Cadeau, deux articles, pour la parité :
Nicolas Bedos visé par une enquête pour « viol » et « agression sexuelle »
Selon nos informations, l’enquête préliminaire à l’encontre du réalisateur a été ouverte le 5 juillet par le parquet de Paris. Sollicité, Nicolas Bedos, qui bénéficie de la présomption d’innocence, n’a pas souhaité faire de commentaire. Quatre femmes témoignent dans Mediapart.
Marine Turchi
18 juillet 2023 à 15h50
SelonSelon nos informations, le parquet de Paris a ouvert, le 5 juillet, une enquête préliminaire pour « viol » et « agression sexuelle » concernant le réalisateur Nicolas Bedos. Confiée au 1er district de police judiciaire (DPJ), cette enquête recouvre, de même source, trois procédures : l’une pour « viol et agression sexuelle », les deux autres pour « agression sexuelle ». Elle a été déclenchée par la réception par le parquet, fin juin, du signalement de plusieurs femmes. L’une d’elles a été entendue par les enquêteurs le 4 juillet, une deuxième doit l’être le 21 juillet.
Sollicité par Mediapart le 12 juillet via son avocate, Me Julia Minkowski, le cinéaste de 44 ans, qui bénéficie de la présomption d’innocence, n’a pas souhaité faire de commentaire (lire la réponse intégrale de son avocate en Boîte noire). Illustration 1 Nicolas Bedos à Paris en 2022. © Photo Julien de Rosa / AFP
À ces procédures s’ajoute le fait que Nicolas Bedos est renvoyé en février 2024 devant le tribunal correctionnel pour « agression sexuelle en état d’ivresse », après le dépôt d’une plainte le 12 juin dernier. Une jeune femme de 25 ans l’accuse de l’avoir touchée au niveau des parties intimes, par-dessus son jean, dans la nuit du 1er au 2 juin, dans une boîte de nuit à Paris, selon son récit aux enquêteurs, rapporté par le site Actu17 et l’Agence France-Presse (AFP).
La plaignante a précisé qu’elle ne connaissait pas Nicolas Bedos lorsqu’il s’est dirigé vers elle, qu’elle l’aurait « repoussé » quand il aurait, « sans s’exprimer », « tendu sa main au niveau de [sa] culotte », puis qu’elle lui aurait lancé : « Va te faire soigner ! » Un vigile aurait ensuite conduit Nicolas Bedos hors de l’établissement. Dans cette affaire, le cinéaste bénéficie également de la présomption d’innocence.
L’avocate du réalisateur indique à Mediapart que, dans ce dossier, « Monsieur Bedos s’est longuement expliqué auprès des policiers et réserve sa parole à l’institution judiciaire. Comme [elle l’a] déjà exprimé, il n’a pas remis en doute la parole de la plaignante auprès de laquelle il s’est d’ailleurs directement excusé ». À l’AFP, le 22 juin, Me Minkowski avait indiqué que son client n’avait « pas le souvenir » d’un tel geste, qui n’avait « pu être qu’accidentel sous l’effet de l’ébriété ».
« Accidentel ». Le mot a fait réagir quatre femmes, qui ont décidé de confier leurs récits à Mediapart. Parmi elles, deux femmes qui ont adressé un signalement à la justice, fin juin. « D’un coup, son visage avait changé »
À Mediapart, Chloé* explique être « allée témoigner pour dire que ce n’est certainement pas un accident ». Le 27 juin, elle a adressé un courrier à la procureure de la République de Paris. « Cette nouvelle [de la garde à vue de Nicolas Bedos – ndlr] me donne la force de vous écrire. À la fin des années 1990, il m’a agressée sexuellement et physiquement dans des circonstances de travail et d’amitié, indique-t-elle dans son signalement, consulté par Mediapart. […] Toutes ces années, j’ai espéré qu’une femme plus courageuse que moi porte plainte, il semble que cela soit arrivé. »
Cette comédienne et scénariste de 50 ans avait déjà livré son récit à Mediapart en novembre 2019, après la prise de parole d’Adèle Haenel dans notre journal. L’histoire qu’elle raconte remonte à 1999. Elle a alors 26 ans, travaille comme serveuse, tout en développant sa carrière artistique. Nicolas Bedos a 20 ans mais officie déjà depuis deux ans comme conseiller au sein de la cellule « Canal Plus Idée », pour laquelle il est chargé de dégoter de jeunes auteur·es et comédien·nes pour la chaîne.
Chloé explique l’avoir rencontré avec Isabelle*, une amie actrice avec laquelle elle collabore. Celle-ci se rappelle que lors de ce rendez-vous, Nicolas Bedos aurait « jeté son dévolu » sur Chloé. Il lui fait passer des essais, une « forme de relation amicale » s’instaure, malgré un caractère qu’elle ressent comme « odieux » et des « attitudes parfois violentes », indique Chloé, qui est alors persuadée qu’il peut l’« aider dans le boulot ». Mais professionnellement, « rien de concret » n’en ressort.
Un soir, elle dit avoir accepté de l’accompagner à une soirée chez des amis à lui, puis chez ses parents, à Neuilly (Hauts-de-Seine), où il habite alors. Elle ne voit alors « pas le problème » car il lui aurait affirmé que « ses parents et sa sœur dormaient » dans l’appartement.
Il m’a attrapée à la gorge, plaquée contre le mur et m’a dit : “Tu te prends pour qui, t’es pas Catherine Deneuve !”
