Le romancier publie «Comme une mule», un livre inspiré de son procès contre l’historienne Ludivine Bantigny après des propos «sexistes» tenus à son égard sur son site en 2020. Et critique ce qu’il appelle un «féminisme moral».
«Et l’abbé Pierre, on en pense quoi ici ?» lance un certain «essais fragiles» sur le forum de françoisbegaudeau.fr. «Vous dites quoi ? Un mythe qui s’effondre… Purée, il a bien dû niquer, le cochon… Il faut distinguer l’homme de l’œuvre, etc.» Réponse d’un prénommé SHB : «C’est un non-débat, c’est comme pour Michael Jackson, les mecs sont morts en + donc bon.» Plus loin, on trouve Delphine pour écrire : «A voir si le changement de nom de la fondation apaisera les choses. Certaines personnes ne feront plus de dons en raison de ce changement de dénomination, parce que le lien avec l’abbé Pierre, sorte de figure symbolique, disparaîtra.» Quand soudain apparaît le maître des lieux, François Bégaudeau himself : «Oui, par exemple, beaucoup de prédateurs sexuels ne donneront plus à Emmaüs si l’association n’est plus liée à leur figure de proue l’abbé Pierre.» On rigole bien sur la page web du romancier où l’on discute librement entre bégaudeaunautes du déboulonnage tardif du prêtre français comme des transfuges de classe ou de la situation en Palestine.
Comme sur tout café du commerce en ligne qui se respecte, parfois l’échange dérape. Ainsi, ce 20 mai 2020, lorsque l’essayiste de gauche radicale commet une phrase qui l’enverra devant le tribunal correctionnel : «Dans le milieu radical parisien, Ludivine [Bantigny] est connue pour être jamais la dernière. Tous les auteurs de La Fabrique lui sont passés dessus, même [Geoffroy de] Lagasnerie.»Le post remonte aux yeux et aux oreilles de l’historienne, elle aussi de gauche radicale, qui partage son offense sur Twitter, puis porte plainte pour «diffamation à raison du sexe»,accompagnée de militantes de l’association Chiennes de garde, également plaignante. Quatre ans plus tard, la justice reconnaît des propos «indéniablement empreints de sexisme», mais relaxe son auteur qui invoque «l’humour beauf».Fin de la blague ? Non. Voilà que François Bégaudeau, qui a entre-temps changé l’URL de son site, en tire un livre, Comme une mule (Stock), en librairie ce mercredi.
Mauvaise foi
Cet été, apprenant la nouvelle, la principale intéressée n’a pu contenir sa colère sur X : «Un livre, alors qu’il n’a pas été fichu de m’écrire trois lignes pour s’excuser de sa dégueulasserie misogyne. Franchement, c’est à vomir.» Et le titre de l’ouvrage laissait peu de place au doute : Comme une mule n’est pas un acte de contrition. Le contraire aurait étonné de la part de l’ancien prof dont l’autosatisfaction est de notoriété publique. «Je n’ai pas de tort à rétablir», écrit-il dès les premières pages, Ludivine Bantigny est «une victime sans coupable». L’auteur d’ Une histoire de ta bêtise, réquisitoire contre la «bourgeoisie cool», regrette que sa camarade de lutte ne lui ait pas laissé le temps d’expliquer la sienne. Mais que pouvait-elle attendre de la part de celui qui écrit de sa plume têtue : «A aucune seconde, je n’ai envisagé de m’excuser auprès de LB, en public ni en aparté.» Fascinant de mauvaise foi.
Cette mésaventure est le point de départ d’un long fouillis (443 pages tout de même) de réflexions sans pause ni chapitre sur les rapports entre morale, politique, humour et art. «Mon interlocuteur conflictuel dans ce livre n’est pas Ludivine Bantigny,assure-t-il à Libération, bien qu’il n’épargne pas l’historienne, spécialiste des mouvements sociaux. C’est l’esprit militant qui n’a plus que comme boussole exclusive sa propre morale, qui au nom d’un noble combat sacrifie la justesse.»
En quatre ans, François Bégaudeau a eu le temps de méditer quelques tempêtes médiatiques plus ou moins confuses, plus ou moins complexes. Du «dossier vide» qu’est l’affaire Julien Bayou à l’ «annulation» de Bastien Vivès à Angoulême en passant par Roman Polanski. «Adèle Haenel ne quitte pas les césars parce qu’elle trouve scandaleux de sacrer une merde commeJ’accuse ,écrit-il, mais de sacrer un film dont l’auteur a jadis violé une mineure. Polanski aurait-il été en lice pour un film sur la pêche à la mouche qu’elle se serait barrée tout pareil.» Doit-il et peut-il y avoir une «saisie féministe de l’art» ?Question à choix multiples.
L’écrivain souligne que «l’apport féminin diversifie les récits, les corps, les voix, les angles de vue»comiques, cinématographiques, théâtraux, musicaux, tout en prenant un malin plaisir à fouiller dans les bourbiers moraux de sa famille naturelle, la gauche. Au téléphone, il plaide également un exercice d’introspection : «Quel genre d’individu je suis pour en arriver à parler comme ça sur un forum ? Qu’est-ce que c’est que cet humour ?»
