Un article du Monde sur les cinémas des Champs Elysées:
« Investir sur les Champs, ça fait peur », affirme Louis Merle, codirigeant du réseau de cinémas Multiciné (dont l’Elysées Lincoln). Sur la « plus belle avenue du monde », la fréquentation des salles de cinéma connaît une baisse vertigineuse. Selon les chiffres de l’entreprise Comscore, publiés par le média spécialisé Le Film Français, 4,26 millions de spectateurs avaient assisté en 2001 à une projection sur les Champs-Elysées. Deux décennies plus tard, ce chiffre a nettement faibli : 572 000 se sont rendus dans ses salles en 2023, soit près de huit fois moins.
Et pour cause : neuf cinémas ont fermé depuis les années 1990. Le Gaumont Marignan, l’UGC George-V et le Gaumont Champs-Elysées Ambassade sont les derniers à avoir mis la clé sous la porte. « C’est un cercle vicieux. La fermeture d’une salle est mauvaise nouvelle pour toutes les autres », observe Michel Gomez, délégué de la mission cinéma à la Ville de Paris.
La baisse de la fréquentation s’explique en partie par la fermeture de ces établissements. Mais aussi par la baisse du nombre de spectateurs dans les salles encore en activité. D’après Comscore, le cinéma le Balzac est ainsi passé de 185 000 à 115 000 spectateurs annuels entre 2008 et 2023. L’UGC Normandie, qui cumule le plus d’entrées sur l’avenue, a perdu près de 310 000 visiteurs annuels entre 2012 et 2023, soit une baisse de 34 %. Comment expliquer cette désertion ?
Avenue inhospitalière
« Ce n’est pas que les Parisiens n’ont plus envie d’aller au cinéma. La raison principale, c’est qu’ils n’ont plus envie d’aller sur les Champs-Elysées », affirme Louis Merle. « Ils se sont déportés vers d’autres endroits où l’on peut dîner sans dépenser tout son PEA [Plan d’épargne en actions], ironise-t-il. Les Champs sont devenus un centre commercial de luxe à ciel ouvert. » Les cinémas ne sont pas les seuls commerces emblématiques de l’avenue à avoir cessé leur activité. Le Virgin Megastore a fermé ses portes en 2013, le restaurant Pizza Pino en 2021. Les magasins de luxe, les chaînes de restaurants et les espaces de bureaux illustrent l’orientation désormais strictement commerciale de l’avenue.
De l’avis de plusieurs exploitants de salles, celle-ci est devenue inhospitalière. « Elle est désertée par les Parisiens et les cinéphiles. On ne s’attend pas à ce que les touristes qui viennent pour la boutique Louis Vuitton passent une tête au cinéma », observe Corinne Honliasso, directrice du cinéma d’art et essai Le Balzac.
Les aménagements de l’avenue ne seraient pas adaptés au mode de vie des habitants de la capitale. « Il y a beaucoup de voitures, beaucoup de passage, les pistes cyclables sont en pavé. C’est une autoroute urbaine qui ne donne pas envie de flâner », avance Louis Merle. Pour donner envie aux Parisiens de revenir sur les Champs, un plan de transformation – dont les travaux se sont étalés en deux phases – a été engagé par la Ville de Paris et le Comité Champs-Elysées. Trente millions d’euros ont été investis en 2022 pour embellir les jardins des Champs-Elysées, rénover la partie haute de l’avenue, refaire les dallages et les traversées piétonnes.
L’espoir d’une attractivité retrouvée ne profite pourtant pas aux cinémas. Le prix des loyers étouffe l’économie des salles. Les exploitants de l’avenue interrogés par Le Monde parlent de « montants pharaoniques », qui varient selon la typologie, la surface et l’emplacement de la salle. « Les loyers du trottoir de gauche [en partant de la place de l’Etoile], plus exposé au soleil, sont plus élevés que ceux du trottoir de droite », remarque Louis Merle. Selon la société immobilière Cushman & Wakefield, l’avenue des Champs-Elysées est la cinquième artère commerciale la plus chère du monde. En 2023, la moyenne annuelle du loyer des emplacements commerciaux était de 15 500 euros par mètre carré.
Diversifier les activités
« Les salles de cinéma ont une économie très contrainte. Elles ont des coûts fixes et font peu de chiffre d’affaires au mètre carré », explique Michel Gomez. Un des deux derniers cinémas situés sur l’avenue, l’UGC Normandie, est menacé de fermeture. Des négociations sur le renouvellement du bail sont en cours. Mais à ce jour, aucune décision sur l’avenir de la salle n’a été prise.
La désaffection des salles de l’avenue s’explique aussi par le développement de l’offre cinématographique francilienne. En proche banlieue, le Pathé Levallois (Levallois-Perret, Hauts-de-Seine), l’UGC Ciné Cité La Défense et le CGR Nanterre attirent des habitants de la petite couronne anciennement coutumiers des cinémas sur les Champs. L’offre s’est également étoffée dans la capitale. Des cinémas plus confortables et plus modernes ont vu le jour, comme l’UGC Ciné Cité Maillot, situé en bas de l’avenue de la Grande Armée, qui a triplé sa capacité d’accueil. Depuis 2022, le multiplexe s’est équipé de huit salles supplémentaires, et a remis ses équipements à neuf.
Les cinémas Pathé ont également investi dans la rénovation du Pathé Beaugrenelle, doté d’une salle dolby cinéma, et du Pathé Wepler, dans les années 2010. La Ville de Paris se félicite des prochaines réouvertures du Pathé Palace dans le quartier de l’Opéra, de la Géode à la Villette, et prochainement de la Pagode, dans le 7e arrondissement. « Tout le monde se plaint de la baisse de fréquentation des cinémas des Champs. Mais les salles de cinéma sont un tissu vivant. Elles naissent, meurent, se rénovent. Les quartiers changent, bougent », relativise Michel Gomez.
Les derniers cinémas en activité ne comptent plus sur l’attractivité de l’avenue. Pour attirer des spectateurs, ils capitalisent sur leurs propres atouts. L’Elysées Lincoln mise sur la diversification de ses activités. « On veut réinventer le concept, pour attirer les Parisiens mais aussi pour capter les touristes », précise Louis Merle. Pour continuer à proposer des tarifs accessibles, l’exploitant compte sur la privatisation d’espaces, l’organisation de festivals et l’invention « de nouvelles configurations, comme dîner en regardant un film ».
Pour faire face à l’assèchement des entrées, Le Balzac cherche à se positionner comme un cinéma de quartier. « Quand on vient au Balzac, on s’immerge dans une décoration, une architecture, une ambiance. Tout le monde connaît votre prénom », remarque Corinne Honliasso. L’organisation d’avant-premières, de ciné-clubs et de concerts s’inscrit dans cette démarche. Chacun cherche le bon scénario pour tenter de replacer les Champs-Elysées sur la carte parisienne des cinémas.
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