Voilà: Ca fait plus de 30 ans (1) qu'on attendait un événement pareil : l’Etrange Festival, à Paris, projettera en septembre La Bonzesse, dans sa version intégrale. Ce film historique —censuré à sa sortie— inaugure l’apparition du SM à l’écran. L’occasion de retracer l’histoire de ce genre, marqué à ses débuts par un réalisme frisant le snuff-movie.
Il existe un lien étroit entre le sado-masochisme et le cinéma, ne serait-ce que parce qu’on parle d’une «séance SM» comme d’une «séance de cinéma» : dans les deux cas, l’univers se réduit à un espace de projection. La séance est réussie lorsque, emporté par le scénario, on s’est identifié aux personnages, partageant avec eux des émotions si fortes qu’on sort de la salle dans un état un peu flottant. Le SM est comme le cinéma (ou le théâtre): une mise en scène si possible envoûtante. Et pour que la mise en scène fonctionne, il faut qu’elle ait un aspect réaliste. Voire dérangeant. Ce qui explique peut-être pourquoi les premières productions SM en Europe flirtent avec la censure. On ne sort pas indemne de Salo ou les 120 journées de Sodome, par exemple. Ni de Caligula, même s’il s’agit d’un peplum baroque. Ni de Naked blood. Et que dire de tous ces films gore qui ne sont que des films SM déguisés, bourrés de dominateurs ayant perdu les pédales? Au cinéma, le SM flirte sciemment avec les limites, sortant parfois du cadre de la fiction pour entrer (ou nous le faire croire) de plain-pied avec la réalité.
Rappelez-vous au début des années 80, cette brutale invasion de vidéos SM. Dans une débauche de sévices en tous genres, les premières productions qui apparaissent sur le marché multiplient les gros plans sans pitié sur des fesses rougies au paddle (raquette de bois), marbrées de taches violettes ou hachurées par les morsures de la canne anglaise… L’histoire de la vidéo SM en France commence avec la levée de la censure… et avec une véritable explosion de "séances SM" filmées de façon crue. «Quand les premières vidéos SM sont apparues dans le commerce en France, il s’agissait essentiellement de vidéos allemandes et hollandaises, explique Francis Dedobbeleer, attaché de presse à la boutique Demonia. Pourquoi? Parce qu’en Allemagne et surtout en Hollande, la censure sur le SM n’existait plus depuis 10 ans. Dans ces pays, les productions étaient donc nombreuses. Elles ont littéralement envahi le marché français.» Les titres de ces vidéos sont explicites : Tais-toi et obéis (Schlag Zeilen), Fais-moi mal (SM maximum), Punition et domination (diabolique vidéo), La femme au fouet (Ragtime), Tortured bottom (book on film international), Delight and pain (sweet pain)… Il n’y est question que de «culs torturés», de «délicieuse douleur» ou de «châtiments». Ces vidéos sont presque toutes axées sur le réalisme des tourments infligés à d’authentiques adeptes du SM. Ils ne jouent pas comme des acteurs. Ils sont filmés en direct lors de séances de SM réelles.
Au cinéma, également, le docu-vérité fait ses délices du sado-masochisme. La voie est d’abord ouverte, en 1973, par La Bonzesse de François Jouffa, qui fait l’effet d’un film précurseur: il est basé sur l’histoire vraie d’une étudiante devenue prostituée puis religieuse. Il montre des séquences de domination réalisées avec un élan contagieux et culmine dans une scène non truquée qui fait scandale à l’époque: l’actrice du film, Sylvie Meyer, se fait raser la tête. Son crâne lisse, symbole d’avilissement, marque profondément les esprits. Détail significatif: le réalisateur, François Jouffa est un reporter engagé. Il travaille pour Europe 1, couvre les manifestations de mai 68, part à Katmandou en 69 et interviewe toutes les personnes qui font bouger cette France «qui s’ennuie» avec un intérêt marqué pour le swing. En 1973, il tourne La Bonzesse comme une comédie atypique mais décomplexée», une «fable fantasmagorique» qui fait un doigt d’honneur aux conventions morales. Rien de vraiment choquant dans ce film, que tous les critiques comparent à Belle de jour (Bunuel)… Il s’agit avant tout d’une chronique de moeurs. Mais à l’époque, La Bonzesse fait l’effet d’un coup de poing. Le film apparaît à l'affiche du Georges V en 1974, après un an d'interdiction en salle: «Quand Giscard a descendu les Champs-Elysées, une photo parue dans France-Soir l'a montré devant l'affiche», note ironiquement Jouffa. Certains y verront «le film qui a fait sauter la censure».
