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Goncourt, Renaudot : dans les coulisses des délibérations
Aïssaoui, Mohammed, Develey, Alice
RÉCIT - Ce mercredi midi, dans les salons de Drouant, le célèbre restaurant parisien, les jurés Goncourt et Renaudot ont récompensé Nicolas Mathieu et Valérie Manteau. Plongée dans des délibérations pleines de surprises.
Il y avait un énorme brouhaha de 12h00 à 12h45, place Gaillon, au restaurant Drouant. Le personnel d'accueil était sur les dents. Comme un soir de concert, il fallait avoir son bandeau «Drouant prix Goncourt & Renaudot - 7 novembre 2018» au poignet pour entrer dans l'établissement. L'assistance attendait la remise des plus prestigieux prix littéraires français. Didier Decoin, secrétaire général de l'académie Goncourt, est arrivé. Il s'est arrêté au milieu de l'escalier qui conduit du rez-de-chaussée au salon Goncourt situé au premier étage. Un silence, soudain. «Le prix Goncourt est décerné à Nicolas Mathieu pour Leurs enfants après eux publié aux éditions Actes Sud.» Applaudissements.
Le jury, présidé par Bernard Pivot, l'a préféré à Maîtres et esclaves de Paul Greveillac (Gallimard). Le vote s'est achevé au quatrième tour, avec six voix pour Mathieu contre quatre à Greveillac (Philippe Claudel était pourtant absent des délibérations). David Diop, auteur de Frère d'âme (Seuil), qui était en course pour tous les prix, repart donc bredouille, pour le moment: pas de Femina ni de Médicis ni de Goncourt ni de Renaudot. Il doit attendre avec fébrilité le prix Interallié et le Goncourt des lycéens. Quant au quatrième finaliste, Thomas B. Reverdy, pourtant apprécié du jury, la suprême récompense ne sera pas pour cette année.
Que Nicolas Mathieu se voit décerner le prix Goncourt n'est qu'une demi-surprise. Beaucoup affirmaient, «pas deux années de suite Actes Sud, la maison de l'ancienne ministre de la Culture!» après le triomphe d'Éric Vuillard l'an passé pour L'Ordre du jour (Actes Sud). Les jurés n'ont eu cure de ce qui se murmurait au sein de la république des lettres. Le favori David Diop en a fait les frais, peut-être à cause du sujet de son roman dont le décor est la Première Guerre mondiale vécue du côté des tirailleurs sénégalais. Trop de livres sur la «Grande Guerre» ont été couronnés (Alexis Jenni, Pierre Lemaitre, Éric Vuillard) ces derniers temps. «La Guerre. La Guerre. La Guerre. Le Goncourt ne doit pas être le prix des anciens combattants!» tonne Didier Decoin.
La surprise du Renaudot
La grande surprise est arrivée quelques secondes après l'annonce du lauréat du Goncourt. Louis Gardel, président pour cette édition 2018 du prix Renaudot, a étonné toute l'assistance: «Le prix Renaudot est décerné à Valérie Manteau pour Le Sillon publié aux éditions du Tripode.» On entendait «quoi Manteau?» ou «c'est qui, le sillon?». Encore une fois, le jury du Renaudot a joué une musique différente. Valérie Manteau ne figurait pas parmi les cinq finalistes, même si elle était dans la première liste.
Au salon des Renaudot, on retrouve autour de la table Dominique Bona, Franz-Olivier Giesbert, Christian Giudicelli, Georges-Olivier Châteaureynaud, Jean-Noël Pancrazi, Louis Gardel, Patrick Besson, Jérôme Garcin et Frédéric Beigbeder. Ils ont l'air heureux de leur coup - Le Clézio a voté de Nice. «On a eu notre coup de théâtre!», crie l'un d'entre eux. Joli coup, en effet.
Heureux également de leur palmarès 2018, avec Olivia de Lamberterie, magnifique Renaudot de l'essai coiffé du titre Avec toutes mes sympathies (Stock), Salim Bachi se voit décerner le Renaudot poche avec Dieu, Allah, moi et les autres (Folio). Et les jurés, dans un même élan, ont décidé de saluer Philippe Lançon et son Lambeau qui était leur favori depuis toujours: ils lui ont décerné un prix spécial. Lançon a apprécié le geste, il s'est rendu chez Drouant pour remercier chacun d'entre eux.