Le récit de Chloé
Mais arrivée à son domicile, ce serait « parti en vrille », prétend-elle. Selon son récit, il aurait insisté pour qu’elle vienne « dans sa chambre ». Elle affirme avoir alors « ramassé [ses] affaires en disant qu’[elle] allai[t] partir », mais il l’aurait « attrapée à la gorge, plaquée contre le mur » en lançant une phrase qu’elle n’a pas oubliée : « Tu te prends pour qui, t’es pas Catherine Deneuve ! »
Elle raconte avoir eu brutalement « super peur ». « D’un coup, son visage avait changé, il y avait un mépris dans sa voix, du dégoût presque, j’étais dans un état de terreur, incapable d’articuler un mot », assure-t-elle. De la suite, elle ne se souvient que de trois choses, dit-elle. Le fait qu’elle se serait « laissé faire pour monter dans sa chambre » parce qu’elle avait « hyper honte » – il était « minuit passé » et elle était « chez lui », elle a pensé que « c’était de sa faute ». Puis un « souvenir physique » : elle dit avoir « eu mal alors qu’il [la] pénétrait ». Enfin, elle se revoit en pleine nuit, dans un taxi qui avait accepté de la raccompagner gratuitement, l’apercevant en détresse. « J’ai pleuré tout le long du chemin, sans dire un mot. »
À partir de là, elle n’a rien dit à personne. Ou plutôt elle a raconté « la première moitié de l’histoire, celle qui était honorable pour [elle] ». À son amie Isabelle, à laquelle elle s’est confiée le surlendemain, elle a affirmé qu’elle s’était débattue et avait réussi à partir. Parce qu’elle avait « tellement honte », dit-elle. Mais aussi parce que, « vingt ans avant #MeToo et dix ans avant King Kong Théorie [essai dans lequel Virginie Despentes relate le viol qu’elle a subi – ndlr] », elle est persuadée que son récit complet aurait été inaudible : « On m’aurait dit que je ne l’avais pas volé, que j’avais accepté de monter chez lui. »
Isabelle se souvient très bien des confidences de Chloé à l’époque – dont elle a confirmé les termes à Mediapart –, mais surtout de « sa peur » et de sa « colère ». « Elle disait que c’était un malade. Vu l’état dans lequel elle était, j’ai pensé qu’il nous manquait une partie de l’histoire. »
Au fil des années, Chloé n’en a pas non plus parlé à ses compagnons successifs. Tout juste savent-ils qu’elle a eu une « mauvaise expérience » avec Nicolas Bedos. En 2011, lors d’un mariage où le réalisateur était présent, elle avait simplement glissé à son compagnon : « Je ne suis pas confortable avec ce mec, reste avec moi. »
Elle dit avoir « mis du temps à mettre les bons mots sur cet événement ». « Je ne voulais pas que ça me soit arrivé. Pour moi, le viol, c’était Guy Georges [violeur en série – ndlr], ça n’arrivait pas avec des gens qu’on connaissait. »
Questionné par Mediapart sur ce récit, Nicolas Bedos n’a pas souhaité faire de commentaire.
Il faudra plusieurs déclics pour que Chloé surmonte sa « honte » et sa « culpabilité », dit-elle. En 2009, Marion*, une amie proche de Nicolas Bedos à laquelle elle fait simplement part, de manière évasive, d’une « expérience douloureuse » avec le cinéaste, lui rétorque : « Ça ne m’étonne pas… » « Ça m’a soulagée, je me suis dit que ce n’était pas de ma faute. » En 2017, l’onde de choc #MeToo est une prise de conscience supplémentaire. « Je me suis mise à lire plein de récits, mais à chaque affaire qui sortait, ça me remettait une douille, je me disais “voilà, ça c’est des personnes courageuses”. » Illustration 2 Nicolas Bedos lors de la soirée du prix de Flore à Paris en novembre 2019. © Photo Jerome Domine / Abaca
Dans la foulée, un événement la plonge dans la colère : la tribune de Nicolas Bedos dans le HuffPost. Tout en critiquant les « dérives liberticides » du mouvement qui nourrirait une « guerre des sexes », le cinéaste écrit : « Ni l’argent ni le pouvoir ne permet d’abuser du corps de quiconque sur cette terre. Un monde libre, c’est un monde où les femmes sauront que les hommes sauront qu’en tentant d’abuser d’elles ils seront punis. Un monde libre, c’est ce monde où les femmes devraient pouvoir refuser n’importe quelle proposition graveleuse sans que leur carrière professionnelle puisse en être affectée. » « Là, ça m’a fait vriller. J’ai commencé à devenir enragée », se remémore Chloé.
D’autant que la même année, elle apprend que le cinéaste s’en serait pris à leur amie commune, Marion. Celle-ci se confie à elle en 2017. « J’ai eu peur de celui que je considérais comme un ami »
À la différence de Chloé, Marion a rencontré Nicolas Bedos dans le cadre privé, lorsqu’elle était adolescente. En août 2016, alors qu’elle est invitée trois jours dans la maison louée pour l’été par le réalisateur et sa compagne de l’époque, il aurait eu « à [son] égard un comportement déplacé et violent », a-t-elle indiqué le 28 juin au parquet de Paris dans sa lettre.
Elle prétend qu’« en fin de soirée », le 18 août 2016, Nicolas Bedos aurait « essayé de [l’]embrasser de force » dans une pièce où elle se trouvait « seule avec lui ». Elle dit l’avoir « d’abord repoussé gentiment », car ils étaient « amis de longue date ». Mais son regard aurait « alors changé », il serait « devenu agressif », « [l’]empêchant de sortir » de la pièce « en [la] tenant fermement par les épaules et en continuant à essayer de [l’]embrasser », affirme-t-elle dans son courrier. Elle assure que « ce n’est qu’en le repoussant violemment » qu’elle aurait « pu sortir ». « Et ce jour-là, j’ai eu peur de celui que je considérais comme un ami », conclut-elle dans son courrier.
À Mediapart, elle explique que, sur le moment, elle n’a rien dit aux autres personnes présentes, sachant que « ça allait faire un drame ». En rentrant à Paris, elle se confie à son compagnon, puis à des amies – trois nous l’ont confirmé. Sollicité par Mediapart, son compagnon se souvient qu’elle était à la fois « furieuse » et « choquée qu’il s’en soit pris à elle », et il affirme avoir par la suite confronté Nicolas Bedos, qui lui aurait assuré n’en avoir aucun souvenir.
