On est obligés d'agir collectivement» : sur le tournage de «Je le jure», une accusation de viol et un protocole inédit
Anne Diatkine
Mis en cause par un technicien lors du tournage de son film, le cinéaste Samuel Theis a dû travailler à distance, confiné par la production. Un dispositif inédit révélateur d'une prise de conscience sur les plateaux.
Au départ, tout se déroule sous les meilleurs auspices. Comme rarement, le bruit court parmi les agents et des acteurs que le scénario de Je le jure de Samuel Theis (remarqué pour son précédent long métrage Petite Nature et son rôle du mari du personnage principal interprété par Sandra Hüller dans Anatomie d'une chute de Justine Triet) est merveilleusement écrit au point qu'on nous rapporte dès le mois de mai qu'il serait difficile de «rater» un tel film. Les premières semaines du tournage fin juin et juillet dernier se déroulent en osmose avec l'équipe et les acteurs, la plupart amateurs. Le casting de ce film choral est attirant, il rassemble nombre d'excellents acteurs tels Marina Foïs, Micha Lescot mais aussi Louise Bourgoin et Emmanuel Salinger, tous requis lors de la deuxième partie du tournage, qui se déroule dans un tribunal.
Tout bascule un samedi, lors d'une soirée privée et très arrosée dans l'appartement loué pour le cinéaste. Une fête destinée à marquer l'arrivée des comédiens plus connus et le changement de décor. On boit, rien d'étonnant à cela, et en particulier, un jeune machiniste bientôt trop ivre pour rentrer chez lui. Il est déposé sur un lit dans une chambre d'amis. Quelques heures plus tard, aux aurores, une relation sexuelle a lieu entre le jeune homme et le cinéaste. Etait-elle consentie ? Pleinement, affirme le cinéaste qui sait bien qu'ils ont commencé à flirter durant la fête. Dans un premier temps, le jeune homme n'est pas certain d'avoir été en mesure de donner son consentement. Depuis, selon Télérama, il a porté plainte pour viol.
Lorsque le tournage reprend, le comportement du technicien inquiète certains membres de l'équipe, car il ne supporte plus de travailler sur le plateau alors que sa fonction l'y oblige. Il finit par faire l'aveu que depuis la soirée, il ressent le besoin de quitter le tournage, de retrouver sa compagne.
Emoi sur le plateau
De son côté, la production accède au souhait du jeune homme et le libère de ses obligations, tout en lui réglant la totalité de ses cachets, et lui offre la possibilité d'une aide juridique. Elle diligente également en urgence une structure spécialisée dans le droit des salariés, et sans lien avec elle, afin qu'elle enquête. Le jeune homme disparaît. Parmi ses collègues, plutôt jeunes, sensibilisés aux problématiques #MeToo, l'émoi est extrême, et sa douleur est relayée par d'autres membres de l'équipe.
Chez Avenue B productions, on explique : «La différence fondamentale entre un tournage et n'importe quelle autre entreprise est la temporalité. N'importe où ailleurs, vous avez la possibilité de prendre des mesures conservatoires. Qui seront levées ensuite selon les résultats d'une enquête interne. Sur un tournage, on a loué telle salle pour tel décor tel jour, un acteur est disponible à tel moment : vous ne pouvez pas vous permettre d'interrompre le tournage ni d'attendre les conclusions de l'expert pour agir. Elles arriveront bien après le clap de fin. Et pourtant, en tant qu'employeur, vous êtes dans l'obligation légale de protéger tout le monde, dans un temps extrêmement restreint, avec des moyens à votre disposition assez faibles, et sans aucune certitude sur la culpabilité du mis en cause.» La productrice Caroline Bonmarchand, adhérente de la première heure au collectif féministe 50/50, se voit encore relire le livre blanc conçu par l'association, alerter des collègues, clamer la solitude dans laquelle elle se trouve pour régler cette situation aussi banale qu'inédite. «Finalement, ce qu'on découvre, c'est qu'on a beau avoir des kits, des livres blancs, des ressources, quand on se retrouve à régler concrètement ce type de situation, on est démuni !»