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Le choix inattendu du Renaudot était tel que la petite maison d'édition Le Tripode a été prise au dépourvu. D'habitude, les éditeurs attendent la nouvelle scotchée à leur téléphone portable, prêts à prendre un taxi pour se rendre chez Drouant. Et pourtant. C'est Jérôme Garcin qui raconte: «J'ai appelé pour informer l'éditeur, je suis tombé sur le standard. On a cru que c'était une blague. J'ai dû convaincre la personne que c'était vrai!»
Valérie Manteau ne s'y attendait pas plus. Chargée d'édition au Mucem, à Marseille, elle a dû apprendre qu'elle était lauréate du prix Renaudot après des milliers de personnes. Pour la photo d'elle chez Drouant, on repassera. Son roman, le deuxième de sa carrière, narre l'histoire d'une jeune femme qui part rejoindre son amant à Istanbul. Alors que la ville se défait au rythme de ses contradictions et de la violence d'État, des citoyens luttent pour leur liberté. Elle-même découvre l'histoire de Hrant Dink, journaliste arménien de Turquie, assassiné pour avoir défendu un idéal de paix.
Une petite maison d'édition à l'honneur
Avec le jury Renaudot, elle a trouvé les meilleurs soutiens et les meilleurs attachés de presse. Dominique Bona était dithyrambique: «On a voulu la distinguer, c'est un livre que nous avons beaucoup aimé.» Bien sûr, à travers elle, on récompensait une femme et une petite maison d'édition qui vit de qualité et d'exigence. Le Tripode se voyait attribuer un grand prix pour la première fois de sa jeune existence (la maison a déjà eu le prix Wepler). Mais l'académicienne a tenu à souligner que c'est le talent qui a fait la différence.
Quant à Jérôme Garcin, soutien de la première heure de Valérie Manteau, il ne tarissait pas d'éloge: « Le Sillon est un livre formidable», affirme-t-il. Dans son journal L'Obs , il en avait dit le plus grand bien: «Valérie Manteau, ancienne de Charlie Hebdo à qui l'on doit, sous un titre euphémistique, Calme et tranquille , emprunte ici à tous les genres: l'autofiction, le grand reportage, le document politique, le roman d'amour, la biographie, et les entrelace sous nos yeux avec un doigté de dentellière.» Et d'ajouter: «Elle choisit, pendant un an et demi, d'enquêter sur Hrant Dink, ce journaliste d'origine arménienne assassiné en 2007, d'une balle dans le dos, devant les locaux de son hebdo Agos (le sillon, en français, NDLR)», par un nationaliste turc de 17 ans auquel, avant de tomber, il aurait dit: «Ne fais pas ça, fils, stop.»
Si Valérie Manteau n'a pu se déplacer, Olivia de Lamberterie était tout heureuse de venir remercier le jury qui l'a consacrée. Elle ne pouvait cacher son émotion, les larmes au bord des yeux. «Je suis très heureuse, très émue. Je pense à mon frère, j'ai écrit ce livre pour essayer de le rendre immortel. C'était un être flamboyant, joyeux, il aurait adoré ce prix. Dès que je l'ai su, je l'ai imaginé arrivant avec ses chaussures dorées. Je pense à mes parents, ce sont eux qui m'ont donné le goût de lire et la liberté d'écrire. Je pense à ma famille de Montréal, la femme de mon frère, à Juliette, la fille de mon frère à qui je dédie ce prix.»
Journaliste littéraire réputée, elle a du mal à se considérer écrivain. C'est pourtant une belle assemblée d'auteurs qui a voulu souligner son travail et son premier titre. N'est-ce pas une reconnaissance? «Une reconnaissance? En fait, j'ai un peu l'impression que tout ça arrive à quelqu'un d'autre que moi. Je me réjouis pour ce quelqu'un d'autre», répond-elle en souriant. Et d'ajouter: «C'est intimidant. Je suis fière d'être honorée par ces écrivains, dont Jérôme Garcin, l'une des personnes qui m'a le plus poussée à écrire ce livre. Il m'a donné le petit élan. Quand je n'avais pas de courage, il était là.»