Marion aussi explique avoir, à Paris, en 2017, confronté le cinéaste, « directement par texto », et mis fin à leur amitié. « Son excuse a été l’alcool, il ne se souvenait de rien… […] Pour moi, cela relève plus du modus operandi que de “l’excuse” », estime-t-elle dans sa lettre à la procureure. Elle n’a pas conservé ces « longs échanges de SMS », mais deux de ses amies qui les ont lus à l’époque nous ont confirmé leur existence et leur contenu.
Si elle a décidé, un an après, de le mettre face aux faits par SMS, c’est parce qu’elle affirme avoir été, lors d’une soirée à Paris, « témoin d’un comportement violent et humiliant » qu’il aurait eu à l’égard d’une jeune femme qui l’accompagnait – et dont elle ne connaît pas l’identité. Elle assure lui avoir indiqué par SMS qu’elle l’avait « vu trop longtemps agir comme cela avec des femmes et qu’[elle] n’arrivai[t] plus à [se] taire, que ce qu’il s’était passé cet été à [son] égard était la goutte d’eau ».
Le 22 juin dernier, lorsque la presse s’est fait l’écho de la garde à vue la veille de Nicolas Bedos pour « agression sexuelle », Chloé et Marion se sont immédiatement téléphoné. Pour elles, c’était évident : il fallait témoigner pour appuyer le récit de la plaignante. Quelques jours plus tard, elles ont chacune adressé leur récit à la justice.
Dans sa lettre au parquet, Marion a précisé que cet épisode ne l’avait « pas traumatisée » mais qu’elle se devait « de parler aujourd’hui car [elle] sai[t] que d’autres femmes sont victimes de sa violence et de l’objectivation qu’il fait des femmes, se croyant avec elles tout permis ». « Trop longtemps je n’ai rien dit », regrette-t-elle dans son courrier. « Rien ne justifiait qu’on se taise, d’une certaine manière on a été complices, ou en tout cas lâches », explique-t-elle à Mediapart.
Questionné par Mediapart sur ce récit, Nicolas Bedos n’a pas souhaité faire de commentaire. Des témoignages similaires à celui de la plaignante
Mediapart a recueilli d’autres témoignages, qui n’ont, eux, fait l’objet d’aucune plainte ou signalement, mais qui présentent des similitudes avec celui de la plaignante.
Leslie Masson, une ancienne mannequin, rapporte le « comportement scandaleux » qu’aurait eu à son égard Nicolas Bedos en 2010, lorsqu’elle avait 23 ans. Elle affirme que le réalisateur, qu’elle ne connaissait pas, serait d’abord venu la « draguer six ou sept fois », de manière « insistante » en étant « alcoolisé », au bar Le Mauri7 puis au Baron, une célèbre boîte de nuit parisienne aujourd’hui fermée, alors qu’elle l’avait « rejeté » en expliquant qu’elle n’était « pas intéressée ».
Au Baron, il aurait « essayé de [lui] toucher l’entrejambe », selon son récit ; elle l’aurait « repoussé » et il lui aurait plusieurs fois lancé : « Allez, viens me sucer dans les chiottes, sois mignonne. » « J’ai refusé, il m’a craché au visage », assure-t-elle. Elle ajoute que le cinéaste, tout en sollicitant des faveurs sexuelles, aurait multiplié les propos « méchants » et « dénigrants ».
Elle prétend que le vigile de la boîte de nuit – que Mediapart n’a pas été en mesure de retrouver, le club ayant fermé depuis – lui aurait expliqué qu’il s’agissait d’« un habitué », qu’il pouvait être « lourd » et que « s’il [l’]embêtait trop », il fallait « venir le voir ». Selon elle, il aurait glissé à Nicolas Bedos « de se calmer », avant de le « virer de la boîte » après l’incident.
Le 23 juin, en apprenant la garde à vue du cinéaste, Leslie Masson a évoqué ces faits présumés dans une courte publication sur son compte Instagram. Si elle n’a « pas du tout été traumatisée », nous précise-t-elle, elle souhaite raconter son histoire « pour qu’on ne banalise plus ce genre d’attitude », et pour rappeler que « ce n’est pas parce qu’on est alcoolisé qu’on a le droit de se comporter comme ça ».
Julie* avait elle aussi 23 ans lorsqu’elle a croisé Nicolas Bedos dans une autre boîte de nuit mythique parisienne, le Montana, dans le quartier huppé de Saint-Germain-des-Prés. Elle aussi a été « remuée » lorsqu’elle a entendu l’avocate du cinéaste parler d’un comportement « accidentel ». Car elle dit avoir elle-même constaté un comportement « problématique avec les femmes » du cinéaste dans ce club qu’elle a fréquenté assidûment entre 2011 et 2014.
Plusieurs fois, Nicolas Bedos serait venu l’aborder. Lors d’une soirée, il aurait « davantage insisté ». « Il s’est assis à côté de moi, il était ivre mort, il a commencé à me parler et s’est rapidement énervé car j’étais totalement laconique et désintéressée, affirme-t-elle. Il me disait : “Tu sais pas qui je suis ? Mon père, c’est Guy Bedos.” » Ça m’a marquée car c’était vraiment ridicule. »
Elle assure avoir « coupé court » et être « partie sur la piste de danse », mais, selon son récit, il l’aurait suivie, se serait « agenouillé sur le sol devant [elle] », aurait « soulevé [sa] jambe en tenant [son] pied » et lui aurait « léché le pied » – elle portait des talons ouverts. « Ça m’a choquée et dégoutée à l’époque. Je l’ai repoussé et je suis partie. »
Ce qui n’aurait pas empêché Nicolas Bedos de l’aborder à nouveau lors d’une autre soirée, assure-t-elle. Alors qu’elle quittait le club avec des amies vers 6 heures du matin, il se serait « incrusté dans le groupe », en lançant : « Venez, on prend une chambre d’hôtel ensemble et on s’amuse. » Elle dit l’avoir « ignoré ». Sa meilleure amie Claire confirme à Mediapart ses confidences, faites lors d’un de leurs « débriefs de soirée le lendemain ».
