Filmographie
Lettre d'amour / Koibumi (1953)
La Lune s'est levée / Tsuki wa noborinu (1955)
Maternité éternelle / Chibusa yo eien nare (1955)
La Princesse errante / Ruten no ôhi (1960)
La Nuit des femmes / Onna bakari no yoru (1961)
Mademoiselle Ogin / Ogin-sama (1962)
Figure imposante du cinéma classique japonais, Kinuyo Tanaka (1909-1977) passe à la réalisation dans les années 50, après une importante carrière d'actrice, notamment de par sa collaboration privilégiée avec Mizoguchi. Elle va livrer, dans un laps de temps assez court (une dizaine d’années), six films qui abordent plusieurs sous-genres qu’elle a déjà visités en tant que comédienne : mélodrame amoureux, drame social, fresque épique, comédie sentimentale, drame en kimono…
Deuxième femme seulement à exercer le métier, elle met en scène des héroïnes cherchant l’indépendance dans une deuxième vie qu’elles entreprennent soit par volonté, par dépit, par amour ou bien juste parce que ça leur tombe dessus. Ses films se basent sur l’opposition irréconciliable homme/femme prolongée par une multitude de contraires (ancien/modernité, riche/pauvre, malade/bien portant, légal/illégal etc…) qui déterminent tous les stades de leur mise en images.
Une « redoutable symétrie » qui est énoncée directement dans les cadres et les plans (cohabitation de la nature et de l’industrie qui ouvre
Maternité éternelle : la laiterie et la forêt ; l’ancien et le moderne : le téléphone dans le couloir de
La Princesse errante) ; dans les axes de caméra (les nombreuses plongée/contre-plongée évoquant les situations de dominants/dominés de
Mademoiselle Ogin) ; dans la profondeur de champ (l’ex-prostituée de
La Nuit des femmes, qui se détache du reste de l’usine, car elle n’est pas « intégrée » dans le groupe, et finira par le payer chèrement), la lumière (la
Lune qui se lève pour les rendez-vous amoureux) ; dans les décors (on implante un kiosque de bouquiniste -nourriture spirituelle- dans la devanture d’un restaurant) ; dans le scénario (les romances tues des sœurs et leurs rendez-vous manigancés qui se succèdent dans
La Lune qui se lève) ; dans les scènes qui se renvoient les unes aux autres (le mari de la future poétesse qui réclame ses médicaments au début de
Maternité éternelle tandis que ce sera elle qui le fera à la fin ; les deux frangins de
Lettre d’amour qui échangent leurs places dans leur petit foyer) ; dans les personnages (les sœurs de
La Lune s’est levée, les prostituées de
La Nuit des femmes, l’empereur manchou et son frère qui est le mari de
La Princesse errante) ; voire dans les dialogues : « mes jours les plus heureux ont été les plus misérables » (
Maternité éternelle) ou l’utilisation du son avec la poétesse qui fredonne de façon guillerette, hors-champ,
It’s now or never, alors que sa famille tire la gueule parce qu’elle la sait condamnée (idem).
Oppositions irréconciliables car souvent, la fin est tragique ou détient en son sein une pointe de drame (le père qui reste seul dans
La Lune s’est levée, l’accident qui clôt
Lettre d’amour). Des pointes d’ironie salutaires percent néanmoins avec ce premier protagoniste qui écrit des lettres d’amour alors qu’il ne peut avouer le sien, ou bien l’un des prétendants de
La Lune s’est levée qui installe des récepteurs d’ondes radio pour faciliter les conversations téléphoniques mais manque de rater son rendez-vous parce qu'il ne sait pas "communiquer" avec son béguin.
Sans rentrer dans la psychologie de bazar, et étant donné les difficultés éprouvées par Tanaka pour passer à la réalisation (pas du tout aidée par Mizoguchi qui a essayé de torpiller sa deuxième carrière), on peut y voir une vision de plus en plus désabusée des rapports homme/femme au Japon dans le destin souvent funeste de ses héroïnes et ce, quelle que soit la période : le dernier film situé en 1587 ne déroge pas à la règle des cinq autres situés durant ou après la Seconde Guerre mondiale.
Des films très résignés et très appliqués dans cette résignation : de vrais thèmes et des figures se répètent au cours des six films, même si on sent que souvent, le poids des conventions (de la société comme des genres qu’elle revisite) empêchent la réalisatrice de s’en libérer complètement.
Lettre d’amourUn vétéran de la Seconde Guerre mondiale écrit des lettres d’amour pour filles à G.I. et renoue avec une ancienne petite amie qui entretemps s’était mariée et a eu une aventure avec un soldat américain. Confrontation de l’ancien et du moderne dans le petit quartier de Tokyo mais aussi des décors naturels et du studio (l’appartement que partage le vétéran avec son frère) et de la défaite mal digérée (le héros refuse de voir son ancienne amie parce qu’elle a couché avec des blancs).
Très sympathique malgré le côté mélo : Tanaka sent bien que son protagoniste est bon à tarter et c’est son collègue qui va le baffer vigoureusement au moment où on se dit qu’il en mérite une. L’écrivain qui jusqu’ici regardait son nombril, ses pieds ou le plafond regarde enfin vers l’extérieur et l’hôpital où se trouve sa belle.
