Ras-le-bol des scénaristes : les auteurs de la série “En thérapie” prennent la parole
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Emilie Gavoille et Marianne Lévy
Publié le 05/01/21
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La page Facebook “Paroles de scénaristes” ne cesse d’agiter le milieu de la création télévisuelle. Des témoignages de plus en plus précis y dénoncent le mauvais traitement réservé aux auteurs. Dernière production visée : “En thérapie”, la série que les cinéastes Éric Toledano et Olivier Nakache viennent de finir pour Arte, avec les scénaristes David Elkaïm et Vincent Poymiro.
« Ne le prends pas mal, mais on n’a pas cité les auteurs dans le communiqué de presse, pour rester discrets. » Invisibilisation, réappropriation du travail, précarité, abus de pouvoir… Depuis début décembre, les auteurs de télévision et de cinéma partagent leur ras-le-bol sur la page Facebook « Paroles de scénaristes ». Chose rare, on peut y découvrir parmi les récits anonymes les témoignages de protagonistes très en vue dans le secteur de la création télévisuelle, aisément reconnaissables. À l’image de celui de cette scénariste, « créatrice d’une série prestigieuse sur le service public » qui en est « à la saison 3 », et qui a vu une partie de ses fonctions effacées au générique par la production. « Tu es déjà créatrice et autrice, on va pas mettre ton nom partout ! » lui a-t-on expliqué.
Publié le 16 décembre, un post a notamment provoqué de multiples réactions, avant d’être effacé. Non signé, il est écrit par un tandem d’auteurs mécontents de s’être vu refuser les statuts de showrunneur et de coproducteur d’une série très attendue, programmée début 2021 sur Arte, pour laquelle ils se sont beaucoup investis. « Vu le travail et l’engagement que nous y avons mis, nous demandons logiquement aux productrices une part de coproduction ou, au moins, une direction artistique rémunérée et créditée au générique, afin d’accompagner au mieux le projet dans sa fabrication, écrivent-ils. L’une des productrices nous le promet, les yeux dans les yeux. [...] Peu de temps après, nous apprendrons que la chaîne met la série en production ; que le duo [de célèbres réalisateurs, ndlr] en assurera la réalisation et le showrunning ; qu’ils n’ont pas besoin de nous pour la suite ; et enfin qu’ils ont obtenus, eux, la coproduction de la série ! »
Pour beaucoup, pas de doute : il s’agit de David Elkaïm et Vincent Poymiro (Ainsi soient-ils) et la série en question n’est autre qu’En thérapie, la prochaine grosse production d’Arte, adaptée d’un feuilleton israélien. Sollicités par Télérama, les deux auteurs ont accepté de sortir de l’anonymat et de nous rencontrer, en compagnie des cinéastes Éric Toledano et Olivier Nakache, à l’origine du projet. Le but n’étant évidemment pas de régler des comptes mais d’exposer à plat les dysfonctionnements et réflexions d’un milieu en plein malaise.
« Nous sommes assez connus dans l’univers de la fiction télé, et c’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons pris la parole, explique Vincent Poymiro, qui codirige le département d’écriture de séries à la Fémis, avec son coauteur David Elkaïm. ll y a, dans le système, des choses qui ne vont pas sur la place et la responsabilité accordées aux scénaristes, et l’on s’en sent un peu responsables. David et moi figurons de manière assez visible aux crédits d’En thérapie, mais ce n’est pas le cas pour nos scénaristes juniors, enterrés au générique. J’ai toujours du mal à saisir quand des producteurs disent qu’ils ne comprennent pas ce que les auteurs apportent au projet : peut-être qu’ils ont écrit les textes sur lesquels les producteurs lèvent 70 % de leurs fonds ? Passer trois ou quatre mois à conceptualiser une série dont on ne sait absolument pas si elle va voir le jour, et en étant payé trois francs six sous, voilà le vrai risque. Et ce sont les scénaristes qui le prennent. »
En creux, c’est la définition du statut du showrunner et sa transposition dans le modèle français qui sous-tend les échanges nourris sur « Paroles de scénaristes ». « Traditionnellement, aux États-Unis, la fonction de showrunner est assumée par le scénariste, qui est de fait également producteur et détient le pouvoir, rappelle David Elkaïm. Ce qui nous intéresse, avec Vincent, ce n’est pas tant le pouvoir mais la garantie d’avoir droit de cité à la table des décideurs. » Vincent Poymiro estime qu’« en France, c’est la figure de l’auteur-réalisateur un peu démiurge, construit sur le mode du poète du XIXe siècle », qui continue de primer – notamment au cinéma.
