The Sopranos
Je vais spoiler mais bon, ça va bientôt faire 20 ans là.
La fascination qu’exercent les maffieux sur le grand public et la culture populaire, en grande partie par procuration cinématographique — fascination entretenue notamment par le corpus Coppola/Scorsese qui est à ce jour le point culminant, mais pas transcendant, d’un phénomène quasiment aussi vieux que le cinéma comme représentation — on la retrouve cristallisée dans l’emprise qu’exerce Tony Soprano sur sa psychiatre. Emprise qui suscite fatalement le déni du Dr Melfi (similaire à celui du spectateur). Elle s’en libère au prix d’un réexamen douloureux de sa conscience personnelle comme professionnelle, par le truchement de la littérature scientifique consacrée à l’étude de la psychothérapie à l’épreuve des profils criminels ; autrement dit, en sortant de la fiction et de l’autofiction pour revenir au réel : le sociopathe peut (et va) utiliser son thérapeute et ses techniques, à son insu (et celle du spectateur), pour aiguiser ses propres outils et devenir plus efficace encore dans ses capacités à nuire à autrui et au collectif.
Melfi arrive à cela suite à la scène foudroyante et cruelle du repas entre psychiatres, moment clef — et humiliant, comme ne peut que l’être l’exposition d’une telle faille narcissique — de sa prise de conscience… d’autant plus que son psychiatre à elle (joué par Bogdanovitch) ne l’aide pas uniquement par bienveillance, mais aussi parce qu’il est lui-même, à la manière du spectateur, fasciné par procuration et envieux de la place privilégiée que sa patiente occupe auprès d’un tel spécimen, alors même qu’il a forcément conscience du fait qu’il n’est pas plus immunisé contre l’objectification qu’elle subit : vertige du mille-feuilles des transferts et contre-transferts en thérapie (et au cinéma ?), de l’ambivalence permanente au cœur des relations humaines, de l’inévitabilité de l’irrationnel malgré le bagage suprême de l’expertise. David Chase semble avoir bien intégré que le discours thérapeutique a endossé au fil des décennies le rôle de religion de substitution pour une culture sécularisée, comme l’explique très bien Christopher Lasch, imprégnant notamment une certaine psyché féminine (cf. Carmela, constamment tiraillée entre la psychologie de comptoir pour ménagère et recours à un catholicisme de secours, avec une intentionnalité viciée par l’hypocrisie au cœur de ses choix d’aveuglement (qui lui sont renvoyés en pleine gueule par un vieux psychiatre juif qui sort de son rôle de soignant, autant par nécessité que par indignation, pour tenter de la secouer en tant que citoyen lambda)), et en montre ainsi les limites à la manière d’une bagnole s’écrasant de plein fouet contre un mur.
Un commentaire d’ensemble d’une clairvoyance à couper le souffle, irrigué par ceux sur 1) le film de gangster en tant que genre et son effet sur l’individu et la masse, 2) la fascination pour le pire en tant que fait humain, 3) les troubles de la personnalité (la vraie pandémie silencieuse : Livia, mais surtout Janice Soprano qui coche aussi toutes les cases, et qui en 2023 serait sûrement militante intersectionnelle), 3) l’impuissance non seulement du soignant en tant que professionnel mais aussi en tant qu’humain, 4) les limites criantes de la psychiatrie et de la psychologie en tant que domaines non seulement de soin mais aussi de connaissance et de classification, dès lors que la rencontre avec ce genre d’individus a lieu en face à face (pensez les rencontres en prison de Mindhunter, en moins sensationnel et plus exhaustif, et avec une vraie substantifique moëlle pour les personnages comme pour le spectateur).
Et toute cette subdivision ne constitue qu’un seul des quatre piliers de la série : les trois autres étant 1) la maffia en tant qu’organisation professionnelle (jusque dans ses menus détails (à tel point que des maffieux du cru s’indignaient à l’époque de diffusion de voir les rouages de leurs métiers et pratiques ainsi exposés avec autant de précision au public)), 2) l’impact très ambivalent et des activités criminelles et des troubles de la personnalité sociopathiques et psychopathiques sur le couple et la cellule familiale (et par extension, sur la société dans son ensemble), et 3) l’étude d’une minutie et d’une justesse sans égales de cette partie des descendants de la diaspora italienne (comportements, weltanschauung, phrasé, parler, accent, gastronomie, religion, conflits de classe et de descendance (le coup des noms de famille qui se terminent par une consonne vs ceux qui se terminent par des voyelles), déracinement (les épisodes en Italie sont des bijoux)… bref, tout ce qui a attrait aux codes — et à leurs contradictions inhérentes — d’une communauté).
