Le scénario de l'Ordre et la Morale le prochain Kassovitz
Retour sur une affaire néo-calédonienne qui fit vingt-cinq morts et dont les assassins n’ont jamais été jugés.
Manif d'indépendantistes lors de la visite de Chirac à Nouméa le 23 juillet 2003 (Ph. Wojazer/Reuters).
Lorsque la droite et la gauche couvrent à tour de rôle les institutions, l’affaire d’Etat n’est jamais loin. Dans un remarquable documentaire, diffusé jeudi soir sur France 2, Elizabeth Drévillon déconstruit les petits et gros mensonges d’une affaire qui fit vingt-cinq morts et dont les assassins n’ont jamais été jugés. Pour couvrir qui?
Une banale occupation qui dérape, vingt-sept gendarmes pris en otages
Le contexte historique est connu: printemps 1988, sur fond de tensions entre kanaks revendiquant leur indépendance et caldoches cherchant à maintenir leurs positions en Nouvelle-Calédonie, un groupe d’indépendantistes de l’île d’Ouvea veut occuper la gendarmerie locale. Face à ces gens armés et menaçants, un officier qui vient tout juste d’arriver, sort son pistolet… le drame commence.
Des coups de feu claquent: quatre gendarmes tombent. Affolé, le commando des Mélanésiens prend peur et s’enfuit en deux groupes, avec le reste des gendarmes comme otages. Nous sommes le vendredi 22 avril, deux jours avant le premier tour de l’élection présidentielle où s’opposent François Mitterrand et Jacques Chirac.
Bernard Pons pris en flagrant délit de mensonge
Dès le départ, montre le documentaire, la gestion de crise est assurée par le gouvernement qui ne veut laisser aucune chance aux ravisseurs. L’armée est envoyée sur place: sept cents hommes des unités d’élite (11e Choc, GIGN) quadrillent l’île. Les Kanaks se sont séparés en deux groupes, l’un vers le Sud, l’autre vers le Nord, avec seize otages, près du village de Gossanah.
Toute l’île est interdite à la presse. Les soldats se mettent au travail, en interrogeant la population du village, par les « méthodes qui nous répugnent » aurait dit le général Massu. Les témoins racontent comment les enfants sont enchaînés aux poteaux des cases et maltraités par les militaires, sous le regard de leur famille.
Bernard Pons, alors ministre des DOM-TOM, a été chargé par le Premier ministre Jacques Chirac de gérer l’affaire. Face caméra, il prétend n’avoir jamais mis les pieds à Gossanah. Faux, répond le général Vidal, patron de l’opération militaire:
-« Il est venu deux à trois reprises. »
-« Il était au courant de ce qui se passait? »
Sourire de l’officier: « Oui, bien sûr. Il était là pour ça, non? »
Premier mensonge, véniel au regard de la suite.
Récit d’une négociation impossible, pour cause d’élection…
Dès le début de l’affaire, Jacques Chirac insiste sur la « barbarie, la sauvagerie » des ravisseurs qui ont tué « à l’arme blanche ». Un second mensonge, puisque l’autopsie des corps des quatre gendarmes tués à Fayaoué dit le contraire. Les témoignages des gendarmes capturés sont tout aussi explicites. Une fois dans la grotte, au fin fond de la forêt, ils sont bien traités par leurs ravisseurs qui sont visiblement dépassés par l’ampleur de l’affaire. « Il n’y a pas de scène de violence gratuite », explique le gendarme mobile Alberto Addari.
La négociation commence avec d’un côté le capitaine du GIGN, Philippe Legorjus et le substitut du procureur Jean Bianconi et de l’autre, le chef du commando, Alphonse Dianou. Pour Legorjus, les premiers contacts confirment le flottement des ravisseurs:
« Dianou ne demande rien. Il réclame l’indépendance de la Kanakie libre socialiste. Comme les autres. »
En fait, les preneurs d’otage sont isolés. Maki Wea, indépendantiste de Gossanah, raconte comment ils ont été abandonnés par le FLNKS, qui ne veut pas assumer politiquement et publiquement la mort des quatre gendarmes. Impression partagée par l’un des ravisseurs, Benoît Tangopi: « On s’est senti lâché ».
A Paris, l’attitude du pouvoir est identique, mais pour d’autres raisons. Les candidats à la présidentielle veulent surtout éviter la sortie de route. Ainsi, les kanaks demandent le 28 avril, par le biais d’Edgar Pisani, conseiller à l’Elysée, la nomination d’un médiateur. « Personne ne m’a saisi de cette question », affirme avec aplomb François Mitterrand le soir même dans un débat électoral à la télévision. Encore un mensonge, pour éviter de trébucher.
Parallèlement, l’exécutif prépare le coup de force
Simultanément, les militaires préparent un coup de force. Alors même que les visites du capitaine Legorjus se poursuivent pour tenter de trouver un accord. Le gendarme en est convaincu: les kanaks veulent une sortie de crise honorable:
« Alphonse Dianou voulait sortir vivant de cette affaire, avec ses camarades. J’expliquai à Bernard Pons que l’idée d’une reddition était possible. Après le second tour de la présidentielle. »
A Nouméa, une réunion rassemble tous les protagonistes pour mettre au point les techniques d’interventions. Un « brain-storming » dit le général Vidal, où il est question de bombe laser, d’hélicoptère avec un canon de vingt millimètres. « On a surdosé la réaction », dit l’un des participants.
