Oui, ça fait deux papiers de Libé reproduits ici, mais ils sont, je trouve, tous deux passionnants:
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Rencontre
Faire renaître les milliers de regards qui gisaient dans ces films
Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, cinéastes et artistes, réalisent des films à partir d'archives inédites, retrouvées dans des greniers ou des cinémathèques. Tout en préservant ces images historiques de la disparition, ils les réancrent dans le présent.
Par Antoine de BAECQUE
QUOTIDIEN : Samedi 26 août 2006 - 06:00
La matière première de votre travail sur le cinéma et sur l'histoire, ce sont des vieux films. D'où viennent-ils ?
Au milieu des années 70, nous avons trouvé des lots de films au format 9,5 mm Pathé-Baby. C'est un format oublié, non considéré, alors invisible. Donc intéressant, comme le seraient des microfilms qui conserveraient une histoire secrète et empêcheraient qu'elle se perde. Le 9,5 mm, créé en 1912, a été le premier format des films amateurs. Pour la première fois, le cinéma entrait dans les maisons, aussi bien pour des fictions, des actualités, que pour des bandes tournées par le père de famille ou le grand frère. Les cinémathèques ne savaient pas qu'elles possédaient ce genre de trésors, ni même les particuliers, car personne ne pouvait plus les projeter. Nous avons fouillé et réuni une belle collection. Quand nous avons mis au point un appareil pour les visionner, nous avons été éblouis. Comme des ethnographes ou des peintres impressionnistes. Car ce sont aussi bien des documents que des oeuvres d'art. Mais nous ne sommes pas des philologues, ni même des historiens du cinéma, ce qui nous intéressait le plus était de recueillir les sentiments qui gisaient dans ces films. C'était très émouvant de faire renaître des milliers de regards, ceux d'avant la Première Guerre mondiale, avant la boucherie. Ou les regards du voyage, puisque beaucoup ont été tournés dans l'Empire italien ou français. C'était le regard de la colonisation. Nous avons su très vite que le sentiment qui sortait de ces films était intimement lié à l'histoire.
Ces films sont votre plus grande découverte ?
La deuxième, ce fut Luca Comerio, cinéaste inconnu, mort amnésique en 1940, et dont nous avons mis en lumière l'oeuvre importante. Nous voulions retrouver le père de ce format, de ces films invisibles. Et c'est par hasard que nous avons déniché ce trésor, en 1982 : plusieurs dizaines de films signés Comerio, dans son ancien laboratoire, qui allaient partir à la décharge. Beaucoup ont été détruits, car ce sont des films au nitrate, très inflammables, dangereux, récupérés pendant la Seconde Guerre pour être transformés en bombes. Cette parentèle physique, explosive, entre la guerre et le cinéma nous a paru très parlante. Tout cela était en voie de décomposition. Nous l'avons sauvé, restauré, et vu.
Il fallait ensuite les faire voir...
C'est notre principal travail depuis trente ans. Ces morceaux de films, souvent, célébraient la guerre, le fascisme, le culte de la race, le colonialisme. Comerio était un artiste futuriste, proche de D'Annunzio, mais aussi le cinéaste du roi d'Italie. Il lui fabriquait des actualités, et il était très désireux d'être considéré par le régime fasciste. Cela n'ôte rien à l'intérêt de ces bandes, ni au talent de Comerio, mais nous ne pouvions pas donner ces films à voir sans précaution. Car, alors, soit ils n'auraient pas été vus, puisque c'était une période que les gens voulaient oublier, soit ils auraient été mal compris et nous aurions été pris pour des nostalgiques du fascisme et des colonies. Nous avons donc décidé de ne pas les projeter directement, mais de réaliser des films à partir de ces films : les refilmer, enlever les intertitres pour retrouver l'objectivité de l'image, ôter le commentaire, et travailler sur une autre cadence, plus analytique, ralentissant souvent, accélérant parfois, le défilement originel. Rendre visible la dégradation de la pellicule, cette image abîmée, ce cinéma en train d'être perdu. Pour nous, c'est une manière d'expliciter la violence rentrée de ce matériau. C'est ce que nous nommons notre «machine analytique».