Les faits que Julie dénonce « ne sont pas aussi graves qu’une agression sexuelle », insiste-t-elle, mais ils en diraient, selon elle, « long sur la personne, qui semble avoir un souci avec les femmes, et depuis longtemps ».
Questionné par Mediapart sur ces récits, Nicolas Bedos n’a pas souhaité faire de commentaire.
Lorsqu’elles ont découvert dans la presse la plainte pour « agression sexuelle », ces quatre femmes n’ont pas été « étonnées », nous ont-elles dit d’emblée, mais au contraire « surprises » qu’il soit « jusqu’à présent passé entre les mailles du filet », insiste Marion. « Je me suis toujours dit qu’il y aurait des choses sur lui, quand j’ai vu l’article, je me suis dit “enfin !” », raconte Julie.
Un autre mot revient dans la bouche des femmes et témoins interviewés : un sentiment d’« impunité ». Toutes estiment que le cinéaste césarisé, issu d’un « milieu privilégié » – il est né à Neuilly-sur-Seine, est le fils du célèbre humoriste Guy Bedos et a côtoyé des personnalités du show-biz dès son enfance –, a profité de sa position de pouvoir. « Je supporte mal l’idée qu’il continue d’user de ses méthodes avec toute l’impunité des gens dits connus », a déclaré Chloé dans sa lettre à la procureure de la République.
De son côté, le réalisateur a souvent mis ses excès sur le compte de ses « problèmes avec l’alcool », qui l’ont poussé, a-t-il dit dans de nombreuses interviews, à en faire « des caisses la nuit » au Baron, à faire « des trucs qui n’étaient pas [lui], c’était le goret, l’animal » : « insult[er] un mec que je trouvais très sympa » ; dire « “grosse pute” à une amie », ou encore avoir, « à 3 heures du matin, des comportements lourdingues », a-t-il énuméré au magazine Vogue en 2019.
C’est aussi la ligne de défense qu’il a adoptée face à la plainte pour « agression sexuelle » déposée en juin – dans laquelle il bénéficie de la présomption d’innocence. Dans les dossiers judiciaires, l’état d’ébriété n’est en tout cas pas une circonstance atténuante, mais aggravante. Taxé de sexisme et de misogynie
Durant notre enquête, plusieurs personnes nous ont assuré que Nicolas Bedos aurait la réputation, au sein du monde du cinéma, d’avoir un « comportement problématique » à l’égard des femmes.
Le réalisateur est aussi connu pour ses réactions agressives lorsqu’un propos lui déplaît. Plusieurs internautes ont publié des messages privés virulents ou insultants reçus de ses comptes sur les réseaux sociaux après avoir émis un avis sur lui ou sur ses films. Mediapart a aussi eu connaissance de messages véhéments adressés à des journalistes dont les articles lui avaient déplu.
En 2011, il avait menacé par SMS un journaliste de Technikart après la couverture que lui avait consacrée le magazine : « Ça fait longtemps que j’ai décidé de gifler ta petite trogne d’aigri, ça va te faire réfléchir avant de prendre ta plume comme tu chies. » Questionné sur ce message par le magazine, il avait reconnu être « ce type qui écrit des textos comme ça potentiellement », mais avait justifié : « Je ne comprends pas pourquoi certains auraient le droit d’écrire des choses fausses, injustes, dégueulasses pour satisfaire leur bile et pourquoi il faudrait fermer sa gueule et accepter la claque. »
Dans les articles, interviews, vidéos concernant le cinéaste, les exemples de propos virulents à l’égard de femmes en particulier ne manquent pas. En 2011, dans l’émission littéraire « Au Field de la nuit » sur TF1, Nicolas Bedos s’en prend à Mathilde Warnier, une étudiante qui critique son livre. « Tu vas pas me faire chier avec tes questions de merde, tu vas prendre ton micro, tu vas te le mettre dans le cul et tu fous le camp. [C’est ta façon] de la ramener, parce que t’as envie de faire de la télé, comme toutes les putes », lui répond-il.
La même année, il raille, dans une chronique acerbe, publiée dans Marianne, « les huit années qu’il a fallu » à l’écrivaine Tristane Banon « pour porter plainte » contre Dominique Strauss-Kahn pour « tentative de viol », la qualifiant de « retardataire lacrymale » et de « romancière convalescente moins bonne que Torreton dans le rôle de la victime ». Puis sur RMC, moquant à nouveau sa plainte tardive, il déclare : « À un moment donné, si elle se déshabille aussi lentement, c’est une incitation au viol. »
En juin 2017, une allusion à son comportement figurait dans une chanson d'une humoriste diffusée sur France inter, et dédiée à son ex-compagnon qui l’avait quittée : « Ça aurait pu être bien pire / Oui c’est vrai que j’aurais pu tomber sur Nicolas Bedos ou [nom d’un célèbre chanteur – ndlr]. » Porte-voix des critiques de #MeToo
Ces dernières années, le réalisateur est devenu un porte-voix de ceux qui critiquent ardemment #MeToo. Tout en assurant que « les bienfaits de la libération de la parole sont incontestables », le cinéaste voit dans ce mouvement un « système nauséabond », une « curée moyenâgeuse », où une « meute » réclame chaque jour « son lot d’accusations », « puis hop, les médias improvisent un procès expéditif et, dans la foulée, c’est la mise au pilori ».
Du mot-dièse #MeToo découleraient selon lui « des dérapages liberticides, le côté délation, le lynchage, l’absence totale de nuance chez certains, la confusion entre la drague et l’agression, la passion et le harcèlement », un « retour en arrière sur d’autres combats comme la présomption d’innocence, le droit à l’oubli ».