En 1976, un pas est encore franchi vers plus de réalisme avec Maîtresse de Barbet Schroeder. Ce réalisateur est un ancien journaliste. Venu des Cahiers du cinéma, c’est probablement le plus respectueux des pratiques sadomasochistes: il filme comme s’il enquêtait, sans jugement. Barbet Schroeder mélange d’ailleurs de vrais soumis aux acteurs avec un souci du détail presque maniaque. Mais c’est un troisième film —ou plutôt un documentaire— qui fait vraiment l’effet d’une bombe, en 1976: Exhibition 2 (de Jean-François Davy) est à ce point perturbant qu’il est immédiatement interdit par les autorités. Réalisé en trois fois avec une équipe très légère, presque caméra au poing, dans un loft prêté pour l’occasion (2), ce tournage-choc est entièrement consacré à Sylvia Bourdon, star du cinéma porno de l’époque et véritable maîtresse disposant de plusieurs esclaves dans sa vie privée. On la voit manger, parler de sa conception du sexe puis déféquer sur la table. Exhibition 2 ne sortira jamais en salle. Ceux qui assistent à la projection clandestine en sortent tourneboulés. Malaise…
«Au début, les clients de vidéos SM-hard étaient nombreux, explique Francis Dedobbeleer. Ils étaient avides de ces images crues et brutales. C’était la première fois —de manière aussi massive— qu’on pouvait voir des séances SM filmées de façon réaliste… Ces vidéos étaient d’ailleurs souvent dénuées du moindre aspect sexuel. On ne voyait que des visages crispés par la douleur, des membres meurtris et des peaux marquées… Au fur et à mesure que ces vidéos s’écoulaient sur le marché, sous le jeu de la concurrence, elles devenaient de plus en plus extrêmes, flirtant avec des pratiques limite… jusqu’à ce que les gens en aient assez. C’était trop de masochisme hard. Pas assez de plaisir. Trop de dominateurs vieux, laids, bedonnants et dégoûtants. Pas assez de jolies femmes souriantes.» Les producteurs français qui s’étaient mis, suivant l’exemple allemand et hollandais, à filmer des séances de domination trash dans des pavillons de banlieue, finissent par comprendre que les adeptes de SM préféreraient peut-être voir les images d’une sexualité heureuse… Car sous couvert de réalisme, les vidéos SM ne montrent souvent que des pratiques hardcore, très éloignées de la vraie vie.
Curieusement, cette évolution des moeurs correspond à l’arrivée du DVD. A la fin des années 90, les cassettes VHS aux titres brutaux (les pires de toutes s’intitulent Erotic Perversion et sont tournées aux USA dans des conditions telles que l’on se demande si certaines filles survivent aux "séances") atterrissent à la poubelle, remplacés par des productions plus "douces", plus érotiques, plus esthétisées, dans lesquelles de jolies soumises, moulées dans de jolies robes près du corps, se font malmener par de splendides dominatrices en latex qui finissent par les faire jouir… «Les séances SM qui étaient filmées en entier, sans coupure, sans montage, étaient finalement très ennuyeuses, résume Francis Dedobbeleer. Ennuyeuses et ridicules. Il était temps que l’on filme des scènes plus ritualisées, avec une mise en scène, un décorum, des costumes et surtout du sexe…». Sous-entendu: à quoi bon filmer du SM sans jouissance? C’est comme jouer à un jeu en oubliant de s’amuser… Ou aller au cinéma sans plaisir. La Bonzesse, qui met finalement en scène les errances d'une jeune fille dans le monde cruel du SM aboutit au même constat: quand on prend une pratique trop au sérieux et qu'on oublie le second degré, ce n'est plus de la sexualité. C'est juste des coups et blessure.
(1) : "Le film n'avait plus été projeté dans une salle -en France- depuis sa sortie en 1974 !" (François Jouffa). (2) : "Vous citez "Exhibition 2". Saviez-vous que j'en suis l'un des auteurs (avec un contrat à ... 1%) et que le film a été tourné dans mon immeuble, chez le coscénariste de "La Bonzesse" ? Appartement-loft qui avait déjà servi de décors pour mon film, puis pour plusieurs films érotico-pornos des seventies, que j'ai finalement occupé." (François Jouffa)
Un clip de Nine inch nails : happiness in slavery, pour le plaisir (ça s'impose?).
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