Colombo, c’est moins marxiste qu’on ne le pense ; c’est une série hyper démocratique, dans le sens presque noble du terme ; une histoire d’égalité, et de procès de la reconnaissance ; mais ici la lutte de pure prestige ne se fait pas avec des armes ; elle n’a rien de physique ; ni les corps ni les armes ni la violence ne font l’histoire ; le meurtre même est pur exercice d’abstraction, la construction d’une énigme, d’un puzzle, d’une devinette ; la lutte est purement mentale, cérébrale, intellectuelle, entre Colombo et le meurtrier ; on est presque dans ce film de Mankiewicz, « le limier » ; sans doute, les bifurcations sont moins fortes, et les rôles jamais inversés, mais dans les deux cas, tout se passe au niveau de l’art de raconter des histoires ; l’alibi au fond n’est qu’une histoire ; souvent, c’est le même processus : l’assassin raconte une histoire, un scénario, Colombo en teste la cohérence, le soumet aux faits, en cherche, disons les failles ; il s’agit juste de montrer que ça ne tient, de falsifier des énoncés qui prétendent à la vérité ; s’il passe son temps à raconter des histoires dont on ne sait jamais si elles sont vraies ou inventées, Colombo ne permet pas aux autres, aux « élites » de jouer le même rôle, de raconter des histoires ; on ne doit pas raconter d’histoire au peuple, c’est un peu le fondement de sa démocratie.
Confronté à ce qu’on appelle « les élites », Colombo fait la preuve de son égalité, d’une égalité, entre le haut et le bas, entre les dominants et les dominés ; dans chaque épisode, il prouve la démocratie, une démocratie fondée sur l’égalité des capacités ; le petit gars anonyme, sans qualités, entre dans un procès de formation, d’apprentissage, et nous initie avec lui, et à la fin de l’épisode il aura maîtrisé un savoir, une technique, une manière d’être, il aura comblé une ignorance spécifique ; et c’est souvent cette maîtrise qui va lui permettre de coincer le meurtrier ; mais à chaque épisode tout recommence, dans un autre univers ; parce que rien n’est jamais acquis pour Colombo ; il ne gagne aucune réputation, les affaires résolues ne le rendent pas plus célèbre, ni n’assurent sa promotion ; il y a quelque chose du mythe de Sisyphe, mais sans rien de tragique ; rien n’est jamais acquis, rien ne se transmet, on ne hérite pas, on ne fait pas carrière ; il n’y a pas d’Histoire, pour la Démocratie ; le rocher parvenu au -dessus de la montagne, le happy end assuré, Colombo recommence dans un nouvelle épisode, avec une nouvelle affaire, dans un autre milieu, la même lutte pour démontrer l’égalité de tous.
Les gens du bas, le peuple, les hommes du commun ne sont pas plus bêtes que ceux d’en haut ; mais Colombo ne cherche pas un renversement, c’est pas son but ; il ne poursuit que la reconnaissance, et la révélation de sa liberté, de son intelligence au spectateur, à l’homme du commun ; « vous pouvez le faire, dans les limites du droit, de la démocratie » : c’est ce qu’il ne cesse de nous dire; rien donc de révolutionnaire : démocratie, égalité des dons ; il s’agit juste de s’assurer que les règles sont bien respectées, que les institutions ne sont pas détournées, que la richesse, le succès, le prestige, le pouvoir ne sont pas aux mains d’êtres qui les auraient obtenus par des moyens illégaux ; donc, éloge de la démocratie.
Colombo, un petit Italien, à chaque épisode nous découvre le Nouveau Monde, la démocratie américaine, et l’égalité de tous : égalité en droit.
Les meurtres dans Colombo ne troublent qu'une seule morale, la morale des talents, des mérites, des compétences ; l’éthique démocratique de Colombo, c’est celle de la profession, de la compétence, de la réussite personnelle dans la maîtrise d’un savoir, d’une technique, d’un don…
« Trouvez votre truc, tout le monde le peut » ; et il le prouve à chaque épisode, non seulement il coince l’assassin, mais il parvient à s’égaler à « son savoir », à sa prétendue supériorité ; du moins en droit.
