Chaque jour pendant le récent procès de Gérard Depardieu, condamné mardi 13 mai à dix-huit mois de prison avec sursis pour agressions sexuelles, une frêle jeune femme a pris place quelques rangs derrière les deux plaignantes. Charlotte Arnould, 29 ans, tenait à voir à quoi ressemblait une audience face à l’acteur de 76 ans et à son avocat, Jérémie Assous, qu’elle aura peut-être à affronter un jour, elle aussi, depuis le banc des parties civiles.
Charlotte Arnould a porté plainte pour viols et agressions sexuelles contre Gérard Depardieu le 27 août 2018, au sujet de faits survenus les 7 et 13 août 2018 au domicile de l’acteur. A l’issue de l’enquête préliminaire, la procédure avait été classée sans suite par le parquet de Paris, le 4 juin 2019 : « infraction insuffisamment caractérisée ». Le 10 mars 2020, Charlotte Arnould a déposé une nouvelle plainte, cette fois avec constitution de partie civile, entraînant l’ouverture d’une information judiciaire.
Au terme de l’instruction, le parquet de Paris a requis, le 14 août 2024, le renvoi de Gérard Depardieu devant une cour criminelle, afin qu’il y soit jugé pour viols et agressions sexuelles. Il appartient désormais à la juge d’instruction d’ordonner la tenue d’un procès, ou un non-lieu. Dans son réquisitoire définitif, que Le Monde a pu consulter, le parquet estime que « Gérard Depardieu a contraint la victime à se soumettre à sa volonté de lui imposer des actes sexuels et qu’elle n’a pas été en capacité de s’y opposer ».
Un lien d’amitié avec les parents
En août 2018, Charlotte Arnould a 22 ans, Gérard Depardieu 69. Elle a grandi dans le Jura, il a fréquenté l’hôtel que tenait son père, l’acteur et ses parents ont noué un lien d’amitié. Elle l’a croisé plusieurs fois pendant son enfance, et a entretenu des contacts épisodiques avec celui qu’elle considérait comme un « oncle » ou un « père spirituel ».
Charlotte Arnould, arrivée à Paris à 18 ans, rêve d’embrasser une carrière artistique. En 2016, elle est repérée par Fanny Ardant, vieille amie de Gérard Depardieu, qui lui confie un rôle dans une comédie musicale. Parmi ses ambitions figure celle d’interpréter Barbara, à laquelle Depardieu rend hommage dans un spectacle joué pour la première fois en 2017.
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Cette année-là, Charlotte Arnould emménage dans le 6e arrondissement, à trois minutes de chez Gérard Depardieu. Le 2 août 2018, elle et sa mère, de passage à Paris, sont tombées sur lui devant son hôtel particulier. Après cette rencontre, la mère de la jeune femme écrit à l’acteur sa joie de l’avoir revu, il l’appelle le 7 août au matin. Selon la mère, c’est lui qui demande le numéro de Charlotte Arnould, car il souhaite évoquer avec elle sa carrière naissante, et propose de la faire répéter. Selon lui, c’est la mère qui « demande [s’il peut s’]occuper d’elle, l’aider ».
Ce 7 août vers 9 heures, Gérard Depardieu propose à Charlotte Arnould de passer. Elle arrive une heure plus tard. Une caméra de vidéosurveillance filme le salon de l’hôtel particulier, les enquêteurs ont pu s’appuyer sur ces images silencieuses. Après dix minutes de discussion, Charlotte Arnould, 1,60 m pour 40 kg, se lève et se met face à lui. Il glisse sa main dans le short de la jeune femme, elle met ses mains dans le dos.
Suivent trois quarts d’heure de baisers, de discussions, de moments où Gérard Depardieu met sa main dans le short de Charlotte Arnould, d’autres où ils lisent des scènes de théâtre, le tout entrecoupé de coups de téléphone et d’échanges avec la femme de ménage qui se trouve là. Puis ils montent à l’étage – hors caméra –, dans une chambre, il lui touche et lui lèche le sexe, ils redescendent huit minutes plus tard, elle prend son sac, ils s’embrassent, se rassoient brièvement, Gérard Depardieu lui caresse une dernière fois l’entrejambe, Charlotte Arnould s’en va, une heure et dix-sept minutes après être arrivée.
« Plus jamais cela »
Dehors, elle appelle sa mère en pleurs et lui raconte ce qui vient de se passer. Celle-ci lui suggère de porter plainte, elle refuse et lui demande de ne rien dire. Le 13 août, Gérard Depardieu propose à Charlotte Arnould de venir répéter. Elle se rend de nouveau chez l’acteur avec cette intention : « Lui dire que ce qu’il m’avait fait m’avait traumatisée (…) et que s’il avait envie de me faire travailler, ce serait uniquement s’il estimait que j’avais du talent. C’était dans une démarche de m’affirmer et de lui dire “plus jamais cela”. »
Gérard Depardieu l’accueille torse nu. Au bout de deux minutes, ils s’embrassent longuement. Elle reste une heure et cinq minutes. Pendant vingt minutes, les deux protagonistes sont à l’étage, où elle se masturbe à la demande de l’acteur. Avant et après cela, comme la première fois, c’est une alternance entre lectures, baisers, discussions, et mains de Gérard Depardieu dans l’entrejambe de Charlotte Arnould. Les enquêteurs notent à plusieurs reprises que, sur les images, la jeune femme semble « calme » et « décontractée », qu’elle se déplace « avec assurance » et « semble rire ».
