En 2014, mon vieux camarade Hugo Benamozig et moi avons eu l'idée d'écrire un film de jungle, pour une raison qui rétrospectivement me frappe par sa naïveté : nous pensions que ça serait facile. Nous emmènerions quelques acteurs et une caméra dans une jungle ; la forêt primaire serait notre décorateur, le soleil et la canopée, nos chefs opérateurs, Mère Nature, notre cantinier. En février 2017, Catherine Deneuve, à qui nous avions envoyé le scénario, a accepté de nous rencontrer. Sa première remarque fut que le film serait cher et techniquement difficile. Elle demanda comment on comptait amener un camion groupman dans la forêt. J'ignorais ce qu'était un camion groupman, mais nous lui répondîmes avec aplomb qu'amener des camions groupman dans la forêt était chez nous plus qu'un savoir-faire : une seconde nature. Le camion groupman est le camion chargé de générateurs électriques qui permet d'amener du courant sur un tournage, appris-je deux ans plus tard, lors d'une réunion où il fut établi qu'amener un camion groupman dans une forêt était d'une complexité extrême. PHILIPPON Il y a une mythologie du film de jungle : les tournages épuisants où l'équipe devient folle, le réalisateur qui souhaite assassiner son acteur principal comme Herzog qui brandit son pistolet à la face de Kinski, les budgets qui explosent, les scènes dont chaque plan est une victoire sur les éléments, comme la séquence du pont dans « Sorcerer », de William Friedkin, qui a nécessité deux mois d'attente et d'efforts. Etonnamment ce chaos se perçoit peu à l'image. Il se devine parfois dans des maladresses de mise en scène ou des choix de montage contre-intuitifs. Mais les acteurs jouent, disent leur texte ; la fatigue qui creuse leurs traits passe pour un artifice ; le cadre est composé ; le son, refait en studio. A l'écran, on ne voit que des problèmes résolus, raison pour laquelle, sans doute, des idiots dans notre genre continuent à vouloir tourner des films de jungle. Nous projetions de tourner en Guyane. Quelques films s'étaient faits dans la forêt guyanaise, avec difficulté. Le bruit courait que l'Amazonie se prêtait mal au cinéma fauché. Un soir je fis la connaissance d'un technicien qui en revenait. Je lui ai raconté notre projet. Il m'a dit, avec la voix brisée de celui qui a connu l'enfer : « Je te conseille d'écrire un autre film. » De toute façon la Guyane s'avéra impossible, puisque s'y tournait la série « Guyane », qui réquisitionnait tous les techniciens et tout le matériel disponibles. Le Brésil était une option. Il fallait pour obtenir un financement situer le récit au Brésil. Nous avons en urgence réécrit le scénario pour l'emplir de dialogues factices sur le Brésil et de perspectives politiques sur la société brésilienne. Puis le Brésil a disparu des conversations. Je ne sais même plus pourquoi. Une énième histoire de fric. Nous partîmes à la Réunion, en mars 2019, avec assez d'argent pour faire la moitié du film que nous avions écrit. La Réunion est une île coupée en deux. L'Ouest, dit « côte au vent », est la moitié ensoleillée promue par les brochures, là où on trouve les lagons turquoise et les bars de plage, là où les films se tournent. L'Est, dit « côte sous le vent », est plus sauvage, très luxuriant, ce qui nous intéressait, mais parce qu'il y pleut énormément, ce qui nous intéressait moins. Les mois de mai et juin, pendant lesquels nous tournions, étaient nommés « saison sèche », mais l'appellation est soit théorique, soit ironique. « Y a des bambous de quarante mètres de haut, évidemment qu'il pleut tout le temps », m'a dit un jour un Réunionnais pendant que j'enrageais contre la pluie qui nous empêchait de tourner. Aucun des locaux de notre équipe n'avait tourné dans cette partie de l'île où les touristes viennent rarement. Les passants nous demandaient ce qu'on faisait là. Nous apprîmes en outre qu'il n'y a pas de climat réunionnais, mais