Colombo n’a aucune ambition. Souvent on lui fait remarquer qu'avec ses dons, ses qualités... il devrait faire autre chose ; il refuse, il est bien là où il est.
En fait, son problème c'est celui de tous les héros populaires ; il ne peut rester populaire qu'en restant populaire, en restant proche de ses origines, de l'origine même du pouvoir démocratique, du peuple ; il ne peut pas se hisser au-dessus du peuple, s'emparer d'un part du pouvoir sans nier la démocratie.
Les héros populaires restent du peuple ; c'est ce que raconte aussi "La Môme" ; et toutes les biographies des héros de la classe ouvrière, musiciens, sportifs...
Plus simplement, l'ambition nie l'égalité.
Colombo, comme la démocratie est habité, déchiré par la dialectique de la liberté et de l'égalité ; ses dons lui permettraient d'appartenir aux "élites", son désir d'égalité le lui interdit.
Mais ici il faudrait relire "Jules César" de WS, rien de moins.
L'ambition de la démocratie, c'est la démocratie, l'égalité ; "que chacun, enfin sache ce qu'il peut, et s'empare de sa puissance", étant entendu que le cuisinier n'est pas inférieur à l'ingénieur, une fois qu'il fait bien son boulot, qu'il le maîtrise ; c'est la plus grande ambition de Colombo, que la démocratie multiplie les sphères de compétence afin que chacun puisse exceller.
Colombo ne fait qu'une chose, démontrer l'égalité.
De ce qu’on ne voit jamais la femme de Colombo, pas plus que le reste de sa famille, on peut déduire bien des choses, pas nécessairement qu’il est un « mari imaginaire » ; ça peut se comprendre à partir de Rohmer, de Bresson, comme un écart entre deux bandes, aucune nécessité que l’image redouble le son, le récit ; ce hors champ lui-même constituant un hors champ social : le hors champ des gens ordinaires, dont l’existence n’accède pas au visible ; les « assassins », au contraire, ont une existence « médiatique » ; ils échappent au cercle des proches, du proche, et même du prochain.
Le privé chez Colombo n’est pas de l’ordre du visible, de l’apparence ; il reste hors de l’espace public, hors du champ des images, du « spectacle ».
Comment penser les petites histoires racontées par Columbo ; naïveté, ruse, goût de l’affabulation, stratégie…? Eloge de la vie ordinaire, du quotidien ? Ecart sociaux, propre à la comédie ?
Une certitude : les « auditeurs » sont toujours agacés, ennuyés, indifférents à ces histoires de coiffeur, de cousin cuisinier, de garagiste, de dentiste ; c’est comme si Raymond Carver tentait de s’introduire dans Dallas.
Au fond ce que raconte Colombo, c’est la vie ordinaire des téléspectateurs. On pourrait dire : « la famille de Colombo », ses proches, ne sont jamais visibles, parce qu’ils sont devant les écrans : c’est le téléspectateur.
Ce qu’il dit ne se loge pas dans ce qu’on voit, ce qu’on peut voir.
Ton portrait en clochard de Colombo me semble un peu exagéré, même si à la fin, il est dangereusement caricaturé, colombo n’est jamais un « perdant magnifique » ; c'est un super pro. Ethique de la profession.
Je vais faire mon Rohmer : ici le classique est très supérieur au moderne ; ceux qui me connaissent, et ils sont nombreux, savent que j'ai été fou de cette série, Twin Peaks, mais j'ai tenté de revoir certains épisodes, il y a quelques mois, j'ai pas tenu ; ce qui a le plus mal vieilli, c'est la bande son, la musique; j'ai peut-être trop aimé ce truc, pour ne pas être déçu par la répétition.
Avec Colombo, c'est plus simple : l'amour n'a jamais été fou ; les meilleurs épisodes peuvent se revoir presque sans fin, c'est une expérience neutre, sans rapport de séduction, de sortilège, d’envoûtement...C'est la différence entre une histoire d'amour et une histoire d'amitié...