Un certain JM m'a interviewé :
Citation:
Les Dragons n’existent pas raconte la fin de la vie industrielle dans les Ardennes.
Guillaume Massart : Peut être pas la fin, mais en tout cas l’agonie. Pour simplifier j’ai l’habitude de dire que le film fait l’historique de trois générations d’ouvriers, une première qui a perdu son usine il y a dix ans et qui n’a majoritairement pas retrouvé de travail, une deuxième dont l’usine a fermé il y a deux ans et qui apprend à s’organiser, s’apprête à aller en justice, et la troisième qui a vu la fin de son usine la veille du début du tournage.
Cette parole est mise en parallèle avec une vieille légende ardennaise qui raconte comment les habitants ont su s’unir il y a longtemps face à un Dragon qui terrorisait la région.
Est-ce que cette légende est à l’origine du désir de faire ce film ?
Non. Au départ c’est simplement qu’en 2006 j’ai pour la première fois une caméra. Je suis originaire des Ardennes, et je me dis qu’il faut que je filme ma région. Je suis alors parti filmer l’usine désertée de la Cellatex. J’en reviens avec des images vides, des lieux abandonnés, remplis de fantômes. Et puis près de l’usine, dans le port de Givet, il y avait une grue, seule, qui bougeait au loin, et qui ressemblait à un dragon. Je l’ai filmée, et je l’ai montée avec les plans de l’usine. Ce petit film s’appelait déjà Les Dragons n’existent pas. C’était intéressant mais complètement désincarné, et je sentais bien que ça ne suffisait pas. Le film est resté en dormance.
Puis à l’hiver 2008, j’apprends que l’usine de la Sopal est en train de fermer. Je me dis qu’il faut aller tourner, que je n’ai pas le temps d’écrire un film mais qu’il faut agir vite. Et pour moi ça fait écho avec ce que j’ai tourné en 2006.
Donc voilà, le temps de réunir l’équipe et on y est retourné, et on a avisé sur place.
La légende est arrivée plus tard dans le tournage, avec l’équipe, on est tombés dessus quand on faisait des recherches à la bibliothèque de Givet.
Des fantômes, des dragons… le film est bien un documentaire mais il y a aussi un parti pris de film fantastique, le désir d’intégrer des éléments ou un traitement de fiction dans la mise en scène, dans le travail sur le son par exemple.
Oui. Par exemple à la Sopal, il y avait un brasier qui brûlait à l’entrée de l’usine, et puis on était en hiver et le décor déjà fantastique des Ardennes était régulièrement plongé dans la brume. Et comme on avait aussi en tête les images tournées en 2006, on s’est très vite dit que ce film serait une sorte de « documentaire de genre », de genre fantastique donc. C’est une question que je me pose depuis longtemps et c’est vraiment le territoire qu'il m’intéresse d’explorer, cette frontière entre le documentaire et la fiction. Bon c’est un peu une tarte à la crème de dire ça, mais c’est une frontière inexistante. Je crois que c’est Godard qui disait que Méliès faisait du documentaire et les frères Lumière de la fiction, comme ça voilà, toutes les cartes sont déjà mélangées, et il n’y aurait pas grand-chose à rajouter sur ce sujet. Mais ceci dit c’est une question qui se pose au documentaire contemporain. Le Festival International de Documentaire de Marseille s’ouvre depuis peu à la fiction parce que justement la limite entre les deux n’est pas claire, à partir du moment où on donne un point de vue, une mise en scène, on réinterprète, on est dans la fiction.
Bon tout le monde l’a dit avant moi, je n’apporte rien de neuf.
Le mot « réel » en soi je ne le récuse pas, mais c’est de la mise en scène du réel.
Dans cette question de rapport au réel, il y a quelque chose d’important dans le film, c’est sa dimension politique.
De toute façon, tu ne peux pas aller filmer des ouvriers ou des usines désaffectées et ne pas être politique. Nous, ça, on a décidé de l’embrasser, de ne pas faire semblant : on est avec les ouvriers, c’est leur parole que le film relaie et pas celle des patrons par exemple. Parce que c’est une parole qu’on entend peu, surtout dans sa longueur. En général, les rares fois où on entend les ouvriers parler, on les entend deux secondes, le temps d’un micro-trottoir. Moi je savais dès le départ que mon film serait un film de paroles, je voulais aller à la rencontre, au contact, ne pas filmer à distance, et qu’ils disent ce que ça fait de perdre son usine, et puis peut être aussi mettre en avant une sorte de courage de réagir, de ne pas se laisser faire. C’est toute l’importance de la colère dans la dernière scène.
Justement, la légende au début du film fait office de programme. Il y a une menace, et c’est la révolte et l’union qui font qu’elle sera vaincue. Mais dans la suite du film, la réalité est beaucoup plus contrastée.
Oui, ce n’est pas un film angélique. Notre première idée de scénario était de finir le film sur les ouvriers qui avaient repris leur usine en coopérative, pour montrer qu’il était possible de s’organiser autrement, ça nous semblait intéressant. Mais quand on est allés filmer, évidemment on s’est retrouvé dans une usine, c'est-à-dire avec des conditions de travail difficiles, un travail aliénant. Et puis on peut réfléchir sur le fait que des ouvriers qui se retrouvent sur le carreau remontent une usine avec à nouveau un patron et à nouveau des conditions de travail abominables. Alors quand on a filmé la coopérative, on était bien embêtés de retrouver le même souci de rentabilité, de production, de satisfaire les commandes en un temps record… Et puis en même temps il y a le besoin de retrouver un travail, de retrouver une fierté, de maintenir une activité dans la région.
C’est l’ambivalence de la figure du dragon dans le film, qui est à la fois la mort de l’industrie, et aussi, d’une certaine manière, l’industrie elle-même. Cette ambivalence on la retrouve lorsqu’on filme le travail à la chaîne, un paysage industriel ou les pelleteuses, c’est moche et c’est dur, mais la caméra s’accommode très bien de ça, c’est très séduisant à l’image. Il faut se méfier de ça, de la séduction d’une vision esthétisante.