Vous utilisez toutes sortes de techniques cinématographiques...
C'est notre manière de nous réapproprier ces films et de les faire voir tout en les critiquant. Refilmage, ralenti, accélération, surimpression, répétition, arrêt sur image, défilement image par image. Mais il s'agit davantage d'un usage analytique qu'esthétique de la technique, afin de donner un sentiment de l'histoire, ou le temps d'apercevoir les détails, les gestes. De voir ce qu'on ne voit pas lors des visionnages classiques. C'est un éloge de la lenteur. Car elle seule, paradoxalement, donne l'impression forte de lyrisme et de violence. Cette lenteur est le temps du défilement de l'histoire. Et nous aimons capter, et arrêter l'image, lors de regards caméra. Soudain, un blessé de la Grande Guerre, un manchot, qui met lui-même sa prothèse de main, regarde la caméra. Son regard, alors, est un appel contemporain : il témoigne comme un homme meurtri par l'histoire. Le spectateur peut nous détester à cet instant, car nous lui imposons une chose dure à voir, mais c'est aussi ce que nous recherchons. Nous ne donnons jamais d'instructions avant les projections, jamais de commentaires, car notre lien au spectateur passe par des sentiments, à notre égard donc à l'égard de l'histoire du siècle. Notre rapport à l'histoire réside en cela : transmettre au spectateur cette difficulté à voir, à comprendre les images, cette souffrance des images.
Que voit-on sur ces images ?
L'aventure de 14-18, les manoeuvres des soldats, les défilés. Ou encore les funérailles du roi Umberto Ier, tué par un anarchiste à Brescia. Nous avons trouvé un mètre et demi de pellicule montrant le carrosse détruit, une multitude d'orphelins rasés, le corps du roi, conservé un mois couvert de glace : c'était l'été, son fils était en croisière, et il a fallu attendre son retour... Ou encore ce petit film typiquement colonialiste retrouvé au Vatican, où une soeur blanche apprend aux petits Noirs à faire le signe de croix. Mais il y a une chose très émouvante : alors que la soeur fait le signe de la main gauche, les petits le font de la droite. C'est une forme de braconnage. On leur inculque un geste, mais eux le volent, pour le faire leur en le transformant.
Vous considérez-vous comme des historiens ?
Le passé pour nous n'existe pas. Nous sommes toujours au présent, et ces images aussi. L'histoire n'est qu'une répétition, ainsi que le disait Vico : «Les guerres reviennent, le colonialisme se poursuit.» Quand nous faisons nos films, nous ne percevons pas ces répétitions. En revanche, une fois achevés, nous prenons conscience de l'histoire. Nous avons une perception de notre travail dans le temps même où l'histoire se fait. C'est pour cela que nous ne sommes pas des historiens, mais des témoins. Ou des archéologues : nous mettons à nu des couches d'histoire. Mais il est primordial que ces archives donnent la sensation du présent qu'elles recèlent.
Comment vous définir alors ?
Nous sommes des travailleurs du cinéma. Nous travaillons sur la matière même de la pellicule, nous refilmons tout, des milliers de photogrammes, choisis un par un. Cela représente une grande fatigue, et beaucoup de minutie. Nous essayons d'atteindre à l'art et d'être des artistes visuels.
Comment vous situez-vous par rapport à Godard et ses Histoire(s) du cinéma ?
Il refilme de la vidéo, des fragments de films, pour proposer une histoire du siècle qui est en même temps son histoire. Nous, nous ne travaillons que sur la pellicule et nous nous intéressons uniquement à la matière humaine, pas à nous-mêmes. Si Godard a fait son histoire vidéo du cinéma, nous proposons une histoire des hommes par le cinéma.
Vos films sont sans paroles...