Ses considérations sur le féminisme version 2024 sont l’un des fils rouges de ce livre «écrit à l’os». Sur #MeToo, il dit : «Le “Je te crois” inconditionnel est insupportable pour cette autre raison qu’il substantialise la victime. Il la décrète victime avant même l’établissement des faits seuls à même d’en faire une victime […]. Une femme soucieuse de s’émanciper sera cohérente de refuser d’être crue a priori. A des sœurs qui lui disent : “On te croit”, elle répond : d’abord “Ecoutez-moi”.»Coïncidence (ou signe des temps), la très médiatique et centriste radicale Caroline Fourest publiait, il y a deux semaines, le Vertige Me Too avec grosso modo le même propos : «préférons le “je t’écoute” à un “je te crois”». François Bégaudeau a beau pamphléter contre la bourgeoisie, il partage factuellement certains de ses vertiges.
Ne lui parlez pas de se déconstruire
Il serait faux de dire que l’homme découvre le sujet. Voici plus de dix ans, au moment de la sortie de sa BD Mâle occidental contemporain, contant les déconvenues d’un trentenaire face à la prise de pouvoir par les femmes, il confessait au Figaro : «Vous savez, l’homme, moi compris, doit toujours négocier avec son propre machisme. En imaginant cette histoire, j’ai voulu m’amputer de cette gangrène qu’est la phallocratie. Je me considère comme plutôt émancipé par rapport à tout ça, mais je vois bien que j’ai toujours des relents. J’avais envie de les exorciser dans cet album.»A 50 ans passés, il continue à chasser ses démons, mais a fait quelques progrès.
S’il se reconnaît une «fierté masculine en bois», il a lu la philosophe Geneviève Fraisse sur le consentement «bien avant la récente vogue de cette question». Et désormais, les poils aux mollets d’une jeune femme dans le train provoquent chez ce punk anarchiste un plaisir politique, «plaisir de cette résistance à la sommation de se raser».Il se passe des choses en lui, sa «perception s’augmente du point de vue féministe». Alors, ne lui parlez pas de se déconstruire : «L’homme déconstruit se définit par ce qu’il retranche de lui : vieux réflexes, vieux tee-shirts Rammstein transformés en chiffons à vitre, vieille manie de laisser élégamment à sa concubine le privilège du repassage. L’homme féministe est augmenté. L’homme déconstruit est soustrait.»
Aucun doute qu’auprès des féministes, François Bégaudeau provoquera une immense gêne, sinon une envie de tout casser, après avoir conquis la critique et le public l’an dernier avec l’Amour, roman de 96 pages sur la vie d’un couple ordinaire de la classe moyenne. Des lecteurs s’interrogeront sans doute sur la trajectoire du touche-à-tout d’ Entre les murs(2006), réalisateur, rockeur, dont les exploits de puncheur gauchiste sont recyclés dans des shorts YouTube et TikTok («François Bégaudeau atomise un idéaliste», «François Bégaudeau humilie Cohen», «Un libertarien en PLS face à François Bégaudeau»). Il multiplie également les soliloques dans son podcast cinéphile la Gêne occasionnée.
Son audience est stable. Ses livres se vendent bien. Il s’est même découvert, ces dernières années, un lectorat chez des sympathisants d’extrême droite. Expérience qu’il racontait dans Notre Joie où il expliquait à un identitaire pourquoi il avait tort de l’admirer. Pour l’occasion, le marxiste libertaire avait cru bon de donner un entretien au média plus que droitier Livre noir (rebaptisé Frontières), provoquant des petits hoquets d’effroi chez son public (du moins sa frange «bourgeoise», dirait-il). Où va-t-il atterrir cette fois-ci ?
Reste dans Comme une mule une liberté de ton, une autodérision, un sens de la formule qui claque et ce petit côté péremptoire qui énerve ou amuse. «Je chéris mon ironie et je m’en méfie, observe-t-il. Je m’en méfie politiquement. Le “politimane” de gauche s’en méfie. Il l’approuve quand elle encaustique les pouvoirs ; quand, avec Montaigne, elle rappelle aux princes que sur le plus haut trône du monde on n’est jamais assis que sur son cul. Mais l’ironie sur les bonnes causes et celzéceux qui les portent, sur la dénonciation parée de vertu, cette ironie-là sent le sarcasme droitier.»
Droitier lui, le moqueur cinglant des dominants ? Il se sent proche de l’économiste Frédéric Lordon et apprécie le philosophe Geoffroy de Lagasnerie – que les femmes n’intéressent pas (sexuellement) et qui n’est pas un auteur de La Fabrique, ce qui est bien la preuve que cette maudite vanne n’était pas bien méchante et qu’il ne fallait pas en faire tout un procès. «Et je crois que je vais m’en tirer comme ça ?s’auto-analyse-t-il . Voilà qu’en bon mâle, je donne dans le gaslighting. Je minimise.»
Il faut probablement être un peu fou pour écrire Comme une mule et il faut certainement l’être un peu pour aller au bout de cette lecture. Ludivine Bantigny, elle, ne le lira pas. «Je suis sidérée qu’il n’ait pas eu l’idée de faire amende honorable et de, simplement, s’excuser, déplore-t-elle encore aujourd’hui à Libération, précisant qu’un appel de la décision de justice court toujours. On ne se connaît pas. Ce qu’il a fait, c’est une souillure pour moi, mais pas seulement. Si j’ai porté plainte, c’est aussi pour toutes celles qui ont à subir ce genre d’images dégradantes du corps des femmes. Il n’est pas le penseur de l’émancipation qu’il croit être.» François Bégaudeau, inflexible : «Je ne crois pas m’accabler avec ce livre. J’essaye d’interroger certaines pratiques du féminisme contemporain qui me paraissent contradictoires avec la gauche. Evidemment, si vous dites que c’est un règlement de comptes, le livre est foutu.»