Un nouveau nom prestigieux du cinéma est à son tour mis en cause dans la vague #MeToo. Après les réalisateurs Benoît Jacquot, 77 ans, et Jacques Doillon, 80 ans, accusés par l’actrice Judith Godrèche, le cinéaste Nils Tavernier, 59 ans, fait l’objet de deux plaintes récentes pour viols que « le Nouvel Obs » a pu consulter. Les deux femmes qui dénoncent les faits ont décidé de témoigner à visage découvert. L’une fait part de violences sexuelles qui auraient été commises alors qu’elle était mineure.
Nils Tavernier, fils du réalisateur Bertrand Tavernier, a tourné dans les films de son père en tant qu’acteur (« la Passion Béatrice », « L.627 ») puis à ses côtés à la réalisation (« De l’autre côté du périph’ »), avant de se lancer seul derrière la caméra. Sur son site, on peut lire qu’il a « à son actif plus de 40 films en tant que réalisateur et documentariste. Ses longs-métrages ont souvent connu un succès critique et populaire, tels que “A…
urore”, “De toutes nos forces”, “l’Incroyable Histoire du Facteur Cheval” et “IMA”. Nils est par ailleurs attaché à la recherche d’histoires vraies qu’il aime filmer dans ses documentaires. Les sujets sont tour à tour graves, tendres, romantiques… mais toujours mis en lumière avec un regard bienveillant. »
Jennifer Covillault Miramont se souvient effectivement de ce regard « bienveillant » quand elle rencontre Nils Tavernier, en 1991. La petite comédienne a 12 ans, lui 27 ans. Tous les deux jouent dans le téléfilm, « Sabine j’imagine ». Sur le tournage, l’acteur se montre particulièrement prévenant. « Il me faisait monter sur ses genoux, me tenait la main tout le temps, se souvient Jennifer. Il disait qu’il était amoureux de moi, ça ne choquait personne. » Après le tournage, elle affirme que l’acteur l’aurait « embrassé soudainement, avec la langue. Je n’avais jamais embrassé un garçon, j’ai rangé cet acte incompréhensible dans un coin de ma tête, comme une erreur, et n’ai rien dit à personne. » Dans les mois qui suivent, Nils Tavernier appelle régulièrement sur le téléphone fixe du domicile familial, échange avec Jennifer sur ses projets et avec sa mère, qui confirme au « Nouvel Obs » : « Il était charmant, se comportait comme un grand frère avec elle. J’étais en confiance, et contente qu’il s’intéresse à la carrière de Jennifer. »
Selon le récit de Jennifer, un jour du printemps 1992, Nils Tavernier lui propose de venir chez lui, dans le 18e arrondissement, pour « discuter d’un scénario ». A 13 ans tout juste, l’adolescente est déjà très autonome, habituée à se déplacer seule dans le métro, à rester plusieurs jours sur des tournages sans ses parents. La proposition ne l’alerte pas, ses parents non plus. « Il m’a fait visiter son appartement, et quand il a ouvert la porte de sa chambre, il m’a allongée sur le lit, affirme-t-elle. J’avais des Dr. Martens montantes, une robe noire longue, un pull rouge par-dessus, il m’a grondé d’avoir des vêtements si peu pratiques à enlever. J’avais à peine 13 ans, j’étais menue, pas formée, je ne portais pas encore soutien-gorge, juste des brassières petit bateau. » Jennifer évoque des violences sexuelles dont une pénétration digitale. « J’étais tétanisée. Comme il a vu que je ne réagissais pas, il s’est mis à genoux a sorti son sexe en érection. Je n’en avais jamais vu. J’ai dit “non”, à deux reprises. Il a insisté : “Tu peux pas me laisser comme ça”, m’a pris la main pour le masturber. Sa bouche était près de mon oreille, j’entendais ses râles. » Sous le choc, l’adolescente ne se rappelle pas comment elle est sortie de la pièce.
Pour Laura Lardeux, la seconde femme qui met en cause Niels Tavernier, les faits se seraient déroulés vingt ans plus tard, en 2012. Nils Tavernier, devenu réalisateur, tourne alors un film sur le handicap, « De toutes nos forces ». A La Clusaz, il croise Laura Lardeux, ravissante étudiante en cinéma de 19 ans, qui veut devenir réalisatrice. Il l’invite à déjeuner « devant ma mère », précise Laura, joue au billard avec son petit frère, lui propose, toujours devant sa mère, de faire des photos, pour la tester. Elle affirme qu’il l’a « fait monter dans sa chambre, m’a demandé d’enlever mon soutien-gorge, pour que je “respire plus librement”, puis il a ouvert ma chemise, jusqu’à découvrir mes seins. J’étais très mal à l’aise, mais je me suis dit que ça devait être normal de demander cela. »
« Pour assurer son emprise, Nils m’a volontairement isolée »
Le réalisateur lui offre le rôle d’une handicapée amoureuse du personnage principal. « Je n’avais pas le droit de parler à l’équipe, je devais dîner tous les soirs avec lui. Il me questionnait sur mes failles, les problèmes avec ma mère, l’absence de mon père. Il louait mon intelligence, mon talent », raconte Laura. « Nils m’a volontairement isolée, pour assurer son emprise. » Aurélia Fourcade, scripte sur le tournage, confirme que « Nils Tavernier demandait à l’équipe de ne pas parler à Laura. Il disait qu’il ne voulait pas qu’on “abîme” son jeu qui était très “naturel”. Je me souviens aussi qu’il me demandait régulièrement de partir de mon poste de travail – le retour vidéo – pour y mettre Laura, alors que ce n’était pas sa place. Juste pour l’avoir à côté de lui ». Une attitude qu’elle avait trouvée à l’époque « étrange », tout en expliquant n’avoir « jamais vu le moindre geste déplacé ».