Entretemps, on aura vu également une inversion des rôles dans l’appartement avec ce « couple » de frères où l’un et l'autre prennent à tour de rôle les fonctions de l’époque de l’homme et de la femme : le boulot et les tâches ménagères.
La Lune s’est levéeSur un scénario co-écrit par Ozu, la vie amoureuse de trois sœurs : chacune a un prétendant plus ou moins secret et, au gré du film, chacune va intervenir sur le destin d’une autre afin que les couples se forment. De ce que je connais d’Ozu (peu), on entre à petits pas dans la vie des gens et on les laisse en repartant sur la pointe des pieds. Le film ne déroge pas à la règle et c’est très plaisant : le moins plombant des six même si la tournure plus mélancolique quand arrive la grosse dispute du plus jeune des couples met un frein au rythme jusqu’ici enlevé.
Maternité éternelle Mariée à un trou du cul qui la trompe, Fumiko décide de divorcer et entame une carrière dans la poésie. Las, au moment où le succès arrive, elle apprend qu’elle a un cancer du sein qui va se développer dans les poumons. Elle va nouer in extremis une relation avec un jeune journaliste, alors que la douleur et la démence s’emparent de son corps. De ce que le petit livret offert avec la rétrospective de Carlotta explique, on est sur le film le plus personnel de Tanaka : l’histoire d’une femme qui se meurt au moment où elle s’émancipe, voilà pour la lecture auteurisante de son passage compliqué à la réalisation.
Moins proche, dans son récit, de
Vivre que d’une dramatique télé pour soirée débat sur la mammectomie, le film, très soigné sur le plan visuel, prend véritablement son envol dans le dernier tiers quand on tombe dans le film d’épouvante alors que la poétesse malade voit son destin dans un couloir qui mène à la morgue ou quand elle séduit le jeune journaliste sur son lit de mort.
Film on ne peut plus sinistre, on se retiendra de pouffer devant l’ironie complètement involontaire de journalistes qui devisent sur le cancer du poumon en clopant comme des pompiers dans le hall des visiteurs de l’hôpital.
La Princesse erranteInspiré d’une histoire vraie, le film raconte comment une fille de nobles japonais s’est mariée au frère de l’empereur du Mandchoukouo en 1937. Avec la débâcle de l’armée japonaise, elle va devoir s’exiler avec sa jeune fille et revenir au Japon : un long périple qui n’engendre pas la mélancolie.
Seul faux pas de la filmographie, je trouve : un début vraiment intéressant avec l’opposition Chine/Japon et les descriptions des rituels de la cour dans un déroulé un peu fordien (la demeure où vit l’héroïne en Chine est située au milieu de nulle part, comme un ranch). Mais à partir de l’exode, on a droit à une succession de chapitres aussi courts que répétitifs (on est capturés, on s’enfuit etc…), qui d’une donne un côté assez artificiel et mécanique à l’ensemble et de deux ennuie assez rapidement. J’ai pas vraiment retrouvé le côté « fresque épique » promis dans le livret, avec ses trente figurants qui semblent jouer à tour de rôle les poursuivants et les traqués mais les couleurs très prononcées (premier film en couleurs pour Tanaka) et le scope (idem) sur grand écran, ça fait toujours son effet.
La Nuit des femmesAu début des années 60, le Japon interdit la prostitution. Les travailleuses du sexe sont envoyées dans des maisons de réhabilitation afin de leur trouver un emploi et de les réinsérer dans la société. On suit le parcours de l’une d’entre-elles qui fait des allers-retours dans une de ces maisons : après des échecs dans une épicerie et dans une usine, elle parvient enfin à tutoyer le bonheur dans une pépinière auprès d’un jardinier taciturne. Mais la famille, riche, de ce dernier n’entend pas que son fils se marie avec une ancienne pute.
Celui que j’ai préféré, passé le début « dossiers de l’écran sur la prostitution » puisque lié aux événements contemporains de sa sortie. Comme dit dans le livret, il préfigure certains aspects des films de gangs de filles qui débuteront dans la même décennie. Si la description de la brutalité masculine est prégnante chez Tanaka, c’est pas le pied pour autant au niveau de la sororité quand les ouvrières organisent un viol collectif de l’héroïne. On pourrait presque y déceler une précurseur de Verhoeven sauf qu’au lieu de voir l’ex-prostituée chevaucher le jardinier en plein dans la serre avant de s’imposer dans sa famille et de récupérer l’héritage, elle refait sa vie au sein de pêcheuses : c’est une autre
vibe, on va dire.
Mademoiselle OginEn 1587, la fille d’un maître de thé est mariée par arrangement à un con, alors qu’elle en aime un autre, tout aussi con car, chrétien tendance bondieusard, il la préfère chaste et pure. Pour ne rien arranger, un seigneur important aimerait bien lui moyenner une Weinstein dans sa toute nouvelle maison de thé en or massif, t’as vu ?
Beaucoup aimé celui-ci : la maison de thé en or avec une mappemonde pile au milieu représente bien la mégalomanie du méchant de l’histoire.
Dernier film de son auteure et on comprend pourquoi avec ce point final acerbe et sans concession. La conclusion, forcément tragique, est amenée sans hésitation, dans un effet domino de la domination qui voit s’écrouler tous les personnages masculins devenus au gré du film complètement cons, falots ou impuissants.
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