Les versions de Charlotte Arnould – qui était vierge – et de Gérard Depardieu sont identiques « à l’exclusion de deux points : le fait qu’elle n’a pas consenti aux actes et le fait qu’il l’a pénétrée de ses doigts », lit-on dans le réquisitoire définitif.
« J’étais tétanisée »
Les vidéos ne montrent aucune coercition apparente. La question du consentement n’a jamais été verbalisée. Charlotte Arnould évoque un état de sidération et de passivité face à Gérard Depardieu, qui a « tout dirigé ». Avait-il compris, selon elle, qu’elle ne souhaitait pas de rapport sexuel ? « Il est vrai que je ne lui ai pas clairement dit, explique-t-elle aux enquêteurs. J’étais impressionnée par son charisme. Je n’ai jamais eu un sourire, un moment de plaisir. Je ne peux concevoir qu’un homme avec son expérience n’ait pas vu que je n’étais pas consentante. Mon visage avait des rictus car j’étais mal à l’aise. » Elle dit aussi : « Il connaissait mon passif d’anorexique et mon rapport avec mon corps. C’est pour ça que je ne comprends pas. Comment a-t-il pu ? »
Concernant les faits du 7 août, elle déclare : « J’étais là sans être là, j’étais pétrifiée, j’avais honte et j’avais peur, j’étais dans la terreur, en fait. (…) Je ne comprenais rien à ce qui se passait. » Elle dit encore : « Il est exact que je ne me suis pas opposée. J’étais comme morte, j’étais tétanisée. J’étais comme un pantin » ; « A aucun moment c’est moi qui vais vers lui. Plusieurs fois, j’ai les mains dans le dos, et pour moi, c’est un signe de refus. »
Gérard Depardieu, qui admet avoir été à l’initiative des gestes, raconte : « J’ai touché ses fesses en lui disant qu’il fallait qu’elle prenne de la rondeur. J’ai senti dans son regard et son comportement une curiosité, une entente qui m’ont poussé à aller plus loin. » Il a alors glissé la main dans son mini-short. « Elle était toujours debout devant moi, consentante. Elle avait un regard avec un mélange d’étonnement et de complicité. »
Il ajoute : « J’ai eu ces gestes parce qu’elle était en attente d’une initiation. J’ai vu qu’elle était dans cette attente à son sourire. (…) Mes gestes n’ont pas eu l’air de lui déplaire. (…) C’est très simple de refuser, il suffit de le dire. Quand elle a mis ses mains derrière son dos, je n’ai pas pris ça pour un signe de refus, au contraire, j’ai pris ça comme un signe d’acquiescement. J’ai pensé, à l’ensemble de son comportement, qu’elle était consentante. »
Sur les faits du 13 août, Charlotte Arnould explique : « Lorsque j’étais allongée sur le dos sur son lit, je lui ai dit : “Vous êtes le premier homme à me toucher.” » Elle estime qu’il aurait dû percevoir qu’elle n’était pas consentante : « Par mes silences, par mon corps complètement soumis, par mon absence de participation. » L’acteur fait part d’une perception différente : « J’ai eu une attirance charnelle liée à notre échange qui me paraissait être celui d’une curiosité réciproque. »
« Je me suis peut-être trompé sur son consentement »
En confrontation, chacun maintient sa version. « Au moment des faits, j’étais persuadé qu’elle était consentante, dit l’acteur. Si j’avais pensé qu’elle n’était pas d’accord, je n’aurais rien fait. Avec le recul, je peux penser qu’elle n’était pas consentante et que j’ai pu me tromper. Au moment des faits, je me suis quand même arrêté, un peu dégoûté de moi-même. Aujourd’hui, je constate qu’elle est blessée et en souffrance, et je comprends que je me suis peut-être trompé sur son consentement, ce que je n’ai absolument pas perçu au moment des faits. »
L’examen psychologique de Charlotte Arnould, au lendemain de sa plainte, conclut que « son positionnement subjectif relatif aux faits (une absence d’opposition, une inhibition de la fuite) peut relever d’un état de sidération psychique devant une impossibilité pour elle que le mis en cause puisse lui porter atteinte. Sa fragilité psychologique antérieure (liée à son anorexie) peut avoir été un facteur de vulnérabilité. (…) Sa représentation du mis en cause, un ami de la famille, une célébrité, un homme qu’elle admire professionnellement, l’a empêchée, selon elle, de percevoir la réalité des faits. Ce positionnement s’apparente à une déréalisation, avec dépersonnalisation. Ces mécanismes de défense psychique sont, selon nous, compatibles avec sa personnalité. »
Aux yeux du parquet de Paris, Gérard Depardieu a contourné le consentement de Charlotte Arnould et commis un viol par contrainte. « De jurisprudence constante, “la contrainte doit s’apprécier de manière concrète en fonction de la capacité de résistance de la victime”, et “il ne saurait y avoir méprise sur la passivité de la partie civile lorsqu’elle est l’expression de troubles graves et non celle d’une quelconque adhésion aux actes que l’accusé reconnaît avoir pratiqués sur elle” », lit-on dans le réquisitoire définitif, qui se réfère à un arrêt de la Cour de cassation de 1994 relatif à une affaire de viol sur une patiente atteinte de troubles psychiques sévères par un infirmier qui s’était introduit dans sa chambre d’hôpital en pleine nuit.