Pendant le tournage, à Nice, toute l’équipe est logée sur place, à l’hôtel, y compris Laura. Selon la jeune femme, les agressions auraient eu lieu au moment des dîners, le soir : « Une fois, Nils a voulu m’embrasser, je l’ai repoussé. Je lui ai dit que j’avais un petit ami, qu’il ne m’attirait pas. ll s’est excusé, expliquant qu’il était victime de ses pulsions et de ses sentiments. Une autre fois, il m’a proposé de l’aider à choisir des musiques pour le film, dans sa chambre, en m’assurant qu’il ne se passerait rien. Quand il s’est approché de moi, je n’ai pas osé partir. Je l’avais vu crier fort sur le tournage, j’avais peur d’être virée, de me retrouver blacklistée du cinéma, vu sa notoriété. Il m’a dit que je devais lui faire confiance, comme pour le film, que ça allait bien se passer. J’ai dit “non” plusieurs fois. J’ai fini par laisser faire, j’ai fermé les yeux. Après la pénétration, il m’a dit de partir, pour ne pas qu’on nous voit. Pendant des mois ensuite, il m’a écrit et appelée. Il m’a proposé un stage de montage, que j’ai refusé. »
Nils Tavernier : « Je suis abasourdi »
Nous avons voulu faire réagir Nils Tavernier aux témoignages de ces deux femmes et leurs plaintes en justice. Il nous a répondu : « Je suis abasourdi. » « Vous évoquez deux plaintes pour viol, c’est inouï. » N’ayant « rien à (se) reprocher », affirme-t-il, et n’ayant pas encore été contacté par la police ou la justice, il n’a pas souhaité répondre à nos questions. Nous avons interrogé quelques personnes ayant travaillé avec lui, qui souhaitent rester anonymes. Elles décrivent un homme « humain », « sensible », « bienveillant », mais « irritable » aussi. Il arrive au réalisateur de s’énerver pendant les tournages. On le décrit comme un professionnel en quête de reconnaissance, protégé et porté par le nom de son père, mais frustré de n’avoir jamais vraiment réussi à se faire un prénom. La scripte Aurélia Fourcade le qualifie même de « fils à papa colérique et misogyne ». Aucun de nos interlocuteurs ne l’imagine en prédateur sexuel.
Jennifer et Laura disent qu’elles se sont tues jusqu’ici « par honte ». « Je ne voulais pas décevoir mon père, souffle Jennifer. Quand j’ai refusé de revoir Nils, il m’a engueulée : “Tu veux être actrice ou quoi ?”. » La mère de Jennifer, que nous avons rencontrée, nous explique qu’elle ne s’est « doutée de rien à l’époque. Nils Tavernier était très gentil, je voyais en lui un grand frère bienveillant pour ma fille. Le mal-être de Jennifer qui a suivi, je l’ai mis sur le compte de l’adolescence. » Elle décrit de lourdes conséquences sur la vie de sa fille. « Des problèmes gynécologiques, des ulcères perforants à l’estomac, de l’anorexie, deux tentatives de suicide… » Laura, comme Jennifer, évoque des expériences de maltraitance avec les hommes, et « une vie de femme bloquée, coincée dans la mélasse ».
« C’est si bouleversant de découvrir qu’on n’est pas seules ! »
Jennifer a aujourd’hui 45, elle est autoentrepreneur et écrit (son dernier roman « le Chaos des flocons »). Laura a 32 ans, et réalise des documentaires (« la Chrysalide » sur France télévisions). Selon les deux femmes, la prise de conscience des agressions dont elles disent avoir été victimes a été progressive. « En 2015, quand ma fille a eu 12 ans, j’ai réalisé qu’on est un bébé à cet âge, raconte Jennifer, et que Nils avait brisé mes rêves, ma vie professionnelle et affective. » En 2019, quand l’actrice Adèle Haenel accuse un réalisateur d’agression, Jennifer parle à sa mère et son compagnon pour la première fois. En février 2024, Judith Godrèche achève la bascule. « Je me suis dit que je devais aller porter plainte, pour moi, pour mes filles, pour toutes les autres », dit Jennifer. Même déclic pour Laura : « Quand j’ai entendu Judith expliquer “on n’est pas en capacité de comprendre ce qui se passe quand on est sous le pouvoir de quelqu’un de plus puissant”, j’ai pleuré pendant trois jours, raconte-t-elle. Pour la première fois, j’en ai parlé à mon psychanalyste. Tout est remonté, j’étais bouleversée, j’ai coupé toute communication pendant plusieurs jours. Quand j’ai réouvert mon téléphone, j’ai vu qu’une certaine Jennifer m’avait laissé un message, elle voulait me parler de Nils. » Les deux femmes ne se connaissent pas, elles ont plus de dix ans d’écart – Jennifer a arrêté sa carrière d’actrice avant même que Laura ne commence la sienne. Elles se sont appelées. « C’est si bouleversant de découvrir qu’on n’est pas seules ! », soufflent-elles, d’une même voix.
Jennifer a porté plainte pour viol le 13 février en Normandie. Laura le 20 mars dans les Rhône-Alpes. Les deux gendarmes qui ont enregistré leurs plaintes se sont parlé aussi. Les plaintes devraient être regroupées, pour être traitées par le même parquet, qui décidera de leur donner suite ou pas. Jennifer et Laura ont accepté de témoigner dans « le Nouvel Obs », parce qu’elles veulent que leur démarche soit connue. « Les gendarmes m’ont dit que si la procédure était classée, Nils ne serait même pas au courant de ma plainte, souffle Jennifer. L’idée m’est insupportable. Maintenant, il sait. Tout le monde sait. ».