C’est un virage sociétal global que critique Nicolas Bedos, qui se revendique « de l’ancien monde ». « On est dans une époque bizarre. On ne peut plus rouler vite, voir tel truc, on a des restaurants qui sont quasiment des sectes où il faut manger des radis », expliquait-il en 2019 dans Technikart.
Sur France Inter, exprimant encore sa nostalgie d’« une époque beaucoup plus transgressive », il avait déclaré : « Parce que le monde dans lequel on vit là, où un cinéaste-producteur va s’excuser de ses infidélités sur une chaîne d’info, il n’est pas particulièrement cool. » L’allusion concernait Luc Besson, qui venait de se défendre sur BFMTV des accusations de « violences sexuelles » le visant en plaidant la relation extraconjugale (il a, depuis, bénéficié d’un non-lieu). Illustration 4 Bertrand Blier, Jean Dujardin, Roman Polanski et Nicolas Bedos arrivant à l'avant-première du film « Le Daim », le 18 juin 2019. Photo postée sur le compte Instagram de Jean Dujardin, avec la légende « Hier soir avec les patrons ! ».
En juin 2019, certains ont vu un bras d’honneur à #MeToo dans l’arrivée à une avant-première de Nicolas Bedos au bras de Roman Polanski – accusé par six adolescentes de viol ou d’agression sexuelle au fil des années, et condamné en 1977 pour une relation sexuelle avec une fillette de 13 ans.
Questionné lors de l’attribution du César de la meilleure réalisation à Roman Polanski, en 2020, il avait répondu que c’était « aux femmes de parler » : « Je tais ma voix de mâle blanc dominant, comme on dit de façon discutable. Ce serait malvenu et sans doute illégitime maintenant. Après, je pense qu’il y aura beaucoup à dire sur tout cela… » (voir la vidéo de sa réaction intégrale).
Quelques années plus tôt, en 2011, Nicolas Bedos avait dit sa « peur » face à la tournure prise, selon lui, par les affaires Bertrand Cantat (condamné pour le meurtre de sa compagne Marie Trintignant) et Dominique Strauss-Kahn (DSK, accusé de « viol » et de « tentative de viol » par deux femmes sans être poursuivi, dans un cas en raison de la prescription), qui seraient devenues « presque le procès de la passion, de l’excès, de la folie amoureuse », « de l’infidélité ». « Que [Dominique Strauss-Kahn] soit allé dans des chambres d’hôtel, qu’il ait fait n’importe quoi, c’est pas notre histoire, ça ne nous regarde pas ! » Voici l’extrait complet :
Ces sorties dans les médias ou sur les réseaux sociaux, mais aussi certains de ses films (ici, là ou encore là), lui valent d’être régulièrement taxé de sexisme et de misogynie. « À tort », selon lui. « Ça m’excite que certaines femmes me voient comme misogyne, tout en espérant que d’autres auront compris à quel point c’est faux », expliquait-il au magazine Elle en 2013.
Au fil des interviews ces dernières années, le réalisateur a reconnu « des outrances » et un comportement parfois « méchant » (émission « Thé ou café », 2017), des « tendances à la domination » et des « réflexes un peu castrateurs » (Madame Figaro, 2020), mais aussi une introspection post-#MeToo : « Cette affaire #MeToo a été l’occasion pour moi comme pour des amis de nous interroger sur certaines de nos remarques, sur le curseur » (Vogue, 2019).
Au magazine féminin américain, il a déclaré avoir « senti que [lui], avec [son] image de séducteur, de pseudo-bellâtre, [il] étai[t] dans le collimateur de certaines femmes ». Tout en dénonçant, là encore, une confusion : « Le donjuanisme et l’agression sexuelle sont des choses différentes. Et on a même le droit d’être un connard, comme d’être une connasse. » En février 2024, c’est en tout cas d’une plainte pour « agression sexuelle » que devra se défendre Nicolas Bedos devant le tribunal correctionnel de Paris.
Et le deuxième :
Film « Le Retour » de Catherine Corsini : une enquête préliminaire est ouverte
Selon nos informations, le parquet de Paris a ouvert une enquête après une plainte pour « agression sexuelle ». Un rapport officiel confirme plusieurs faits problématiques qui auraient eu lieu sur le tournage du film, sorti le 12 juillet. Y compris des agissements de la réalisatrice Catherine Corsini « susceptibles de relever de la définition du harcèlement ».
Valentine Oberti et Christelle Murhula
27 juillet 2023 à 13h15
Quatre adolescentes sur une plage de Corse, en short et maillot de bain, au soleil couchant. Leurs sourires disent l’insouciance et la légèreté de l’été. Rien dans l’affiche du film Le Retour, de Catherine Corsini, en salles depuis le 12 juillet, ne permet de deviner les difficultés qui ont émaillé le tournage. Depuis plusieurs mois, la réalisatrice marquée à gauche affronte une polémique après les révélations, faites par Le Parisien et Libération, de violences verbales, d’une plainte pour « agression sexuelle » à l’égard d’un coach présent sur le tournage et d’une scène de sexe simulée impliquant une actrice mineure, non déclarée à la commission des enfants du spectacle.
Contacté par Mediapart, le parquet de Paris confirme avoir ouvert une enquête préliminaire après une plainte pour « agression sexuelle » et saisi la brigade des mineurs. Par ailleurs, il indique à Mediapart avoir ouvert, après un signalement du Centre national du cinéma (CNC), « une procédure [...] pour faire préciser les éléments portés à la connaissance de la justice, dénonçant un contexte sexualisé lors d’un tournage avec des acteurs adolescents, ainsi que la compétence éventuelle du parquet de Paris pour poursuivre les investigations ». Illustration 1 La réalisatrice Catherine Corsini et la productrice Élisabeth Perez au Festival de Cannes 2023. © Loïc Venance / AFP
Mediapart retrace l’histoire de ce tournage et révèle de nouveaux témoignages et documents, notamment émanant du CCHSCT Cinéma (Comité central d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail de la production cinématographique), une instance officielle gérée conjointement par les syndicats et les organisations patronales du secteur, qui veille à la prévention des risques professionnels dans le cinéma.