Olivia de Lamberterie était bien entourée: des éditeurs de Stock, sa maison d'édition, et son attachée de presse sont venus avec elle. Manuel Carcassonne, le patron de Stock, était tout sourire: il venait de réaliser un triplé inédit: Renaudot de l'essai, Femina de l'essai et Médicis du roman étranger. De quoi organiser une grande sauterie.
Retour dans le salon des Goncourt. Le lauréat n'est pas encore arrivé. La parole est encore libre. On a cru comprendre que les votes étaient très indécis. «Je suis content du résultat, même si j'aurais espéré que David Diop soit distingué. Frère d'âme est un très grand livre», estime Pierre Assouline, qui a également été charmé par l'œuvre de Paul Greveillac. Tout comme Françoise Chandernagor, qui a tenu à souligner la qualité littéraire de Maîtres et esclaves . Patrick Rambeau, assis tranquillement dans son coin, confie avoir préféré Reverdy.
De son côté, Virginie Despentes bousculée par les journalistes, part fumer à la fenêtre. «Je suis très contente pour Nicolas Mathieu, explique-t-elle, d'autant que c'est un Lorrain, comme elle. J'ai aimé l'écriture, sa chronique sociale d'une France dont on ne parle pas. C'est très Zola. Ce n'est pas surfait.» Éric-Emmanuel Schmitt n'hésite pas à parler d'un roman «sensuel». Quant à Paule Constant, elle souligne «J'aurais préféré Greveilac, il est très littéraire et il a déjà écrit un magnifique roman. Je suis toutefois satisfaite. Leurs enfants après eux parle de la désespérance, des provinces françaises que l'industrialisation a abandonnées. Emmanuel Macron devrait le lire, lui qui suit les territoires blessés par la guerre et par le chômage.»
La remarque tombe au moment même où le lauréat du Goncourt fait son entrée, escorté par le président Bernard Pivot. À chaud, il répond aux journalistes massés autour de lui. Son premier sentiment? «Un moment de sidération. Voilà ça n'est pas un secret, Actes Sud l'avait eu l'an passé, je ne m'y attendais pas particulièrement, c'est la surprise et la joie quand même», raconte-t-il, tout ému mais en retenue, les micros collés aux lèvres et les caméras à dix centimètres des yeux.
Il connaît bien le milieu ouvrier et modeste qu'il décrit: «C'est un peu le monde où moi je suis né. Voilà cela me fait très plaisir que ce livre, qui est à la fois une tentative littéraire et politique, soit couronné. Tentative politique, bien sûr, parce que dès qu'on parle de la manière dont les gens vivent, c'est politique: c'est-à-dire comment ils s'aiment, comment ils se détestent, comment ils font pour vivre ensemble, comment c'est nécessaire et toujours un peu impossible.»
Il l'a répété à plusieurs reprises: c'est un roman sur la France périphérique. Mais pas autobiographique: «Il raconte des vies que je connais et je raconte les vies qui m'importent.»
Mathieu a eu la vocation d'écrivain à l'âge de… sept ans, dit-il souriant et réservé. «Mais j'ai mis très longtemps à savoir ce que je pouvais écrire, parce qu'il ne faut pas écrire les livres qui nous plaisent, ceux qu'on aime lire, il faut écrire les livres dont on est capable, avec l'histoire qu'on porte, donc cela m'a pris du temps. J'ai 40 ans, c'est mon deuxième titre, là du coup je viens de rattraper beaucoup de retard d'un coup!»
Il est décidément bon de publier un deuxième roman pour décrocher la timbale. Après Leïla Slimani (Goncourt 2016) et Olivier Guez (Renaudot 2017), Nicolas Mathieu et Valérie Manteau remportent un prestigieux prix dès leur deuxième titre, seulement.
L'étonnant est que Valérie Manteau a également été très appréciée par des jurés du Goncourt, dont Virginie Despentes qui admire Le Sillon . «C'est une écriture totalement sincère à laquelle j'ai immédiatement adhéré. J'aime sa manière de peindre la Turquie, elle raconte ce qui pourrait se passer dans la France de demain. C'est-à-dire un pouvoir autocratique, la violence dans la rue…» Un juré Goncourt qui commente le choix du Renaudot, cela aussi est une belle surprise.