Une jeune femme échoue dans une auberge perdue au milieu des montagnes : elle y attend l'homme dont elle est amoureuse, et qui doit l'y rejoindre. Mais l'amant se fait attendre et très vite, la demoiselle attire l'attention de deux habitués des lieux.
C'est le genre de question qu'on finit par se poser un peu blasé : pourquoi, à l'école ou à la fac, on nous les brise avec Carné ou Duvivier (auxquels je reconnais des qualités) quand il y a un côté un type comme Grémillon (qui les enterre en 5 secondes chrono) ? On peut aimer ou pas, et d'ailleurs, par la fatigue, je ne suis pas toujours rentré dedans. Mais c'est un cinéma d'une sophistication tellement évidente, sans jamais en faire étalage cependant, que sa relative invisibilité dans l'édition du ciné classique français frappe comme une absurdité.
Pour aller vite, ce qui me plaît d'abord énormément, c'est cette élégance digne aux accents fantastiques, qui pourrait d'ailleurs rappeler par certains côtés l'approche d'un Tourneur : l'hôtel de verre posé au milieu du désert montagneux dont le sol explose par intermittences, c'est déjà un décor génial, suivi par d'autres tout aussi discrètement fantasmagoriques (le château déviant, le chantier nocturne du barrage qui semble sorti de l'enfer). Mais ce penchant pour un certain onirisme subit le tranchant cynique d'une approche fielleuse, via une myriade de personnages que l'amour et le désir transforment en automates malléables, prévisibles, manipulables. C'est un entre-deux assez passionnant, qui sans mépriser les persos, sans leur retirer charisme ou dignité, prend soin de les enfermer dans un petit manège cruel.
J'aime aussi beaucoup la façon dont ce film très français (le texte Prévert typique, le jeu d'acteurs dans la mouvance d'alors), ne ressemble pourtant en rien aux films de son époque : c'est un vrai classicisme solide, qui s'interdit tout effet ostentatoire, mais qui semble (et c'est plus surprenant) être la déduction logique du cinéma impressioniste, par touches hyper-intégrées et assimilées (ne serait-ce que par une certaine vision mécaniste du monde, de la nature, ou par certains plans qui rendent cette filiation évidente) - tout en lorgnant aussi vers un chaos baroque, qu'on entrevoit dans le final orgiesque (un bal assez hallucinant). Ça rend ce cinéma très vivant, dynamique, conscient de son héritage et déjà à la recherche d'autre chose : en transition active. Surtout, on sent un travail pour n'accepter ces expérimentations formelles que si elles se fondent dans le rythme et la ligne émotionnelle du film, que si elles apparaissent évidentes, invisibles - les faux pas où l'effet se fait explicite restent du coup assez rares (le flash-back sonore un peu foireux, par exemple).
Est-ce que c'est un film exceptionnel, je ne sais pas. Émotionnellement il ne m'a pas forcément terrassé (quoique le dernier tiers, à partir du bal costumé, est quand même sacrément puissant), la faute peut-être au couple jeunot qui est l'horizon du film, et qui fait un peu pâle figure vis à vis des autres personnages. Mais c'est indéniablement, sans conteste, une carte fondamentale dans le jeu du ciné français, et encore une fois je trouve absolument dingue la sous-exposition d'un cinéaste pareil (à moins que ce soit son seul film réussi ? Ou qu'il soit aussi mis en avant que les autres et que je sois juste à l'ouest ?).
DVD criterion à la restauration impec, à quelques mini-solarisation près (scènes de brumes, mais c'est discret). Allez-y.