Ces éléments confirment plusieurs signalements pour « agression sexuelle », mais aussi la mauvaise ambiance de travail sur le tournage du Retour, avec des « colères », des « emportements » et des « cris » de la part de Catherine Corsini. L’inspection du travail s’est déplacée sur le tournage.
La réalisatrice et la productrice, elles, se défendent. Le face-à-face illustre en partie un conflit de générations et un désaccord profond sur l’industrie du cinéma. Deux alertes pour « agression sexuelle »
À l’automne dernier, le tournage du Retour est encore en cours lorsque le CCHSCT décide de déclencher une enquête, en raison de « plusieurs remontées d’informations faisant état de situations de travail susceptibles d’avoir un effet sur l’état de santé des salariés ». Mediapart a pu consulter le compte rendu d’une réunion présentant les conclusions du rapport.
Ce document pointe d’abord deux signalements décrivant des faits pouvant être considérés comme des violences sexuelles. Le premier concerne une actrice mineure, E*, âgée de 15 ans au moment du tournage, lors d’une scène nocturne. « Une jeune actrice de moins de 16 ans se plaint que le cascadeur en charge d’organiser l’action lui ait mis les mains sur le bas de son dos, à plusieurs reprises, et une fois la main sur sa fesse », peut-on lire dans le compte rendu du CCHSCT.
L’autre cas est antérieur au tournage et remonte à juillet 2022. À cette époque, c’est une aspirante actrice, Marion*, qui est choisie pour tenir le rôle de Jessica, personnage principal. Elle effectue une semaine de préparation durant le mois d’août. Lors d’une répétition, le coach jeu l’aurait agressée sexuellement. Elle confie à Mediapart : « Sans prévenir, il m’a prise par les hanches, a collé son corps au mien, notamment son sexe, à mes hanches et mon sexe. Il a fait des mouvements de va-et-vient et s’est frotté contre moi, tout en me poussant et en m’attrapant les bras. Il a fini par me lâcher en riant. » Selon des échanges de messages vocaux que nous avons pu écouter, une actrice, témoin de la scène, décrit ce geste comme celui d’un « frotteur du métro ».
Dans les deux cas, les mis en cause nient les faits. Contactés par Mediapart, ils n’ont pas donné suite. Dans le cas d’E*, la scène en question montre son personnage poursuivi par plusieurs jeunes hommes dans les rues de Calvi. Le CCHSCT n’a pas directement auditionné le cascadeur, mais note que le compte rendu d’entretien (mené par la production) fait état « d’une prise de conscience ».
La production, elle, a à chaque fois procédé à une enquête interne et conclu à la non-nécessité de prendre des sanctions. Pour le cascadeur, les « sept » témoins interrogés « n’ont pas vu de geste déplacé ou délictueux », précise la productrice Élisabeth Perez à Mediapart (voir ses réponses complètes, ainsi que celles de Catherine Corsini, dans les annexes de cet article).
« Je n’ai plus mis en présence E* et le cascadeur, comme le veut la procédure », précise-t-elle. Au CCHSCT, la productrice et la directrice de production affirment que « les gestes avaient pu être interprétés comme déplacés » par l’actrice alors qu’ils « n’étaient pas intentionnellement inappropriés mais liés à l’exercice de sa pratique dans la scène ».
Même approche pour Marion : l’enquête interne de la production a conclu, d’après le rapport, que « ce geste était peut-être maladroit ; il pouvait prêter à confusion et il aurait pu être mieux expliqué avant d’être effectué ; mais ce geste était strictement lié à un exercice de jeu pour montrer un pas de danse sans aucune intention d’agresser ». Plainte déposée
Mais Marion n’en est pas restée là. Car après cet épisode, la jeune comédienne estime que son quotidien lors du pré-tournage change du tout au tout. « Catherine [Corsini] a commencé à m’engueuler à cause de mon jeu. Tout ce que je faisais était mal. » Quelques jours plus tard, la cinéaste la convoque dans les bureaux de Chaz Productions, en présence d’Élisabeth Perez. Elle met fin à leur collaboration, avec effet immédiat.
Selon l’aspirante actrice, son limogeage est dû à la dénonciation du coach. D’après la réalisatrice, Marion avait un problème de jeu : « J’ai senti un blocage sur les émotions. […] Nous manquions de temps pour la faire progresser », explique-t-elle. Elle dément catégoriquement toute autre motivation : « Je n’aurais pas sacrifié une actrice à laquelle je tenais pour garder un coach. »
L’équipe de Chaz Productions tente alors de faire signer à Marion un protocole d’accord, dans lequel 2 500 euros de dommages-intérêts lui sont proposés « pour la dédommager des répétitions et du préjudice moral de ne pas l’engager ». « Un usage dans la profession », quand aucun contrat n’a encore été établi, précise la production.
En échange, l’aspirante actrice s’engage à ne « rédiger aucune attestation ou témoignage visant à être produit en justice contre la société ou un ou une de ses associés », à « n’avoir aucun propos visant à dénigrer le film et à divulguer des informations sur sa préparation » ou encore à « n’avoir aucun propos diffamatoire concernant la personne de Catherine Corsini, notamment sur les réseaux sociaux ».
Marion n’a jamais signé ce document. Le 3 octobre 2022, elle a déposé une plainte pour « agression sexuelle » au parquet de Paris, lequel a ouvert une enquête préliminaire. Le dossier de Marion a été confié à la brigade de protection des mineurs, bien que la jeune femme ait été majeure au moment des faits. « Une erreur administrative »
Une scène de masturbation simulée, avec E*, 15 ans, et l’acteur Harold Orsini, inquiète aussi les partenaires du film. Toute scène jouée par un·e mineur·e doit être déclarée à la commission des enfants du spectacle. Or cette scène ne figure pas dans le scénario transmis avant le tournage, à l’été 2022.
