Chez moi, Tourneur oscille entre le chef-d'oeuvre absolu (Vaudou), le bien sans plus (La Griffe du passé) et le chiant (La Féline, L'Homme-léopard). Et voici une nouvelle catégorie : le franchement excellent!
Plusieurs personnages (volontairement) caricaturaux se retrouvent dans un wagon de train qui traverse l'allemagne en ruines d'après 1945 : un français, un soldat soviétique, un anglais, un américain, un professeur allemand qui se bat pour l'unification pacifique de son pays, et quelques autres encore. Une bombe explose et tue le professeur allemand. A moins que...
Film d'espionnage incongru, par ses personnages troubles, son aspect à la fois didactique et mystérieux, sa mise en scène documentaire et ultra stylisée. On pense à Agatha Christie lors de la brillante présentation des personnages par un travelling le long du train. On pense à Hitchcock par
la gestion du suspens et le détournement jouissif de scènes stéréotypées. Mais on sent surtout la patte de Tourneur, capable en deux plans de faire basculer une situation dans l'onirisme (ou plutôt ici l'étrangeté, le complot quasi-surnaturel), de créer une émotion indicible, un doute persistant par un simple mouvement de caméra, par une simple variation d'échelle de cadrage. L'utilisation de la langue est en cela une idée toute bête mais jouissive au possible, et filmée avec pudeur et retenue. Souvent la découverte d'un traître se fait de cette façon, et Tourneur n'appuie jamais son effet, il le fait couler dans l'histoire qu'il raconte.
Tout dans ce film est à la fois assez jouissif, divertissant, et ên même temps (relativement) politisé et satirique. Dès l'introduction en France, on y découvre une certaine observation sociale. Cela culmine bien sûr avec l'aspect documentaire du film, préfigurant Allemagne année zéro, qui participe une nouvelle fois du côté décalé du film tout en lui donnant une résonnance politique. Tourneur ne s'empêche pas par ailleurs de critiquer implicitement la politique militaire bestiale des Alliés, sans pour autant céder à la critique facile. Cela culmine à la fin du film, où les différents protagonistes, en quelque sorte les ambassadeurs de leur pays, se quittent en ayant l'espoir d'un monde meilleur. Fin optimiste, mais qui en un plan sublime (la carte de visite) avait auparavant laissée penser que Tourneur avait totalement prévu et compris la guerre froide.
Après, ça reste avant tout un film divertissant, avec un Robert Ryan une nouvelle fois génial, un humour qui fait toujours mouche, une gestion du rythme incroyable, et quelques scènes d'anthologie (la tentative de meurtre vue dans le reflet du train d'en face, j'en trépignais sur mon canapé). Tout n'est pas parfait, la faute à un scénario jouant parfois trop sur la caricature, mais c'est pour l'instant mon Tourneur préféré après le magistral Vaudou.
Bref, si vous avez l'occasion de le voir, ne vous gênez pas!
5/6