des centaines de microclimats, qui, en plus d'être innombrables, sont imprévisibles. Consulter les bulletins météo est inutile. Ils vous préviennent à 10 heures qu'il va pleuvoir à 10h15. Nous nous en remettions aux machinistes, des bonshommes au cuir tanné qui connaissaient leur île et nous disaient des choses comme : « Quand le nuage dépasse l'arbre là-bas, ça veut dire qu'il va dracher toute la journée. » Nous les écoutions comme s'ils étaient des prêtres incas qui entendaient les murmures du ciel. Records mondiaux de pluviométrie Mythologie des tournages de jungle mise à part, la réalité des problèmes posés par la forêt est triviale. Le problème, c'est la pluie qui couvre la voix des acteurs, l'humidité qui ronge jusqu'aux circuits électroniques du matériel, la boue qui fait de chaque pas une épreuve. Le 20 mai, nous sommes arrivés dans la verte vallée de Takamaka pour y tourner des séquences où notre héros, un anthropologue perdu dans la jungle, se retrouve à chercher de l'or avec une tribu d'orpailleurs. Au cours d'une discussion décontractée, un membre de l'équipe me dit, comme s'il s'agissait d'un fait amusant : « Tu savais que Takamaka détient plusieurs records mondiaux de pluviométrie ? » Je blêmis. Dès le premier jour, il plut. Les camions patinaient. Où que vous regardiez, quelqu'un glissait. Nous étions quarante silhouettes intégralement marron, quarante créatures terreuses qui piétinions dans une boue volcanique, une gadoue dense et collante qui, le soir, boucherait toutes les douches de l'équipe si bien que personne ne pourrait plus se laver. La chaussure restait fichée dans le sol quand vous leviez le pied. L'accessoiriste creusait des rigoles pour évacuer l'eau. Vincent Dedienne et Alice Belaïdi étaient réfugiés sous des bâches. On les sortait au moindre rayon de soleil, pour tourner en urgence un morceau de séquence comique malgré le désespoir. Pour diriger l'équipe, dans la hâte et à cause du bruit de la pluie, Hugo et moi devions hurler. Je découvris à cette occasion un phénomène étonnant : quand on hurle des ordres, on a l'impression d'avoir une pointe d'accent allemand. PHILIPPON Au deuxième jour, la caméra nous a lâchés. L'image sortait marron, comme pour rendre hommage à la boue. On envoya les rushes à Sony pour un diagnostic technique. Les ingénieurs de Sony répondirent qu'ils n'avaient jamais vu ça. La prodigieuse humidité faisait que toute l'électronique, jusqu'à nos téléphones portables, devenait capricieuse. Marchait, puis ne marchait plus, puis marchait à nouveau mais étrangement, dans la même minute. L'assistante caméra se désolait : « Mon matos était quasiment neuf. Il a pris dix ans en dix jours. » Parfois je disparaissais. Je descendais la colline en glissant sur le cul et, arrivé en bas, je restais allongé, hagard, à m'enfoncer doucement dans le sol. Dans mon casque j'entendais qu'on me cherchait. Eh bien qu'ils me cherchent. Je reste là, avec ma seule amie, la boue. Pour atteindre les forêts les plus denses, il fallait se lever à 5 heures du matin, s'enfoncer dans les pitons, marcher en file indienne sur des sentiers à pic, étroits et accidentés, avec le matériel sur le dos, traverser des torrents en marchant sur des pierres rondes et glissantes comme si un mauvais génie les avait passées à l'huile. La fatigue a vite produit ses effets. On ne comptait plus les accidents de voiture. Tous les trois jours il fallait sortir un véhicule du fossé. Vincent Dedienne a embouti un automobiliste, ou l'inverse. Après deux semaines de tournage, Alice s'est fait une grave entorse à la cheville qui a transformé son tournage en calvaire. Elle ne pouvait plus marcher. Nous avons dû en catastrophe refaire notre découpage, qui la faisait sans cesse sautiller sur des rivières de cailloux. Pour accéder aux décors, l'assistant mise en scène devait la porter sur son dos à travers la forêt. Entre les prises