Et puis qu’est-ce que c’est drôle, putain. Dark comedy gold, comme disent les experts (personnages secondaires totalement cultes comme Mikey Palmice et son shit eating grin, Carmine Lupertazzi et sa communication en négatif, Albert Barese qui répète ce qu’on vient de lui dire en guise de réponse etc.). Et cette comédie de haute volée, qui évite tous les clichés, s’insinue avec fluidité dans le sérieux et le premier degré d’ensemble. L’exemple le plus frappant de cette tonalité constamment en vases communicants, c’est Junior Soprano. Avec lui, et grâce au travail d’acteur de Dominic Chianese, la série dresse un tableau complet, sans égal encore aujourd’hui, de la maladie d’Alzheimer et ce à une époque où le sujet commençait à peine à vraiment inquiéter les instances (on parle de « plan Alzheimer » en France pour la première fois en 2008) — sans parler des cinéastes, qui ne se sont réveillés que récemment (pour un résultat bien en deçà). La maladie est montrée dans sa progression et sous toutes ses facettes les plus insidieuses et équivoques, partant des petits couacs du quotidien à l’insu de tout le monde jusqu’à l’institutionnalisation inévitable, sans jamais rechigner à montrer son potentiel comique, sa tristesse, sa violence, ses sursauts et les sursauts qu’elle suscite. Chase et ses équipes en font certes le portrait, mais évitent soigneusement de la dépeindre comme la punition et la menace que notre culture terrifiée par la vieillesse et la mort en a fait (les personnages, eux sont en revanche en plein dedans). Ils nous offrent plutôt le déroulé organique, humain et incarné du thème de la vanité, comme on pouvait le trouver jadis dans l’art pictural, cette fois en profondeur et sur la durée, en parallèle de l’agitation qui continue tout autour. On est loin de The Father et la complaisance convenue de ses codes de film d’horreur, comble de la psychose collective du « moi je veux pas finir comme ça » mise en images, symptôme qu’un vrai rappel à la vanité est aujourd’hui devenu profondément indésirable.
La mort occupe une telle place dans cette œuvre que j’ai presque honte d’en parler tant ça paraît évident. La série traite d’un milieu où elle est à la fois souhaitable, encouragée, planifiée (quitte à ce que ça foire, ou que l’on change d’avis au gré de circonstances parfois dérisoires), rationnalisée comme une méthode de management, financée et achetée, négociée en tant que service, exigée en tant que rétribution, imposée au nom d’une éthique de travail ; elle est aussi source d’angoisses profondes, du fait bien sûr de tout ce système de l’arroseur en risque permanant d’être arrosé dû au cycle de la vengeance qui imbibe le moindre échange, la moindre transaction et façonne le quotidien, mais aussi parce que ces individus entièrement dépourvus de conscience ont beau la distribuer sans réels remords, et de manière professionnelle, ils n’en ont pour autant que l’illusion de la maîtrise (d’où leur facilité à tuer, qui implique forcément un déni qui endosse la parure de l’assurance et de la rationalité — le même déni qui les fait tourner en boucle sur la loyauté et l’honneur alors qu’ils se trahissent en permanence, entre eux ou par le biais d’une collaboration avec le FBI).
Force de la nature qui peut être canalisée comme l’électricité ou l’eau à des fins purement matérielles, la mort n’en reste pas moins foudroyante, voire submergeante : on voit donc aussi bien les pros en action se voiler la face par leur insensibilisation chronique, que leurs victimes cueillies plus ou moins par surprise, sans rien voir venir, parfois au milieu d’une phrase, ou plus sur la longueur lorsque le plaisir pris à l’exercice de la cruauté chez les assassins prend le dessus. On a donc les deux volets appliqués aux mêmes personnages, puisqu’ils se tuent essentiellement entre eux, et que les rôles s’intervertissent régulièrement, offrant au spectateur les revers d’une même médaille : le pseudo-contrôle dans l’exécution, et la terreur panique et impuissante face à la sentence (et non sans humour parfois, cf. la fausse exécution de Lorraine Caluzzo).