Le 1er mai, dans une lettre toute tactique, François Mitterrand propose à son Premier ministre une mission de « conciliation » avec deux médiateurs. Comme s’il s’agissait de ne pas endosser la responsabilité d’un échec toujours possible. Refus de Jacques Chirac.
Sur le terrain, Bernard Pons répercute ce qu’il appelle l’analyse de Legorjus: la situation empire. Faux, répond l’officier: « En déconnectant le temps présidentiel et le temps de la négociation, on aurait sorti tout le monde vivant ». Puis le Premier ministre appelle au téléphone le responsable militaire de l’opération Victor. Récit du général Vidal:
Jacques Chirac: « Que pensez-vous de l’idée d’intervenir? »
Le général Vidal: « C’est possible, mais difficile et risquée. »
Chirac: « Que ferait les Israéliens et Margaret Thatcher dans un pareil cas? »
Vidal: « Ils la feraient. »
Chirac: « Alors, nous allons la faire. »
Détail incroyable, Jacques Chirac demande alors à l’officier de s’engager par écrit sur les pertes envisageables: « Un à deux tués, six à huit blessés, minimum », écrit-il.
Un assaut qui se termine par des éliminations de sang-froid
Initialement, prévu le 4 mai au matin, l’assaut est reporté de vingt-quatre heures, parce qu’au même moment les otages du Liban sont libérés. Pour le déclencher, il est nécessaire d’obtenir l’accord du président de la République. L’ordre est lancé le 5 mai 1988. L’opération Victor va durer huit heures.
Soixante-quinze hommes sont engagés pour délivrer les otages, rassemblés au fond de la grotte, avec les clefs de leurs menottes et un revolver. Le premier assaut dure soixante minutes, un déluge de feu s’abat sur les ravisseurs. Profitant de la mêlée, les otages se libèrent et se réfugient au fond de la cavité. Les kanaks ne les exécutent pas.
A partir de 12h30, c’est le deuxième assaut mené par le GIGN. A 13 heures, tout le monde est libre: les otages qui sont sortis par une cheminée à l’autre extrémité de la grotte et les ravisseurs qui se rendent un à un. Deux soldats du 11e Choc sont morts pendant l’assaut.
Sur dix-neuf cadavres, douze ont une balle dans la tête
La polémique démarre à cet instant. La version officielle est simple: sur dix-neuf cadavres, dix-huit ont été tués au cours du combat. Problème: douze d’entre eux ont, en plus de blessures diverses, « une balle dans la tête ». Pour Michel Tubiana, avocat du FLNKS, la responsabilité des assaillants ne fait aucun doute:
« Il y a eu des exécution sommaires. Par qui? Des militaires? Des gendarmes? Je ne sais pas… »
En tout cas, il y a des témoins de ces scènes. Xavier Tangopi, l’un des ravisseurs:
« Bianconi était là. Il a été témoin de tout cela. Je ne comprendrais jamais comment un homme de justice peut faire ça. »
Jean Bianconi, aujourd’hui procureur de la République à Tahiti, n’apparaît pas le film. Parmi les victimes, certains ne font même pas partie du commando. Waïna Amossa, 18 ans, apportait le thé aux otages le matin. Il était vivant à la sortie de la grotte à la fin de l’assaut. On le retrouve mort, une balle dans la tête. D’autres sont littéralement passés à tabac, y compris le chef du groupe, Alphonse Dianou.
Les cadavres sont alors ficelés, une corde à chaque pied, puis ils sont traînés à terre et emportés vers l’aéroport de Nouméa, où pendant deux jours ils sont entassés dans un hangar par trente degrés. A ce stade, que penser de la dénégation de Bernard Pons?
« Je ne peux pas croire une seconde que des militaires aient pu commettre des exactions. »
Alphonse Dianou est laissé quatre heures sans soins avec une balle dans le genou, la perfusion arrachée par un militaire. Après son transfert, il meurt. Les résultats de l’autopsie sont formels: le chef indépendantiste a été passé à tabac.
Après la réélection de François Mitterrand, les accords de Matignon effacent toute trace judiciaire
Si tous les détails de l’affaire d’Ouvea ne sont pas encore publics, en particulier les archives du gouvernement et de la présidence de la République, les faits rapportés par les protagonites sont suffisamment accablants pour valoir des poursuites judiciaires. Le procureur de Nouméa, Jean-Pierre Belloli, n’hésite pas puisqu’il ouvre deux enquêtes.
La première information judiciaire, pour « non assistance à personne en danger », concerne le cas Dianou. La seconde, pour « exécution sommaire », s’intéresse au sort de deux des ravisseurs. Le nouveau gouvernement de Michel Rocard entame des discussions rapidement et boucle le dossier politique le 26 juin 1988, par la signature des accords de Matignon. Lesquels contiennent une loi d’amnistie qui s’applique à tous les faits de cette affaire. Fin de l’enquête.
Tortures, exécutions sommaires, non-assistance à personne en danger… en ce printemps 1988, la République a perdu beaucoup de ses repères en Nouvelle-Calédonie. Pour quoi? La réponse tient sans doute dans cette réflexion de l’ancien preneur d’otages, Benoît Tangopi:
« Dans cette affaire, on est tous victimes, eux aussi les autres… on est tous victimes des politiques. »
A cet instant, le silence des petits mensonges pèsent lourd, très lourd.
Rue89.com
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