Autrices d’une série pour l’une, “Split”, et d’un film pour l’autre, “How to Have Sex”, Iris Brey et Molly Manning Walker questionnent, l’une à travers le récit d’une première relation lesbienne, l’autre en racontant la première fois traumatique d’une lycéenne, la sexualité et les stratégies pour lutter contre la culture du viol dans laquelle nous vivons. Nous leur avons proposé un entretien croisé.
Il s’agit, pour chacune d’entre vous, d’une première fois, un premier long métrage pour toi, Molly, une première série pour toi, Iris, et vos récits racontent également une première fois, la première fois avec une femme dans Split et la première relation sexuelle tout court dans How to Have Sex. Qu’est-ce qui vous a chacune poussée à ces premières fois ?
Iris – Je crois que je voulais raconter la déflagration que déclenche la découverte de l’amour lesbien pour une femme qui a déjà passé une partie de sa vie dans l’hétérosexualité. Je voulais avoir un questionnement autour de la recherche du plaisir sexuel, et surtout, raconter une première fois féminine qui se déroule dans la joie, dans la connexion à son propre corps et au corps de l’autre et dans l’épanouissement, alors que ce n’est souvent pas le cas de la première fois à l’intérieur des relations hétérosexuelles.
Molly – Je voulais pour ma part parler de consentement, sans éjecter les hommes hors de la conversation. Il y a un manque dramatique d’éducation des hommes au plaisir féminin, ou simplement au fait de se soucier du plaisir féminin. Mon ambition était de dépasser la question du consentement pour simplement parler du rapport catastrophique qu’il y a au corps de la femme dans les premières relations hétérosexuelles.
Dans ta série, Iris, c’est à travers un miroir inversé que sont critiquées les relations hétérosexuelles, tandis que toi, Molly, tu t’attaques frontalement au sujet. Mais, dans les deux cas, la question de la mise en scène de la sexualité est capitale. Que vouliez-vous raconter, chacune, dans les scènes de sexe de vos films ?
Iris – Pour moi, le sexe lesbien est d’abord une question de présence, alors qu’on voit souvent des femmes dissocier leur corps et leur esprit dans le sexe hétéro. C’était important d’avoir une caméra proche de mon personnage, qui soit capable de capter le frissonnement de son désir. Dans chaque épisode, il y a un éventail des différentes façons de faire du sexe, ça peut passer par le rire, les larmes, la surprise…
Molly – Pour moi, il s’agissait plutôt de me démarquer de l’hypersexualisation et de l’esthétique patriarcale des représentations avec lesquelles j’ai grandi. Je ne voulais pas, par exemple, filmer l’acte dans sa totalité, parce que pour des personnes qui ont subi des agressions, cela peut être traumatisant. J’ai privilégié des gros plans et de toujours rester dans l’intériorité de mon héroïne.
As-tu observé des réactions genrées devant ton film Molly ?
Molly – Oui, au Royaume-Uni, j’ai eu beaucoup de réactions positives d’hommes qui se reconnaissaient dans ces comportements d’agresseurs. À l’inverse, il y a aussi des hommes qui ne supportent pas de se sentir visés par le film et qui le perçoivent comme une attaque contre eux. Il arrive aussi encore qu’on me dise que ce n’est pas une agression, puisque qu’ils ont déjà couché ensemble et qu’elle ne dit pas non. Chaque femme que je connais a été agressée dans sa vie, d’une façon ou d’une autre, tandis que je ne connais pratiquement pas d’hommes qui avouent avoir eu des comportements d’agresseurs. Il y a manifestement un gros problème d’éducation. Il est vraiment temps qu’on puisse avoir des représentations saines de ces contextes d’agression.
Ta série a une ambition politique assumée, Iris. En quoi la représentation peut-elle changer la culture du viol dans laquelle nous vivons, selon toi ?
