaines additions sont particulièrement salées : en avril 2022, par exemple, six mois avant le tournage, Thierry Lounas a réglé 931,34 euros pour un seul « repas ». Le 17 janvier 2023, il a dépensé 498,23 euros de « restaurant » puis, quelques semaines après, 660,42 euros pour un autre « repas ». De son côté, Claire Bonnefoy a mangé pour 512,60 euros en juillet 2022, ou encore 417,62 euros en janvier 2023. À ces dîners et déjeuners, qu’on espère goûtus au vu de leurs prix, s’ajoutent des notes plus raisonnables mais plus quotidiennes, qui s’étalent sur plus de deux ans, à des dizaines et des dizaines de reprises. Entre 2021 et 2023, toujours sur le budget de Vincent doit mourir, le couple a également facturé plus de 3 500 euros de taxis.
Thierry Lounas
Illustration Jean-François Desserre pour Les Jours.
D’autres postes de dépenses sont de nature à éveiller quelques doutes quant au mode de financement des achats courants des producteurs. Ainsi, selon une autre note de frais facturée sur le budget du long métrage au nom du seul Thierry Lounas et obtenue par Les Jours, celui-ci se serait fait rembourser 269 euros d’achats effectués au magasin Printemps et 196 euros aux Galeries Lafayette. Ces deux dépenses sont justifiées comme étant de « l’aménagement décor », avec le code comptable adéquat. Le hic ? Elles sont datées du 7 juillet 2023, soit plus de huit mois après la fin du tournage, bien après la post-production et la première projection de ce film qui sort alors bientôt en salles. À cette date, les décors sont, a priori, fignolés, montés et démontés depuis fort longtemps.
Sur cette même note, entre le 30 juin et le 7 juillet 2023, Thierry Lounas enregistre onze dépenses intitulées « repas après tournage » pour un montant total de 346,51 euros. Avec, là encore, une acception visiblement étendue de la notion d’« après ». On y lit : 14 euros chez Fufu Ramen, une cantine japonaise de Bordeaux ; 9 euros chez la boulangerie Paul ; 49,85 euros de courses chez Monop’Daily ; 83,64 euros de surgelés chez Picard… Le 1er juillet, des « frais de séjour » d’un montant de 58,28 euros renvoient en fait à une facture de la Pharmacie des halles, à Bordeaux.
Les comptes font apparaître 955,41 euros pour un Airbnb à Barcelone, 11 835,30 euros pour un logement à Londres… Pour un film totalement tourné en France, sauf un jour en Belgique
Sur les documents comptables figurent enfin plus de 2 700 euros de billets Eurostar, dont plus de la moitié concernent des trajets Paris-Londres au nom de Thierry Lounas ou de Claire Bonnefoy. Ce dernier point pose particulièrement question : dans le budget prévisionnel du film, rien ou presque n’était prévu hors de France. De fait, Vincent doit mourir a été tourné dans l’Hexagone et, pendant un jour seulement, en Belgique. Or de nombreuses dépenses ont pourtant été effectuées à l’étranger. Outre ces cohortes d’Eurostar, il y a cet Airbnb loué à Barcelone à l’occasion d’un week-end en février 2023, pour 955,41 euros plus 24 euros de taxe de séjour… Et puis, il y a surtout cet appartement à Londres, indiqué comme ayant été payé par Capricci, la boîte de production de Thierry Lounas, pour un montant de 11 835,30 euros. Par ailleurs, de nombreuses dépenses imputées aux deux producteurs dans le « grand livre analytique » semblent avoir été commises dans la capitale anglaise, où le couple paraît avoir quelques attaches. Comme ce 15 décembre 2022, un mois et demi après la fin du tournage, lorsque Thierry Lounas aurait dépensé 607,73 euros dans un restaurant londonien. Plusieurs Deliveroo ont par ailleurs été payés en livres sterling.
Questionnée sur ces notes de frais so British, Claire Bonnefoy parle de Vincent doit mourir comme d’un « projet international dans sa production comme sa distribution, y compris sa promotion à l’étranger ». Sans expliquer précisément la raison de telles dépenses outre-Manche. « Productrice de films d’auteur, principalement de courts métrages, est un travail précaire et difficile. Je me suis toujours battue pour que les films existent, nous affirme Claire Bonnefoy. Sans me rémunérer ou me payer mes frais généraux. » Au vu des comptes de Vincent doit mourir, il est permis d’en douter.