D’après nos informations, au même moment, deux scénarios circulaient : l’un avec la scène de masturbation, l’autre, transmis à la commission des enfants du spectacle, sans. Ce que confirme le CNC à Mediapart : « Quand nous avons accordé l’avance sur recettes au mois de juillet [2022], la scène de masturbation figurait dans le scénario. Elle y était donc avant présentation du dossier à la commission. » D’après le CNC, la production « n’a pas nié ». « Selon elle, les intentions artistiques ont varié. » Illustration 2 L'équipe du film « Le Retour » monte les marches au Festival de Cannes 2023. © Valéry Hache / AFP
La réalisatrice Catherine Corsini explique à Mediapart que la version jouée a été décidée en fin de tournage, « face à l’intelligence de jeu des deux jeunes acteurs ». « Je n’ai pas écrit la scène, je la leur ai expliquée oralement. [...] J’ai dit qu’il n’y aurait aucun contact inapproprié entre eux, et qu’ils seraient essentiellement filmés sur les visages », détaille-t-elle. Le jeune garçon portait une coque de protection. Une doublure main avait été prévue pour les scènes dans lesquelles on voit la main sur l’entrejambe.
Mais aux yeux du CNC, l’infraction est caractérisée : en novembre 2022, il décide de supprimer l’avance sur recettes du long métrage (680 000 euros), comme l’a révélé Libération. Une sanction « hallucinante », selon Élisabeth Perez, qui conteste avoir intentionnellement omis de déclarer la scène. Depuis, le CNC a accepté de diviser l’amende par deux, la ramenant à 330 000 euros. « Ambiance horrible », « chaotique »
L’autre problème que pointe le CCHSCT concerne l’ambiance de travail sur le tournage du Retour. Le délégué du comité pointe des « comportements inappropriés (colères, emportements, cris [...] proférés par la réalisatrice) ». Il dit en avoir « constaté la réalité auprès de tous les salariés entendus » – quinze en tout, dont la productrice et la réalisatrice. Selon lui, les agissements de Catherine Corsini sont « susceptibles de relever de la définition du harcèlement ; ils sont répétés, dégradent les conditions de travail, sont déstabilisants et susceptibles de compromettre l’avenir professionnel ».
« Lorsque j’ai appris à une consœur que j’allais travailler sur le prochain film de Catherine Corsini, elle m’a dit : “Attention, tu vas travailler avec un tyran” », confie un technicien à Mediapart, sous couvert d’anonymat, par peur de représailles ou d’un « blacklistage » dans un milieu précaire où la parole peut coûter cher. Comme lui, la dizaine de personnes interrogées décrit un tournage particulièrement difficile, en Corse, de septembre à novembre 2022, avec une « ambiance horrible », « chaotique », ou encore « toxique ». « Je me rendais sur le tournage avec la boule au ventre, en me disant que cette fois-ci cela pouvait être mon tour », confie Léa*, une autre technicienne, à Mediapart.
Devant le CCHSCT, Catherine Corsini et Élisabeth Perez ont assumé « la pression inhérente à la fabrication d’un film d’auteur et [le] caractère de la réalisatrice ». « Pour la réalisatrice, il s’agit d’une stratégie destinée à obtenir, de la part des acteurs, le résultat souhaité. Consciente de l’impact de ses emportements, elle s’en excuse régulièrement auprès des personnes visées. Une partie des personnes entendues reconnaît qu’il n’y a pas d’intention humiliante ou malveillante. Les collaborateurs les plus expérimentés disent poser des limites, voire développer une certaine connivence avec l’intéressée », peut-on lire dans le compte rendu.
Jointe par Mediapart, Catherine Corsini esquisse un mea culpa : « Je suis vive, intense, et parfois je m’emporte. Un tournage, c’est une pression de tous les instants. Je suis tout à fait prête à me remettre en question, dans la mesure où la manière de travailler émotionnelle qui est la mienne peut heurter certaines personnes. » Puis elle fait marche arrière : « La plupart des collaborateurs du film travaillent avec moi depuis plusieurs films. Croyez-vous sincèrement qu’ils m’accompagneraient si j’étais un tyran ? »
Sa productrice Élisabeth Perez montre quant à elle les quatorze messages de soutien de membres de l’équipe, des acteurs à la directrice de casting, en passant par la cheffe coiffeuse et la scripte. Ces témoignages parlent d’une réalisatrice « généreuse », d’un climat de « confiance réciproque », de « bienveillance ». Des départs en série
Selon des informations recueillies par Mediapart, la réalisatrice aurait eu plusieurs gestes brutaux à l’égard de membres de l’équipe du film. La seconde assistante réalisatrice aurait été la cible de nombreuses « soufflantes », selon plusieurs témoins. Durant la deuxième semaine de tournage, Catherine Corsini aurait « crié » sur cette même assistante en public, en « disant qu’elle était une merde, qu’elle ne servait à rien, et qu’il ne fallait plus rien lui confier », d’après Claude*, témoin de la scène.
Selon plusieurs autres témoins, la technicienne a quitté le plateau en pleurs. Le lendemain, Catherine Corsini l’appelle afin de lui présenter ses excuses. Mais elle démissionne la semaine suivante. « Il me semble qu’elle vivait mal ce tournage pour une raison intime et personnelle. Nous avons subi cette situation et il a fallu lui trouver une remplaçante en 24 heures », justifie de son côté Élisabeth Perez.
Ce départ est le premier d’une série. Quelques semaines avant la fin du tournage, un responsable de casting, chargé de repérer des figurant·es, a lui aussi claqué la porte. En cause : une séquence tournée sur la plage qui ne convient pas à Catherine Corsini. « Elle hurlait, répétait qu’on était nuls, qu’elle ne savait pas ce que l’on foutait là », se souvient Gabriel*, figurant sur place.
