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L'oeuvre a deux notes, deux notes éternelles qui chantent ensemble : la blancheur des puretés premières, des coeurs tendres et les ténèbres épaisses des premiers meurtres, des âmes noires et cruelles. Les spectacles se suivent, ils sont tout lumière ou tout ombre. L'artiste a cru devoir appuyer sur ce double caractère, et il est arrivé que son talent se prêtait singulièrement à rendre les clartés pures de l'Eden et les obscurités des champs de bataille envahis par la nuit et la mort, les blancheurs de Gabriel et de Marie dans l'éblouissement de l'Annonciation, et les horreurs livides, les éclairs sombres, l'immense pitié sinistre du Golgotha. Je ne puis le suivre dans sa longue vision. Il n'a mis que deux ou trois ans pour rêver ce monde, et sa main a dû, au jour le jour, improviser les mille scènes diverses du drame. Chaque gravure n'est, je le répète, que le songe particulier que l'artiste a fait après avoir lu un verset de la Bible ; je ne puis appeler cela qu'un songe, parce que la gravure ne vit pas de notre vie, qu'elle est trop blanche ou trop noire, qu'elle semble être le dessin d'un décor de théâtre, pris lorsque la féerie se termine dans les gloires rayonnantes de l'apothéose. L'improvisateur a écrit sur les marges ses impressions, en dehors de toute réalité et de toute étude, et son talent merveilleux a donné, à certains dessins, une sorte d'existence étrange qui n'est point la vie, mais qui est tout au moins le mouvement. J'ai encore devant les yeux le dessin intitulé Achan lapidé : Achan est étendu, les bras ouverts, au fond d'un ravin, les jambes et le ventre écrasés, broyés sous d'énormes dalles, et du ciel noir, des profondeurs effrayantes de l'horizon, arrivent lentement, un à un, en une file démesurée, les oiseaux de proie qui vont se disputer les entrailles que les pierres ont fait jaillir. Tout le talent de Gustave Doré est dans cette gravure qui est un cauchemar merveilleusement traduit et mis en relief. Je citerai encore la page où l'arche, arrêtée sur le sommet du mont Ararat, se profile sur le ciel clair en une silhouette énorme, et cette autre page qui montre la fille de Jephté au milieu de ses compagnes, pleurant, dans une aurore douce, sa jeunesse et ses belles amours qu'elle n'aura point le temps d'aimer. Je devrais tout citer, tout analyser, pour me mieux faire entendre. L'oeuvre part des douceurs de l'Eden ; son premier cri de douleur et d'effroi est le déluge, cri bientôt apaisé par la vie sereine des patriarches, dont les blanches filles s'en vont aux fontaines, dans leur sourire et leur tranquille virginité. Puis vient l'étrange terre d'Egypte, avec ses monuments et ses horizons ; l'histoire de Joseph et celle de Moïse nous sont contées avec un luxe inouï de costumes et d'architectures, avec toute la douceur du jeune enfant de Jacob, toute l'horreur des dix plaies et du passage de la mer Rouge. Alors commence l'histoire rude et poignante de cette terre de Judée, qui a bu plus de sang humain que d'eau de pluie : Samson et Dalila, David et Goliath, Judith et Holopherne, les géants bêtes et les femmes cruelles, les terreurs de la trahison et du meurtre. La légende d'Elie est le premier rayon divin et prophétique trouant cette nuit sanglante ; puis viennent les doux contes de Tobie et d'Esther et ce sanglot de douleur, ce sanglot si profondément humain dans sa désespérance, que pousse Job raclant ses plaies sur le fumier de sa misère. Les vengeurs se dressent alors, la bouche pleine de lamentations et de menaces, ces vengeurs de Dieu, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Baruch, Daniel, Amos, sombres figures qui dominent Israël, maudissant l'humanité féroce, annonçant la Rédemption. La Rédemption est cette idylle austère et attendrie qui va des rayonnements de l'Annonciation aux larmes du Calvaire. Voici la Crèche et la Fuite en Egypte, Jésus dans le Temple, disant ses premières vérités, et Jésus aux noces de Cana, faisant son premier miracle. J'aime moins