Après de longs mois consacrés à la conception de ce qui sera sa première série, Éric Toledano affirme avoir d’abord été « scandalisé par le texte, parce qu’il traduisait assez mal la bonne entente qui a dominé les phases de travail, et notre bonne collaboration ». Mais avec Olivier Nakache, ils disent avoir pris conscience que l’écosystème de la création audiovisuelle n’est pas le même que celui du septième art. Et reconnaissent le rôle prépondérant des scénaristes au-delà de l’écriture. « Je sais maintenant la masse de travail à fournir, c’est dantesque, assure Olivier Nakache. Je peux comprendre que des auteurs qui sont à l’origine d’une série, de son ADN, demandent des parts de coproduction. En l’occurence, ce n’est pas le cas pour En thérapie, qui est une adaptation. L’auteur de la série originelle, Hagaï Levi, en est d’ailleurs coproducteur. Mais je comprends la crainte des scénaristes d’être largués, voire dépossédés, et leur désir de suivre les montages et le mixage, d’être là à toutes les étapes. »
Une fronde aux nouvelles dimensions
Attachées à l’adaptation de la série de Hagaï Levi depuis le début, les productrices des Films du poisson confirment que des discussions ont eu lieu, à la demande des deux scénaristes, sur la question de la coproduction. « Pour nous, il était clair depuis le départ que les showrunners du projet, c’était Olivier et Éric. C’est sur leurs noms et la qualité de la série originale qu’on a pu monter la série, avec différents partenaires », affirme Yaël Fogiel. « C’est pour leurs compétences d’écriture reconnues qu’on est allées chercher David et Vincent », complète Laëtitia Gonzalez, qui entend toutefois « l’envie légitime des auteurs de voir leur travail porté jusqu’au bout ».
Déjà mise en lumière il y a un an avec la publication du rapport Racine, la fronde des auteurs français n’est pas neuve. Mais, dans un paysage audiovisuel bouleversé par l’explosion de l’offre de séries télévisées et l’entrée en scène de nouveaux acteurs puissants (Netflix, Amazon, Disney+...), elle prend une dimension nouvelle. Pour les scénaristes, c’est un moment crucial pour obtenir reconnaissance de leur travail et respect de leur vision artistique. « Il est désormais très souhaitable que les scénaristes soient impliqués à toutes les étapes de la fabrication de leurs séries, du choix des équipes à l’élaboration des costumes et décors.…, estime pour sa part Fanny Herrero, la créatrice de Dix pour cent, qui s’est plusieurs fois exprimée sur les difficultés rencontrées pour défendre sa place dans le processus de production. Ce qui ne veut pas dire être en permanence sur le dos des réalisateurs, de les surveiller, de regarder par-dessus leur épaule. C’est un travail nécessairement collaboratif, qui vise à mettre en valeur le mieux possible la vision de l’auteur. »
« Les pratiques dénoncées dans les discussions sur “Paroles de scénaristes” ne sont pas une découverte pour nous, concède Anne Rambach, ex-présidente de la Guilde des scénaristes et administratrice à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). L’objet principal des négociations collectives menées avec les organisations de producteurs, et occasionnellement avec les diffuseurs, c’est justement de border les rapports avec les scénaristes. Actuellement, on travaille particulièrement sur l’encadrement des ateliers d’écriture et la garantie de montants minimaux dans la rémunération des auteurs. »
Un retard culturel français
Fanny Herrero estime qu’il faut débarrasser les scénaristes de l’« image du petit mec à lunettes seul au fond de sa grotte. C’est un vieux modèle contredit par le fait que la création audiovisuelle est désormais une industrie, avec ses techniques, ses métiers, ses processus de fabrication. Les auteurs sont un pilier majeur de l’édifice ». Vincent Poymiro considère, lui, qu’il reste un retard culturel français à combler en matière de conception de l’écriture sérielle. « Encore pas mal de gens pensent que pour faire une série il suffit de rallonger l’histoire. » Pour autant, le scénariste ne juge pas qu’une transposition du modèle américain avec un showrunner tout-puissant soit souhaitable. Et veut croire qu’en France il existe « une réelle chance d’inventer de vrais collectifs de travail, où chacun serait artistiquement impliqué selon ses points forts ».
Sur la page Facebook « Paroles de scénaristes », certains témoignages laissent à penser que ce n’est pas une utopie. Dans un post publié le 4 décembre et intitulé #Goodvibes, l’auteur Thomas Mansuy égrène les heureuses surprises que sa coautrice et lui ont rencontrées lors d’un récent projet, en se voyant associés à toutes les étapes de fabrication, du développement à la projection finale. « Bref, conclut-il, ça existe. C’est doux à vivre. Normal, mais doux. Possible, ouf. Mais le vrai problème, dans tout ça, c’est d’en être surpris. »
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