La drogue tue, la sociologie aussi.
Un cliché, ce n’est ni vrai ni faux, c’est une image qui ne bouge pas. Qui ne fait plus bouger personne. Qui rend paresseux. Sur la drogue, les clichés ne manquent pas. Ils sont tous au rendez-vous de Moi, Christiane F., treize ans, droguée, prostituée, filmé dans ce style glauque et plat du nouveau « nouveau » cinéma allemand. Le titre laisse craindre (ou espérer) un film pornographique, mais il paraît qu’il n’en est rien : c’est à l’engrenage cru et sans fard d’une déchéance que nous assistons. Rien ne nous surprendra vraiment, mais tout nous accablera : le sordide des détails, les seringues qu’on lave dans les chasses d’eau des WC, l’asphalte et les grands ensembles, les visages blafards et la tristesse sans fond des enfants perdus sur le trottoir de Berlin, entre le Sound, la « plus grande discothèque d’Europe » (où un soir se produit David Bowie) et la station Am Zoo.
On nous dit (toute la pub est faite là-dessus) que Christiane F. a vraiment existé, qu’elle existe, qu’elle s’en est sortie, qu’elle a parlé des heures devant les magnétophones de deux journalistes, qu’un best-seller s’est ensuivi (en 78) dont les droits d’adaptation à l’écran furent vite acquis (en 79), précédant le tournage dû à un certain Ulrich Edel (en 80), et la sortie parisienne (été 81). Mais une fois le film fini (sur cette improbable image de guérison), on se dit : à quoi bon cette caution du réel, cette tranche de vraie vie, à quoi bon la vraie Christiane F. ? Il suffisait de mettre sur ordinateur toute la littérature sur le sujet, des confessions d’anciens toxicos aux aveux des dealers, en passant par les fiches de police et les rapports médicaux, pour obtenir Christiane F., l’anodine petite fille de treize ans, le portrait-robot d’une enfant déchue, l’échantillon sociologique dont on avait besoin pour illustrer le scénario type, le scénario-robot du film. Qu’un cinéaste fasse un travail d’enquête très poussé sur son sujet (ça se faisait même à Hollywood), qu’il se serve des résultats de cette enquête pour se protéger, c’est autre chose. A moins que son but soit de désarmer le spectateur, de le culpabiliser encore plus, de l’empêcher de critiquer le film. Il faut un certain culot pour sortir du film en disant qu’il est glauque et plat, racoleur et confortable. C’est s’exposer à être critiqué à son tour : seul un drogué, un pervers, un esthète peut refuser de marcher dans ce « chantage au vécu ».
Et pourtant que voit-on dans Moi, Christiane F. ? Des fausses piqures en gros plan, des visages ravagés filmés de trop près, le spectacle pénible d’adolescents mimant pour la caméra le trip, le manque, la prostitution, la mort. Et que nous dit-on ? Des choses vraies, tristes, imparables, des clichés justement : qu’on se drogue par conformisme (ou pire, par dépit amoureux), que l’engrenage est terrible, qu’on ne s’en sort pas : le joint mène au fix comme le soft au hard, le fix mène au tapin qui ramène au fix, et ceci jusqu’à l’overdose finale. Cet engrenage a des causes vagues, mais connues : les parents sont indifférents, les familles désunies, un amant vit chez maman, les villes sont inhabitables, le sexe est partout, le vrai amour manque. Tout cela doit être vrai. Mais une chose vraie, quand elle arrive à un échantillon sociologique, se met à sonner faux parce qu’il y a aussi la vérité du cinéma, du regard du cinéaste. Et un constat, aussi impitoyable soit-il (et celui-là l’est), ce n’est pas forcément la vérité. Sinon, il faudrait renoncer à la critique de cinéma et tout reverser dans la rubrique « Société ».
Les drogués n’ont pas de chance. Dans la vie déjà, ils en bavent (« il n’y a pas de drogués heureux » rappelle le Dr Olivenstein après avoir vu le film). Au cinéma, ça ne va guère mieux pour eux. Le drogué – surtout l’enfant qui se drogue, ce n’est pas un personnage, c’est un cas. On ne s’intéresse pas à un cas, on se penche sur lui. On se penche d’autant plus qu’on est bien sûr de ne jamais tomber. Un cinéaste, quand il se met à filmer des drogués (ou tout autre marginal) se transforme en assistante sociale, en médecin ou en flic compréhensif, en micheton refoulé, en journaliste trouble, en psy : jamais en cinéaste. Erreur. Démission. Un « personnage » de drogué, ça n’existe pas au cinéma : interdit de fiction. Seul compte le cas, la victime statistique, le problème de civilisation. L’eau du bain compte plus que le bébé. Voilà pourquoi un film comme L’année des treize lunes de Fassbinder , autre histoire de marginaux très malheureux, ou même, dans Neige, le personnage du travelo en manque, nous touchent et nous en apprennent bien plus que la petite Christiane F. La vraie Christiane a été victime de la drogue, la fausse (l’actrice s’appelle Natja Brunckhorst) a été victime du regard sociologique.
Il y a deux types de films : ceux qui impliquent le spectateur (ce sont les meilleurs) et ceux qui le concernent seulement. Ces deux types de films n’ont rien à voir. Dans le premier cas, le spectateur est impliqué comme individu, comme « sujet », dans sa solitude trouble de « cochon de payant ». Il est impliqué par ce qu’il ne faut pas voir peur d’appeler l’art du cinéaste : son vouloir-dire, son savoir-faire, sa morale. Dans le second cas, le spectateur est concerné comme citoyen, appartenant à une communauté « normale » et qui vote. Que faire face à la drogue ? Si je suis un peu lâche, je réclame plus de crédits pour plus de centres de désintoxication, si j’appartiens au PCF, je vais dénoncer un petit dealer arabe de la banlieue parisienne (mais ça, c’était avant Mitterand !), si j’ai une belle âme, je suis accablé devant tant de manque d’amour. Mais c’est trop tard. L’amour, il en fallait avant, avant que l’engrenage ne se mette en route. L’amour va de pair avec la fiction : on aime un personnage, pas un cas.
Moi, Christiane F., treize ans, droguée, prostituée n’a de film que le nom. Il s’agit de tout autre chose : d’une simulation audio-visuelle qui, pour être vraiment opérante, devrait passer un soir de grande écoute à la télé, avant un débat où des spécialistes viendraient gravement nous faire oublier que, pendant deux heures, nous avons été des voyeurs et rien de plus. Il s’agit donc bien d’un film porno.