Selon le parquet de Paris, Gérard Depardieu a commis une forme d’abus d’autorité vis-à-vis de Charlotte Arnould, et a profité de sa capacité de résistance amoindrie : « Les investigations portant sur la personnalité de la victime ont mis en évidence les fragilités de cette dernière (…). Ses troubles affectent son équilibre psychique et son vécu en général. Ils la rendent vulnérable. » Par ailleurs, « la différence d’âge et de carrure entre la victime et le mis en examen, outre la notoriété de ce dernier, sont autant de facteurs de nature à créer un déséquilibre dont il a pu profiter ».
« Etat de sidération »
Le 7 août, alors qu’elle était venue pour travailler avec Gérard Depardieu, celui-ci a « soudainement modifié la nature de leur rapport en le sexualisant, sans préalerte ». Elle a été « sidérée » par des questions intrusives sur son intimité avant que, « brusquement », il mette la main dans son short, « ce qui a eu pour effet de la priver de réaction, la laissant décontenancée par la situation à laquelle elle ne s’attendait pas ».
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Pour les faits du 13 août, selon le parquet, « la contrainte résulte de l’état de sidération créé par les premiers faits, qui l’a conduite à obéir à l’injonction de Gérard Depardieu quand il lui a demandé de revenir, qu’il l’a appelée à cet effet et qu’il l’a convaincue en mettant de nouveau en avant le prétexte de l’aider dans [ses projets] ».
Dans une tribune parue dans Le Figaro en 2023, Gérard Depardieu écrit : « Une femme est venue chez moi une première fois, le pas léger, montant de son plein gré dans ma chambre. Elle dit aujourd’hui y avoir été violée. Elle y est revenue une seconde fois. Il n’y a jamais eu entre nous ni contrainte, ni violence, ni protestation. (…) Elle voulait chanter avec moi les chansons de Barbara au Cirque d’hiver. Je lui ai dit non. Elle a déposé plainte. »
Une vingtaine d’autres femmes
Le 19 août 2018, six jours après les seconds faits dénoncés, Charlotte Arnould laisse un message vocal à Gérard Depardieu : « Ecoutez, dans mes aspirations folles, je me suis dit, mais enfin je pense que c’est complètement fou, et puis c’est pas moi qu’on vient voir et écouter chanter dans Barbara, c’est vous qui avez connu Barbara, c’est pas moi. Mais si seulement je pouvais vous prendre la main et sentir Barbara à travers vous, le chanter avec vous au Cirque d’hiver. Bon, alors là c’est complètement naïf et complètement con ce que je suis en train de vous dire et vous allez vous dire mon Dieu cette Charlotte est une folle. C’est pas grave, j’ai envie de vivre, j’ai envie de vivre. »
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Le 20 août au matin, elle et Depardieu s’appellent : « Il m’a dit qu’on en reparlerait mais que c’était mieux que je sois toute seule sur scène », dit-elle aux enquêteurs. Le 21 août, après avoir reçu un message alarmant de Charlotte Arnould, une voisine fait venir un médecin des urgences, qui trouve la jeune femme « un peu prostrée, triste et qui avait formulé avoir un état d’angoisse important ». Le 23, elle rejoint sa mère dans le Sud. Le 27, elle porte plainte. Depuis, une vingtaine de femmes ont dénoncé les comportements de l’acteur.
Voilà neuf mois que le parquet de Paris a requis un procès. Entre-temps, Me Assous a déposé différentes demandes d’actes, repoussant mécaniquement la décision d’un renvoi ou non de son client devant une cour criminelle. Ces demandes visent notamment à obtenir une nouvelle expertise psychologique de la plaignante, dont la défense remet en cause la crédibilité, arguant que celle-ci a formulé des accusations d’abus sexuels sujettes à caution contre quatre hommes, outre Gérard Depardieu. Lors du procès pour agressions sexuelles, fin mars, Me Assous avait passé une partie de sa plaidoirie à évoquer le dossier de Charlotte Arnould, qu’il avait qualifiée de « menteuse » et de « mythomane », promettant avec fracas que ce dossier s’achèverait par un « non-lieu ».