Qui attend des souliers du défunt meurt pieds nus (1969)
Court-métrage de 33 minutes, qui commence comme une fable bunuelienne narrative (deux étudiants en littérature escroquent la veuve d'un amiral dans l'espoir de séduire un jeune-femme plus riche, essayent de se taper leur bonne et reçoivent en guise d'aumône le costume du défunt, ce qui est une manière de les congédier) mais qui évolue peu à peu dans une veine autobiographoque, lyrique et expérimentale qui rappelle le "Traité de Bave et d'Eternité" d'Isou, avec un tout jeune mais déjà excellent Luis Miguel Cintra (beaucoup vu chez de Oliveira dans les années 1990) dans le rôle du "poète". Le contexte politique est à la fois moins présent dans le verbe et plus sensible dans les situations que dans le film d'Isou. C'est une poésie de la citation, construite contre la métaphore, le film essaye de se situer par rapport au cinéma de la Nouvelle Vague (Monteiro dit explicitemement pouvoir dépasser Godard et sa phrase: "le cinéma est une escroquerie", le contexte de dictature réelle du Portugal permet paradoxalement au cinéaste-poéte de revendiquer ce dépassement sans être ridicule) et la littérature nationale portugaise (Camoens), une poésie sans symbole, un enjeu moral tel que la culpabilité est à la fois exposée directement (le film finit sur une citation de Kafka: "il mourut comme un chien, comme si la honte devait lui survivre") , et présentée comme un code et une citation.
Le film est très intéressant, je vais essayer d'en reparler.
Que ferais-je de cette épée ? (1975)
Documentaire en noir et blanc, sur des manoeuvres militaires de l'Otan au Portugal et les manifestations ouvrières qui s'y opposaient, peu après la révolution des Oeillets (et quand la guerre portugaise en Angola et au Mozambique était toujours en cours), entrecoupé de larges extraits du
Nosferatu de Murnau (le bateau-cénotaphe des plans de Murnau est comparé visuellement avec un énorme porte-avion américain autour duquel la caméra gravite). La bande son est de la musique classique du grand répertoire (Wagner surtout) . Il y a quelque chose dans la longueur des plans et le rapport de confrontation/reprise entre parole poétique et vision élémentaire du sol et du paysage qui rappelle les Straub (mais aussi Van Der Keuken). Le film interviewe des matelots américains (et sous-marinier néerlandais, au look de quasi hippies ) et le microcosme portugais gravitant autour d'eux (vieux marins ravitailleurs, prostituées), des ouvriers et agriculteurs, une flotille de français (en mode touriste-maoïste insupportable) participant à la manifestation, une réunion du PC et des étudiants africains de Guinée-Bissau et du Cap Vert qui parlent d'Amilcar Cabral, récemment assassiné. Le film est assez doctrinal mais on sent la présence d'une critique possible (l'orateur du meeting communiste est à la fois émouvant et peu cohérent, rigide et même carrément sénile, les applaudissment ont quelque chose de décalé et gênant -même si son discours relève en fait du témoignage que sa colère, à mesure qu'elle le gagne, devient à la fois de plus en plus absurde et de plus en plus sincère, "tous ceux qui ont des voitures sont des salauds", elle permet au film de faire une transition entre la situation des ouvriers et celle des paysans, tandis que les étudiants africains ont un rapport à la lutte à la fois moins idéologique, plus sentimental, mais plus introspectif, interrogateur et ouvert sur le réel, plus "dialectique" finalement, on sent que ce sont deux formes de combat politique du même camp, mais qui ne se rejoignent pas) et d'un doute : il n'y a rien pour relier ces paroles et situations eclatées et disparates, pourtant reliées par le même espoir révolutionnaire, sinon les images spectrales du film de Murnau: qui font simultanément office de vampirisation, de citation close sur elle-même, de mémoire poétique et archaïque, et de médiation souterraine mais active, conférant leur objectivité aux différents points de vue par un jeu d'écarts, comparaisons et chevauchements.
Le centre du film est l'interview (sur un mur nu, devant lequel elle bouge, dispositif qui rappelle l'interview de Kesterber sur l'avortement dans Anatomie d'un rapport de Moullet) étonnante d'une prostituée assez âgée, qui raconte ses rapports avec les matelots américains et des curés, qui l'auraient initiée dès l'adolescence. L'un des religieux en question avait un fantasme érotique sur le cunnilngus et la crème glacée qu'elle raconte minutieusement. On se demande si elle n'affabule pas un peu (mais l'aliénation a une structure de fiction, peut être vue comme une forme de désir de réel sinon de la fiction, du moins de la part du mensonge: la dictature est filmée dans les deux films comme la concurrence de la poésie portée par le film). Intéressant de savoir que ce que l'on prenait pour un motif érotomane propre à Monteiro, le fantasme sur la crème glacée et le poil, est en fait à l'origine le témoignage d'un des personnages réels qu'il a interviewé, énoncé d'émblée dans le documentaire comme une métaphore à clé, qu'il a repris ensuite, mais l'enjeu de cette reprise ce n'est pas de relier un symbole à un sens métaphorique de plus en plus insistant (celui-ci est déjà donné et expliqué par le premier "témoin" réel), sa poésie ultérieure visait peut-être au contraire à créer une situation pour neutraliser ce sens sur une durée longue.
Saad Chakali avait écrit il y a une dizaine d'années un texte intéressant sur Monteiro dans Objectif Cinéma
http://www.objectif-cinema.com/analyses/165.php (j'aime bien aussi ce qu'il avait écrit su Sauvage Innocence de Garrel)