bon ya pas de post spécial critique pour les séries, donc je balance ici alors...
Le monde contre Larry David
Le pilote a un statut particulier dans la vie d'un programme télévisuel. Il pose les jalons de ce vers quoi tend la série, esquisse la forme, travaille le fond. Il constitue en quelque sorte un cahier des charges, exposant ici sur une durée plus longue que celle d'un épisode l'univers fictionnel, les personnages, les relations, les enjeux, le contexte...
Curb Your Enthusiasm emprunte dès le début à l'esthétique documentaire (image numérique, caméra à l'épaule, son direct) et s'applique à jeter le flou sur ce qu'elle montre : personnages réels, lieux existants, si bien qu'il est difficile de distinguer le vrai du faux. Télévision-vérité ou docu-fiction ? La caméra suit Larry David, illustre inconnu, mis à part le fait qu'il soit à l'origine de la série Seinfeld ; physique orphelin, inconnu pour les gens de la rue (jusqu'à ce que Seinfeld soit évoqué), il est un demi-dieu dans le microcosme de la télé. Ce constat est fondateur pour la suite de la série, il donnera au personnage toute son ambivalence et aux scénaristes une grande partie de leur matériau. La filiation avec Seinfeld ne s'arrête pas là mais elle est très importante et occupera une place grandissante dans la série. Nous y reviendrons.
Nous suivons donc, dans le pilote (il s'agit en fait ici d'une émission spéciale, qui ne devait pas avoir de suite. Il m'a semblé qu'elle constituait, même de façon non-consciente, un pilote de la série à venir), le personnage central à travers différents entretiens avec les décideurs de la chaîne HBO (diffuseur de la série), avec son manager, au cours de ses déambulations dans Los Angeles ou New York. Il est établi qu'il devra préparer son retour au stand-up pour une soirée spéciale, sorte de spectacle de fin d'année, seul en scène, et sera suivi tout au long de sa préparation par la chaîne qui présentera au téléspectateur le résultat, c'est-à-dire ce que nous sommes en train de voir. L'arc narratif central posé, on laisse le personnage à ses doutes, et ils sont nombreux.
Le pilote s'achèvera sur l'échec retentissant de toute l'entreprise, Larry David ayant lâchement fui le navire, exposé son entourage, et ses difficultés à entretenir des rapports normaux avec l'extérieur, et installé en creux les fondations de ce que sera Curb Your Enthusiasm : le jouet grandeur nature d'un enfant gâté de la télé. Nul doute qu'enfant, Larry David préférait détruire les châteaux de sable plutôt que de les construire. On assistera donc à chaque épisode à la construction/destruction méticuleuse d'un nouveau château de sable. David use jusqu'à la corde la dynamique de l'échec. Elle sera le fil d'Ariane de toute la série.
Dans cette configuration, le personnage Larry David est une sorte de punching-ball. En butte au mon extérieur, il ne déambule que pour prendre des coups. Si les personnages encadrent le dispositif de mise à mort, ce sont les conventions et les préjugés qui donnent le coup de grâce. Larry David se pose alors tour à tour en gentil individualiste anarchisant refusant les compromis, défenseur de ses libertés d'abord ou en misanthrope borné, éternel incompris, inadapté inadaptable au monde qui l'entoure.
Son statut de série ultra égocentrée, par et pour Larry David, confère en fait à Curb Your Enthusiasm les moyens d'aller très loin dans la recherche de la cruauté comme geste comique, les agencements narratifs étant mis en place et clairement identifiés comme servant la finalité. La construction du récit étant pratiquement semblable d'un épisode à l'autre, elle donne de fait moins d'importance aux péripéties qu'au résultat.
Curb Your Enthusiasm ne semble pas être juste une autre série pour Larry David. Il a créé une relation particulière, presque maternelle avec la série. Chaque saison (10 épisodes) ressemble à un enfantement dont le dernier épisode correspondrait à l'accouchement (ouverture d'un restaurant, première d'une comédie musicale, etc.).
On pourrait considérer Curb Your Enthusiasm comme une suite logique de Seinfeld, variation « documentaire » du sitcom vers lequel elle tisse de nombreux liens. Même si la forme est vraiment différente, si le récit n'est pas aussi éclaté puisqu'ici, chaque saison constitue une histoire (au lieu de plusieurs micro-récits par épisode), le contenu est proche : « A show about nothing » (« Une série sur rien »), leitmotiv du sitcom s'applique tout aussi bien. Le même humour y règne (basé sur la méchanceté, les mesquineries), le même amour pour l'exposition édifiante des névroses de ses personnages, etc.
La dimension référentielle ne s'arrête pas là puisque même les acteurs de Seinfeld (Jason Alexander et Julia Louis-Dreyfus) réapparaissent pour se plaindre des effets néfastes que le succès de la série aura eus sur leur carrière. Réponse de Larry David : « faisons une série sur un acteur dont la carrière est ruinée par le succès ! » ou comment ne pas vouloir sortir du trou ?
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