cette seconde partie de l'oeuvre ; l'artiste avait à lutter contre la banalité de sujets traités par plus de dix générations de peintres et de dessinateurs, et il paraît s'être plu, par je ne sais quel sentiment, à atténuer son originalité, à nous donner le Jésus, la Sainte Vierge, les Apôtres de tout le monde. Sa femme adultère, son Hérodiade, sa Transfiguration, toutes ces scènes et tous ces types connus se présentent à nous comme de vieilles gravures aimées de notre enfance, que nous reconnaissons et que nous accueillons volontiers. Il ne s'est pas assez affranchi de la tradition. Lorsque commence le drame de la Croix, Gustave Doré se retrouve avec ses larges ombres, ses terreurs noires et raides traversées d'éclairs livides. Au dénouement, l'artiste retrace les visions de saint Jean, et le coup de trompette solennel et terrible du Jugement dernier termine l'oeuvre dont le début a été le geste large de Jéhovah emplissant le monde de lumière. Telle est l'oeuvre. J'espère que ce résumé rapide la fera connaître à ceux qui sont familiers avec le talent de Gustave Doré. Ce talent consiste surtout dans les qualités pittoresques et dramatiques de la vue intérieure. L'artiste, dans son intuition rapide, saisit toujours le point intéressant du drame, le caractère dominant, les lignes sur lesquelles il faut appuyer. Cette sorte de vision est servie par une main habile, qui rend avec relief et puissance la pensée du dessinateur à l'instant même où elle se formule. De là ce mouvement tragique ou comique qui emplit les gravures ; de là ces fortes oppositions, ces belles taches qui s'enlèvent sur le fond, cette apparence étrange et attachante des dessins, qui se creusent et s'agitent dans une sorte de rêve bizarre et grandiose. e là aussi les défauts. L'artiste n'a que deux songes : le songe pâle et tendre qui emplit l'horizon de brouillards, efface les figures, lave les teintes, noie la réalité dans les visions du demi-sommeil, et le songe cauchemar, tout noir, avec des éclairs blancs, la nuit profonde éclairée par de minces jets de lumière électrique. On dirait par instants, je l'ai déjà dit, assister au cinquième acte d'une féerie, lorsque l'apothéose resplendit aux lueurs des feux de Bengale. Du noir et du blanc, par plaques ; un monde de carton, sinistre, il est vrai, et animé par d'effrayantes hallucinations. L'effet est terrible, les yeux sont charmés ou terrifiés, l'imagination est conquise ; mais n'approchez pas trop de la gravure, ne l'étudiez pas, car vous verriez alors qu'il n'y a que du relief et de l'étrangeté, que tout n'est qu'ombres et reflets. Ces hommes ne peuvent vivre, parce qu'ils n'ont ni os ni muscles ; ces paysages et ces cieux n'existent pas, parce que le sommeil seul a ces horizons bizarres peuplés de figures fantastiques, ces pays merveilleux dont les arbres et les rocs ont une majestueuse ampleur ou une raideur sinistre. La folle du logis est maîtresse ; elle est la bonne muse qui, de sa baguette, crée les terres que l'artiste rêve en face des poèmes. S'il me fallait conclure - ce dont Dieu me garde - je supplierais Gustave Doré d'avoir pitié de son étrange talent, de ses facultés merveilleuses. Qu'il ne les surmène pas, qu'il prenne son temps et travaille ses sujets. Il est certainement un des artistes les plus singulièrement doués de notre époque ; il pourrait en être un des plus vivants, s'il voulait reprendre des forces dans l'étude de la nature vraie et puissante, autrement grande que tous ses songes. S'il est tellement en dehors de la vie qu'il se sente mal à l'aise en face des vérités, qu'il s'en tienne à son monde menteur, et je l'admirerai comme une personnalité curieuse et particulière. Mais s'il pense lui-même que l'étude du vrai doive le grandir, qu'il se hâte de rendre son talent plus solide et plus profond, et il gagnera en génie ce qu'il aura gagné en réalité. Tel est le jugement d'un réaliste sur l'idéaliste Gustave Doré.
Zola sur Gustave Doré (= David Lynch pour moi)
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