Iris – Cette culture a bien été, entre autres, fabriquée par le cinéma, alors, si ça l’a construite dans un sens, cela doit bien pouvoir la déconstruire dans l’autre. Cela peut changer la vie de quelqu’un de voir une scène d’agression en se sentant compris·e, pas érotisé·e. Si ces représentations avaient existé pour les gens de ma génération, nous vivrions déjà dans un monde différent. Cela commence dès l’enfance avec l’inceste, qui touche énormément de personnes. Je pense sincèrement que les séries et les films peuvent nous faire avancer sur ces questions. Ne serait-ce que la question du consentement, le débat aujourd’hui autour de cette notion est passionnant et riche. Pour changer, il faut des mots, puis des représentations.
Y a-t-il des séries ou des films qui ont marqué votre parcours sur cette question de la représentation de la sexualité ?
Iris – Dans Girls, il y a ce moment où le personnage d’Anna réalise que, malgré son amour pour Adam, elle ne cesse de vouloir le contenter sexuellement, mais qu’elle n’a aucune idée de comment atteindre son propre plaisir. C’était la première fois que je voyais le sexe représenté de cette façon-là, bordélique, compliquée, moche et pas agréable pour les femmes qui veulent faire plaisir aux hommes. Ce moment-là est révolutionnaire, il décrit l’impasse des relations hétéro telles qu’elles sont encore majoritairement pratiquées.
Molly – The L World, je suis fan !
Molly, tu disais ne pas vouloir exclure les hommes du débat. Est-ce que cela a aussi été une préoccupation pour toi, Iris ?
Iris – C’était surtout celle de mon diffuseur, notamment à travers le personnage de Nathan. Je n’y pensais pas vraiment. J’ai le sentiment d’avoir écrit et filmé ce personnage avec le même degré de complexité que les autres. Je ne voulais pas que cela se résume au fait qu’il soit un homme, je voulais éviter le cliché de l’homme qui se sent en compétition avec la copine lesbienne. Il faut qu’on arrive à faire société ensemble. On manque de ce désir d’avancer ensemble sur ces questions, surtout en France je trouve.
Molly – C’est vrai, je suis assez choquée par la réaction de certain·es journalistes ici, même des femmes. J’ai encore des remarques comme quoi il ne s’agirait pas d’un viol. Franchement, après six mois à promouvoir le film et à faire de l’éducation auprès de celle·ux qui ne voient pas le problème, je suis épuisée de mener cette bataille. Je ne veux pas faire de stéréotypes, mais la culture m’a l’air plus conservatrice sur la question du viol ici.
Iris – Oui, la France est le pays où Polanski et Woody Allen continuent de faire des films, tandis qu’Adèle Haenel a décidé d’arrêter.
Êtes-vous fatiguées que l’on parle uniquement de vos œuvres en termes sociologiques ou de leurs messages, plutôt que de leurs qualités artistiques propres ?
Iris – Les idées que nous tentons de faire passer sont si nouvelles, qu’avant de parler d’art, il faut parler de société, j’ai l’impression. Mais, évidemment que c’est frustrant pour moi d’avoir toujours la même conversation plutôt que de parler de mes choix de mise en scène.
Molly – Je pense que, si j’étais un homme, on parlerait beaucoup plus des qualités artistiques de mon film.
Dans ta série, Iris, j’ai l’impression que l’usage du split screen pointe à la fois la rupture nécessaire et une façon de réassembler la réalité autour du lesbianisme et du féminisme.