elle patientait de longues heures sur une chaise en plastique plantée dans la terre. Elle nous en a voulu. PHILIPPON Les moustiques nous harcelaient. Plusieurs d'entre nous ont attrapé la dengue. Comme nous tournions les pieds dans des eaux stagnantes, nous craignions la leptospirose, une maladie infectieuse grave. Notre chef machiniste, un surhomme des tropiques nommé Arnaud Tranchant, ancien militaire, se dégradait à vue d'oeil. Une nuit, j'ai cru dans un demi-sommeil paranoïaque qu'il venait me tuer. En chuchotant : « Arnaud, je suis désolé », je suis allé me cacher dans la penderie de ma chambre d'hôtel, où je me suis réveillé le lendemain matin. Sous une bâche transformée en piscine de 800 kilos La pluie a failli tuer Catherine Deneuve et Jonathan Cohen. Nous tournions de nuit. Pour les protéger d'une des pires averses tropicales de l'histoire de l'île, évidemment apparue sans prévenir, nous avions dressé une bâche au-dessus de leurs têtes. En une heure, cette bâche s'est transformée en une piscine de 800 kilos qui menaçait de péter à tout instant. Catherine et Jonathan ne voyaient rien, mais nous, à l'écart, nous regardions cette gigantesque baignoire de Damoclès gonfler au-dessus de leurs têtes. Les électriciens plantaient des couteaux dans la toile pour la vidanger entre les prises. Puis ils se sont mis à la vidanger entre les répliques. L'eau leur ruisselait dessus. L'un d'eux s'est tourné vers moi : « Il va falloir que tu choisisses : le cinéma ou la vie. » La pluie, toujours elle, provoquait des crues qui inondaient les décors. Après quelques jours de tournage dans une cuvette nommée Bethléem, lieu maudit abandonné par les dieux, la régie a engagé des porteurs pour remballer la lourde menuiserie. De nuit, sous l'averse drue, ils devaient remonter des charges de cent cinquante kilos sur des sentiers à pic transformés en torrents de boue. Ils désertaient. Le chef régisseur, avec une lampe torche, les pourchassait dans le sous-bois, et en retrouvait certains cachés dans les fourrés. C'est à Bethléem que j'ai commencé à croire que les divinités nous poursuivaient de leur courroux, peut-être parce que j'avais déplacé pour les besoins d'un plan un autel érigé à l'intention de saint Expédit, objet sur l'île d'un culte fervent. Le lendemain de ce geste que je regrette encore, nous avons été réveillés en pleine nuit parce que notre hôtel prenait feu. Le surlendemain, nous apprenions qu'à Paris le studio d'enregistrement de notre compositeur avait été cambriolé et que toutes les musiques du film avaient disparu. La semaine où il a enfin fait beau, le volcan est entré en éruption, provoquant au-dessus de nos têtes un fracassant ballet d'hélicoptères qui nous empêchait de tourner. Le plus étonnant, c'est que nous sommes tous restés de bonne humeur. Pour beaucoup de ceux qui y ont participé, « Terrible Jungle » est un souvenir cher. Revenus en France, Hugo et moi avons découvert dans la salle de montage que les avanies, la fatigue et la pluie n'étaient pas visibles à l'écran. Le film est drôle, tropical, rythmé, coloré, joyeux, comme nous l'avions rêvé. Lorsque nous le projetions, il plaisait. Nous attendions avec impatience la sortie, prévue pour le 6 mai. La malédiction de saint Expédit nous avait épargnés. PHILIPPON Ce que nous ignorions, c'est qu'à l'autre bout du monde un homme mangeait un pangolin. Le film a tenu debout ; c'est la planète qui s'écroule. Selon toute évidence personne ne retournera au cinéma de sitôt. Qui ira s'asseoir pendant une heure et demie dans un lieu clos à trente centimètres d'un inconnu qui toussote ? Et même si on trouvait assez de porteurs sains et d'immunisés, la cohue des sorties repoussées sera plus mortelle que la leptospirose. Nous discutons sans cesse d'une nouvelle date de sortie. 2021, sans doute. Nous attendions la fin de la pluie. Nous devons maintenant attendre la fin de la fin du monde.