Le directeur de casting aurait à ce moment déjà été « exclu du plateau par la directrice de production, à cause des excès de colère de Catherine Corsini », rapporte Christian*, témoin de la scène. Le directeur de casting finit par démissionner quelques jours plus tard et, d’après nos informations, a été arrêté par un médecin pour épuisement professionnel.
Une troisième technicienne a quitté le tournage avant sa fin, après une dispute avec la cheffe opératrice, mais la production assure que son départ est sans lien avec cette querelle. L’inspection du travail de Corse est avertie et se rend sur le tournage, notamment après un accident de voiture impliquant des figurants. Contactée, l’inspection du travail n’a pas retourné nos appels. D’après la productrice, « aucune irrégularité ou infraction au Code du travail » n’a été détectée. Un conflit entre générations ?
Des techniciens décrivent les conflits présents sur le tournage comme un conflit entre générations. D’un côté, une jeunesse soucieuse du respect du droit du travail. De l’autre, une génération plus âgée, avec des postes plus importants, pour laquelle l’art est la priorité, quel qu’en soit le prix.
Le 2 novembre 2022, à l’issue du tournage, Catherine Corsini le disait elle-même dans les colonnes de Corse-Matin : « Je trouve que la nouvelle génération n’a plus la même énergie, la même envie que les “anciens” avec qui j’ai l’habitude de travailler. [...] Et puis je trouve que les jeunes ne sont plus assez “punk” [rires] mais plutôt à cheval sur des principes ou des horaires. Quand on choisit de travailler sur un film d’auteur, c’est un luxe et surtout un combat. On doit y croire et ne rien lâcher ! »
Il y a certainement autant de films que de façon de les faire, pour autant il y a des façons qui n’ont pas leur place sur un lieu de travail.
Extrait d’un texte lu par une partie de l’équipe devant la réalisatrice et la productrice
Cette différence d’approche s’est invitée à la cantine du tournage. Deux semaines avant sa fin, alors que l’ensemble de l’équipe est présente, dix-huit membres se décident à lire un texte durant la pause déjeuner, devant Élisabeth Perez et Catherine Corsini. Parmi eux, des techniciens, mais aussi les actrices Lomane de Dietrich et Suzy Bemba. Dans ce texte auquel Mediapart a eu accès, ils et elles évoquent « un climat présentant de nombreuses violences verbales, souvent non soulignées et face auxquelles [ils et elles ne sont] pas tous et toutes en mesure de répondre ».
« Il y a certainement autant de films que de façon de les faire, pour autant il y a des façons qui n’ont pas leur place sur un lieu de travail. C’est pourquoi les sentiments qui nous habitent aujourd’hui sont partagés entre la gêne, la déception et la tristesse quant à tous ces événements », dit le texte.
De cette scène, la réalisatrice et la productrice ressortent « sidérées », prises de « totale incompréhension et de vertige », décrivent-elles à Mediapart. Catherine Corsini et Élisabeth Perez accusent alors les auteurs et autrices du texte de vouloir « tuer le film », selon plusieurs témoins. « Catherine Corsini disait à Suzy et Lomane qu’elles l’avaient trahie, et qu’elle n’avait plus aucun désir de les filmer », rapporte Claude.
Selon nos informations, Lomane de Dietrich a vu ses dernières scènes supprimées. Suzy Bemba également, à l’exception d’une, tournée à Paris quelques semaines plus tard, indispensable à la narration du long métrage. Mais promis, là non plus, ce n’est pas une sanction, assure Catherine Corsini : « J’étais complètement cassée, Élisabeth Perez aussi. J’ai décidé de ne pas faire d’heures supplémentaires et d’alléger le tournage au maximum pour tenir jusqu’à la fin. » « Persécutées et harcelées »
Depuis, la réalisatrice et sa productrice confient être sous traitement, se sentent « persécutées et harcelées », pointent des « rumeurs » qui circuleraient dans le milieu. Un mail anonyme consulté par Mediapart a bien été envoyé à des festivals et instances régionales. « Nous réfléchissons toujours à porter plainte. L’acharnement de certains est sans limites », dénonce la productrice.
La réalisatrice, qui n’a jamais caché son engagement féministe, estimait aussi auprès du journal Le Monde que les faits reprochés relèvent d’un « fond de misogynie ». Une défense que déplore Valérie Lépine-Karnik, présidente du CCHSCT : « Je réponds sur le terrain du respect de la loi, des conditions de travail et en particulier de la protection des acteurs et actrices mineurs. » Elle se félicite que l’enquête du comité ait pu avoir lieu : « C’est la première fois qu’une investigation de ce type est menée par le CCHSCT. »
Dans les mois qui ont suivi le tournage, beaucoup de membres de l’équipe ont hésité ou refusé de témoigner auprès de Mediapart. D’abord à cause de la notoriété de la réalisatrice, dont le travail et l’engagement féministe ont été maintes fois salués, au sein d’un cinéma français encore largement masculin.
« Les gens ont peur », selon Sophie Lainé-Diodovic, directrice de casting et membre du Collectif 50/50, qui a été alerté dès le mois d’octobre de nombreux incidents ayant existé sur le tournage du Retour. « Aujourd’hui, les techniciens et acteurs ne veulent plus être témoins ni victimes d’agissements désagréables. Mais le rapport de force dans le cinéma français est tel que tout est conditionné par la peur, notamment de la plainte pour diffamation ou du blacklistage. Donc le système reste tel qu’il est », affirme-t-elle.
Elle en veut pour preuve ce qui s’est passé au Festival de Cannes cette année. Le Retour a failli n’être pas sélectionné, avant d’être repêché in extremis par le délégué général Thierry Frémaux. « Pile dix ans après la polémique autour des conditions de tournage de La Vie d’Adèle [d’Abdellatif Kechiche], rien n’a changé, déplore Sophie Lainé-Diodovic. Au Festival de Cannes, les violences, qu’elles soient sexuelles ou morales, sont des sujets très minoritaires, les dominants sont encore très majoritaires. On a le droit d’être une femme si on se comporte comme un homme. »
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