Uniquement de la musique, qui est très importante. Mais notre tête est pleine de textes. Des théories sur l'histoire, celle de Walter Benjamin par exemple, montrant que l'image est là pour sauver les hommes dans l'histoire. Comme il le disait : «Il faut sauver tous les corps qui sont sur ces images.» Mais nous lisons aussi des romans, ceux qu'on appelle en Italie la «littérature de poubelle», là où reposent les sentiments les plus bas et les plus mauvais, ceux qui nous permettent de comprendre et de voir certaines images que nous avons trouvées, ou des livres de voyage. Aussi bien des guides touristiques fascistes que la grande littérature comme l'Afrique fantôme de Leiris ou les journaux ethnographiques de Marcel Griaule.
Etes-vous des archivistes ?
Tous ces matériaux filmiques nous appartiennent. Nous possédons nos sources et nous ne détruisons rien. En plus de trente ans, nous nous sommes constitué une cinémathèque de plusieurs milliers de films. D'ailleurs, nous manquons de place. Notre idée est de connaître chaque homme et chaque femme enregistrés sur ces films, y compris les pires, comme s'ils ou elles étaient un de nos enfants.
Montrer le pire de ces hommes, n'est-ce pas un déchirement ?
C'est aussi un devoir. Nous avons travaillé, par exemple, sur la défiguration, un des atroces résultats de la Première Guerre. Des films montrent le visage de ces hommes blessés, mutilés, parfois des visages qui n'existent plus. Qu'est-ce qu'il est possible de montrer sur un visage perdu ? Il faut aller au plus proche, regarder les expériences, le traumatisme des corps, alors que le cinéma préfère généralement considérer tout cela de loin. C'est le corps blessé du soldat qui nous fera voir la guerre, pas la propagande. Notre travail consiste donc à révéler ce qui est secret, caché dans l'image médicale ou nationaliste, l'envers de la guerre. Pour nous, les héros, ce sont ces jambes, ces bras, ces nez, qui n'existent plus.
Travaillez-vous aussi sur la Seconde Guerre ?
C'est plus difficile car les archives sont souvent inaccessibles. Mais nous avons un projet sur la souffrance de l'Europe, sa destruction matérielle et humaine, fondamentalement inutile. L'écrivain Sebald a écrit des choses proches de cela, entrecoupées par des images, et nous nous sentons liés à ses livres. Le totalitarisme nous intéresse aussi. Nous avons ainsi trouvé le journal social d'un Italien, filmé de 1926 à 1944, et nous en ferons sûrement quelque chose, car on y voit comment tout a été détruit par le fascisme dans la société, les paysages, les hommes.
Et des films plus contemporains ?
Nous avons réalisé une installation visuelle sur l'américanisation de l'Europe : comment l'Italie a eu faim après guerre, et l'Amérique lui a apporté en secours la «cuisine atomique». Nous avons trouvé des images publicitaires assez proches de Mon Oncle de Tati, avec une cuisine ultramoderne et aseptisée qui tue la nourriture traditionnelle. Sur les années 70, nous avons réalisé un film sur le voyage touristique dans des régions où les vacanciers ne sont pas conscients des guerres ou des massacres qui s'y sont déroulés et s'y déroulent parfois encore ; à Bali par exemple, où il y a eu des dizaines de milliers de morts dans les années 50, quand y passait ce qu'Eisenhower nommait alors la «barrière contre le communisme».
Vos films sont souvent très lyriques...
C'est le lyrisme de l'histoire, sa douleur. Nous avons travaillé sur un film montrant la chasse aux ours dans les montagnes : les images, magnifiques, y ressemblaient à une épopée. Nous y avons ajouté une musique composée à partir de cris des baleines. Dans ce cas, le son est comme une plainte, la plainte de l'histoire. Mais, la plupart du temps, il faut laisser les images muettes, pour qu'il règne le grand silence des regards, de tous ces visages qui, à près d'un siècle de distance, nous contemplent.
Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi ont réalisé Du pôle à l'équateur (1986) sur les explorations coloniales, Sur les cimes tout est calme (1998) qui montre les batailles alpines entre Italiens et Autrichiens durant la Première Guerre mondiale, Retour à Khodorciur sur le massacre des Arméniens en 1915. Leur dernier film, Oh, Uomo (2004), retrouve les images des grands blessés de la Première Guerre.