Mise en abyme
Les réunions avec l'équipe technique se succèdent, elles durent plusieurs heures à chaque fois, et quelques-uns font part de leur «souffrance» à l'idée de continuer à travailler avec le cinéaste. De manière plutôt novatrice, la production joue la carte de la transparence et demande que les comédiens, dont beaucoup n'ont pas encore commencé à tourner, participent également aux débats. De manière vertigineuse, le sujet même de Je le jure, film sur la difficulté de rendre justice est mis en abyme par ses conditions si particulières de fabrication. Un comédien se souvient : «Dans ces moments où tout va très vite, j'ai eu le sentiment d'avoir un train de retard, d'avoir regardé un peu hébété une machine s'emballer. Diverses propositions étaient faites. Certaines me paraissaient tout à fait démesurées ou opportunistes comme de substituer le chef op au cinéaste auteur de son scénario et de son film ! On savait qu'il s'agissait d'une atteinte sexuelle, mais on ignorait sa nature, on ne savait pas de quoi on parlait. Dans ce brouillard, il était difficile de tenir une parole juste.»
La décision de confiner le cinéaste semble avoir été élaborée collectivement à force de discussions par la production et les équipes. «Il fallait essayer d'imaginer une solution qui permette que ce film aille au bout quelle que soit l'issue judiciaire de cette affaire. On a cherché le plus petit dénominateur commun qui préserve chacun et n'entame ni la présomption d'innocence, ni la possibilité de la culpabilité : un safe space a été aménagé.»
«On est obligés d'agir»
Concrètement, le protocole exige que le cinéaste doive en faire la demande, quand il a besoin d'avoir accès à son plateau, afin que les personnes qui refusent de le rencontrer puissent s'organiser. En revanche, tous les membres de l'équipe et bien sûr les acteurs ont la possibilité d'aller individuellement lui rendre visite pour lui poser des questions. Sur le tournage, ce dispositif est difficile à accepter pour les jeunes acteurs non professionnels qui se sentent soudainement très isolés, livrés à eux-mêmes. Il est moins problématique pour les interprètes professionnels, dont l'expérience leur permet d'inventer y compris lorsqu'ils sont privés d'interaction directe avec le cinéaste. «Tu vas voir, lui lance l'un d'entre eux lors d'une visite en plaisantant, que lorsqu'on tournera en prison, on te mettra dans une cellule...» Ça n'a pas manqué, Samuel Theis a dû terminer son film ainsi reclus entre quatre murs.
Pour le cinéaste, qui n'a cessé de dire son innocence, l'ensemble du protocole est injuste. Mais il l'accepte pour pouvoir finir son film. Le tournage est pénible, mais il est sauvé sans qu'une guerre de tranchée ne se déclenche dans un petit groupe où les opinions sont cependant aussi définitives qu'opposées. Une productrice analyse : «Ce que cette affaire révèle est qu'aujourd'hui, on ne peut plus dire "circulez y a rien à voir". On est obligés d'agir. Et collectivement.»
Depuis, cette idée d'assainir l'espace du plateau semble s'être propagée avec des conséquences parfois violentes et en tout cas non négligeables. En novembre, sur le tournage de Portraits trompeurs, dernier film de Patricia Mazuy, produit par Alice Girard de Rectangle Productions, un jeune coach qui avait commencé à travailler avec les enfants comédiens et à qui une partie de l'équipe a tenté d'imposer un confinement contre la volonté de la production et de la cinéaste, car sans faits générateurs autres que des rumeurs, a choisi de démissionner sans attendre.
Mise à jour à 11h52 avec la plainte pour viol déposée par le technicien contre Samuel Theis, selon Télérama
Connexion
FAQ
Rechercher