Comme je l’avais signalé dans le topic Gotti, l’esprit du temps n’a pas produit la maffia par erreur mais comme double ouvertement tordu et taré des institutions visibles et plébiscitées qui composent nos gouvernements et états (j’imagine qu’on doit parler de « capitalisme » à ce stade, mais c’est trop réducteur). Et cet esprit du temps, avide de contrôle, de constante représentation du soi et du monde, de planification, de réduction des risques et du sens de la vie (et de la mort : cf. l’euthanasie qui est n’est qu’un projet de procédure de plus) à du concret et du pratique, nous fait percevoir la maladie, la vieillesse et notre fin comme des horreurs effrayantes et déprimantes, dont l’angoisse de la perspective ronge le quotidien comme un acide. L’angoisse permanente de la mort, qui est avant tout une angoisse du vide, est aussi une composante majeure des troubles de la personnalité, dont Tony et sa sœur Janice illustrent les mécanismes intérieurs comme extérieurs avec une exactitude terrible et bouleversante, marqués l’un comme l’autre par leurs capacités d’introspection extrêmement limitées (ce qui n’a par ailleurs rien à voir avec leur niveau d’intelligence ou même de QI : ce sont des êtres pulsionnels, agressifs et violents, qui ont accès à une palette d’émotions très limitée et presque toujours inadaptées, mais dotés d’intelligences froides de grands prédateurs, aussi redoutables qu’ils ne vivent quasiment que dans l’instant). Ainsi, cette fameuse fin n’a même pas à être clivante ou ambiguë, ne serait-ce même que d’un point de vue narratif puisqu’elle est, à bien des égards, immanente au déroulé de la série — elle donne littéralement à montrer cette soudaineté du néant tant redouté, et pourtant lui aussi immanent aux personnages qui sont, à bien des égards, déjà morts.
Que ce soit donc niveau écriture, mise en scène, thèmes, symboles, interprétation (quels acteurs, mais quels acteurs ! et quels dialogues !), sens du détail, verisimilitude sociologique comme psychologique, c’est d’une qualité et d’une intelligence constantes, hors du commun. Sans compter que les quatre axes principaux précités (et les nombreux axes secondaires illustrés sans la moindre pitié : violences et perversions diverses, addictions, pulsions, paranoïa, corruption, prédation généralisée et tout ce qui corrode l’individu comme le collectif) dépendent entièrement les uns des autres… on est dans de l’architecture de cathédrale gothique à ce niveau. Ça, c’est ce que j’appelle transcender son sujet. Série tout sauf amorale, Tony Soprano tout sauf un anti-héros — il est l’antagoniste confronté à Melfi l’héroïne — les maffieux ne sont pas « nous », ils sont les pires d’entre nous, un problème extrêmement grave. Elle ne traite pas non plus de « masculinité toxique ». A moins qu’à ce compte-là on ne mette sur le même piédestal totémique le concept de féminité toxique, ce qui n’est pas prêt d’arriver (alors que clairement, ça s’impose : il n’y a que dans les domaines médiatiques et militants que cette question est évitée comme la peste).
Je pourrais encore écrire des pages et des pages pour affiner ces grandes lignes comme rentrer dans les plus menus détails, ou lister tous les éléments que je n’ai même pas mentionné, mais j’ai déjà été trop long. Pour conclure : à la fois portrait d’une époque charnière (11 septembre) et toujours d’une criante actualité ; typiquement américaine tout en disséquant la monoculture occidentale (les germes du « wokisme » y sont par exemple déjà traités, à la limite du prophétique) : The Sopranos, en partant du tout petit (le crime organisé de province, la famille, une psyché, une thérapie), se défait du romantisme inhérent à son genre de naissance en larguant sur le bas-côté le sempiternel rise & fall pour se dédier entièrement au fall, au déclin, pour montrer et dire la vérité sur la monstruosité dénudée de notre culture apeurée et stérile (littéralement : la natalité occidentale est en baisse flagrante), cruelle alors qu’elle se dit fruit du Progrès, malade et contagieuse alors qu’elle ne s’est jamais autant imposée au reste du monde — ce déclin au cœur de la série, c’est bel et bien celui de l’Occident. Tout ça sans rien lâcher, avec une liberté de ton sans équivalent, provocatrice, subversive, plus encore selon les standards de création et de consommation actuels — réactionnaire, en un sens— et sans recourir au nihilisme, au cynisme ou au détachement ironique pour marquer la distance et rassurer, ni à une dénonciation soi-disant « politique » de telle ou telle injustice structurelle qui viserait à éduquer et améliorer les choses par encore plus de progrès. Œuvre fondamentale tous genres, media et formats confondus. Respect.
_________________ Looks like meat's back on the menu, boys!
Dernière édition par Müller le 16 Nov 2023, 19:16, édité 1 fois.
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