Iris – Oui, je voulais que les séparations soient épaisses. Je ne voulais pas effacer le point de jonction, la cicatrice. Je voulais aussi montrer que deux choses séparées peuvent aussi se rencontrer. Nous avons besoin de montrer nos cicatrices, de ne pas avoir honte d’elles. Mettre en scène la sexualité, c’est le corps, mais c’est aussi les traumas, les points de suture. Par exemple, beaucoup de personnes m’ont demandé d’enlever le passage sur l’inceste. On me disait que c’était “too much”. Mais tu le disais toi-même, toutes les femmes que je connais, et je m’inclus dedans, on vécu un viol, un inceste ou une autre forme d’agression sexuelle. “Too much” pour qui ? On est encore gêné·e d’être confronté·e à ce degré d’intimité avec nos parts les plus traumatisantes. Je voulais non seulement montrer que le sexe lesbien est un endroit de bonheur, mais aussi un endroit où il est possible de se réparer.
Molly – C’est très intéressant ce que tu dis, parce que j’ai le sentiment que, de mon côté, j’ai eu des expériences très traumatisantes avec la presse dernièrement. À travers le film, les journalistes comprennent que j’ai été agressée et c’est arrivé plusieurs fois qu’on me pose des questions très indélicates sur cette agression. Mais, jamais on ne me demande ce qu’elle a changé dans ma vie, en quoi que je suis une personne différente.
Iris – Dans ma série, il y a un moment où un personnage demande “Penses-tu que ton viol a fait de toi une lesbienne ?” et le personnage prend un temps pour répondre qu’elle ne sait pas et qu’elle doit y réfléchir. Je tenais à ce que cette question soit posée, même si c’est un tabou dans la communauté lesbienne. Alors que c’est d’une logique implacable que le fait d’être systématiquement agressée par les hommes fait qu’on préfère les femmes. J’ai dû ma battre pour garder cette réplique.
Et toi Molly, as-tu dû lutter pour maintenir certaines choses dans ton film ?
Molly – Le “oui” sur la plage. Plusieurs personnes, plutôt âgées, me disaient que s’il y avait ce “oui” sur la plage, ça ne pouvait pas être un viol le lendemain dans la chambre. Alors que c’est exactement ce que je veux éclairer ; dire oui n’est pas suffisant pour que deux personnes passent un bon moment.
Ce que j’ai aimé dans Split, c’est la façon d’érotiser la parole pendant le sexe, en particulier les questions sur le consentement.
Iris – On m’a aussi demandé d’enlever ça. J’ai encore dû me battre. C’est intéressant, parce qu’on nous apprend à ne pas parler pendant le sexe, alors que c’est indispensable pour dire ce qu’on veut, ce qu’on ne veut pas. Le sexe pratiqué avec des personnes qui aiment parler de consentement est une expérience tellement plus agréable et excitante.
Pourquoi est-ce important pour vous d’avoir des coordinateur·ices d’intimité sur vos tournages ?
Molly – C’est indispensable pour moi, je ne tournerai jamais une scène de sexe sans. Ce serait comme faire une cascade sans personne pour s’assurer de la sécurité de chacun·e. C’est une évidence.
Iris – Pourtant c’est encore rare en France. J’ai adoré travailler avec ma coordinatrice d’intimité, parce que réfléchir très précisément à la mise en scène du sexe en terme de chorégraphie, à la signification de chaque geste, est très enrichissant et bénéfique à la série.
Tu parlais de réparation et de cicatrices, Iris. Est-ce que faire ces œuvres s’inscrit aussi pour vous dans une processus de réparation personnel ?
Iris – Pour moi oui. À 38 ans, c’est la première fois que je réalise et je ne sais pas si j’aurai à nouveau cette chance. Ce n’est jamais quelque chose dont j’ai rêvé. Je voulais avoir une thèse parce que je pensais que le savoir me protégerait des agresseur·ses, puis j’ai écrit Le Regard féminin et j’ai subi beaucoup d’attaques. La réalisation est une façon plus collective et plus joyeuse de prolonger mon travail. Sentir l’énergie de toutes les personnes sur le plateau a été extrêmement réparateur pour moi.
Molly – Quand ça se passe, nous avons le meilleur travail du monde. C’est réparateur pour moi aussi c’est certain. Reprendre la main sur son propre récit et essayer de changer notre récit commun.