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MessagePosté: 12 Aoû 2014, 00:22 
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Pour revenir à Winter Sleep, donc...

Premier Ceylan, et j'ai le sentiment (ou en tout cas l'espoir ?) que le reste de sa filmo est plus ambitieux que ça. Je reconnais le très bel ouvrage, la maîtrise impeccable du déroulement, la majesté qu'il parvient à conférer à de simples scènes d'intérieur, l'impeccable direction d'acteurs... "C'est très bien fait", voilà. Le film est assez bien manié pour en imposer un minimum, et pour ne jamais réellement ennuyer.

Il est pénible, par contre. Pour une raison simple : je ne prends aucun plaisir à voir des gens médiocres se mettre sur la gueule, le tout autour d'un personnage principal absolument détestable. Face à ce spectacle, j'ai l'impression que le film ne nous laisse guère le choix : les regarder comme un entomologiste qui leur serait supérieur (plus lucide qu'eux, observant leur prise de conscience progressive en les sachant dès le début dans l'erreur), ou s'identifier en se sentant personnellement concerné et percé à jour, psychanalysé en direct par le film en tant que spectateur. Deux pistes que m’enthousiasment aussi peu l'une que l'autre, ce qui fait qu'à chaque fois qu'un dialogue semblait finir et que, soudain, le personnage renonce à refermer la porte pour revenir s'engueuler 20 minutes, j'avais envie de me flinguer.

J'ai peut-être pas Bergman bien en tête, mais j'avais le sentiment chez lui que quelque chose transcendait ces échanges vénéneux, qu'ils n'étaient pas leur propre finalité psychologisante (la finalité est ici d'autant moins mystérieuse que les disputes concernent directement des concepts moraux abstraits, plus que des problèmes concrets). Les montagnes anatoliennes et l'hiver qui avance lentement jouent certes le rôle de caisse de résonance cosmique (le côté Tarkovskien), par l'abstraction du huis-clos qu'ils encerclent, redonnant à ces joutes verbales une archée plus vaste. Mais les articulations entre ces tunnels de dialogues et le reste du film en restent à un stade artificiel : on valide la profondeur d'un échange par un plan large enneigé ou une saillie symbolique, et c'est empaqueté-pesé... Bon j'exagère beaucoup, mais disons en tout cas que je n'ai pas trouvé le film transcendant sur ce plan-là.

Bref, à part peut-être la visite nocturne tendue dans la maison des locataires, je trouve le film assez ratatiné, se reposant sur les schémas très 60'-70' de grand film psychologisant, sans jamais faire avancer ce modèle. Impression générale d'une démonstration fermée et sûre d'elle. Ça a un certain panache, ce n'est pas négligeable, mais globalement c'est donc une grosse déception.

(mais comme vous le savez je n'aime rien donc vous inquiétez pas)


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MessagePosté: 12 Aoû 2014, 08:57 
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Sur le plan de l'ambition, t'exagères, le mec te résume l'humanité, les rapports de classe et de sexe en trois heures, te signe d'incroyables fulgurances - la scène du caillou, la scène des chevaux -, je ne sais pas ce qu'il te faut.


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MessagePosté: 12 Aoû 2014, 09:07 
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Je parlais pas d'une ambition thématique.


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MessagePosté: 12 Aoû 2014, 09:10 
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je ne parle pas que de l'ambition thématique.


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MessagePosté: 12 Aoû 2014, 09:12 
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Bah on est pas d'accords alors :D


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MessagePosté: 12 Aoû 2014, 09:17 
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Une fois de plus, snif...


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MessagePosté: 12 Aoû 2014, 09:20 
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On aura toujours Dancer in the dark, Karloff. Toujours. Seuls contre tous.

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MessagePosté: 17 Aoû 2014, 04:48 
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Précision préalable : je suis une admiratrice devant l’éternel de Ceylan, je le considère comme un des plus grands réalisateurs contemporains, donc ne pas m’en vouloir si je me montre un peu virulente !
Tom a écrit:
Premier Ceylan, et j'ai le sentiment (ou en tout cas l'espoir ?) que le reste de sa filmo est plus ambitieux que ça.

Lol. Je ne vois pas où ça pourrait être plus ambitieux. Esthétiquement, personnellement je trouve ça parfait : le cadre, la photo, la lumière, … Ceylan est à la base un photographe donc il y a une attention extrême à la mise en scène. Je peux concevoir qu’on soit allergique à ce genre de cinéma, qu’on trouve ça peut être trop académique. Après dire que c’est peu ambitieux, ca me fait doucement sourire. Le film est millimétré dans sa mise en scène et arrive dans le même temps à nous peindre une réalité sociale, humaine, à montrer l’emprise du passé, l’aveuglement, à nous filmer les rapports de classes de la société turque et surtout, à nous faire réfléchir à des questions presque métaphysiques sans jamais tomber dans le lourdingue. Il y a quelque chose de résolument humain qui permet d’éviter la pose ou un discours pseudo-philosophique superficiel. Le rythme est lent mais permet de s’approprier les quêtes des personnages, de sentir leurs doutes, de rentrer dans leurs vies. Et tout est en finesse, en légèreté. Franchement, je ne vois pas où ce n'est pas ambitieux.
Citation:
je ne prends aucun plaisir à voir des gens médiocres se mettre sur la gueule, le tout autour d'un personnage principal absolument détestable.

Personnellement, je n’ai pas vu de personnes médiocres et je ne trouve pas le personnage principal « absolument détestable ». On baigne dans la mesquinerie, chaque personnage n’est certes pas très plaisant, ils sont tous très méprisables avec leur lot de défauts mais il arrive à nous les rendre tous attachants. Ca doit pas être bon signe pour moi, car j’ai pas eu beaucoup de mal à m’identifier à ce petit bourgeois castrateur et à le regarder avec empathie.
Citation:
je trouve le film assez ratatiné, se reposant sur les schémas très 60'-70' de grand film psychologisant, sans jamais faire avancer ce modèle

Non. Premièrement, ce que je trouve très caractéristique de Ceylan, c’est que c’est très drôle. Il y a un côté absurde, notamment dans les disputes qui côtoie le dramatique. Dans un même plan, Ceylan peut nous émouvoir d’un point de vue « affectif » et nous faire rire. C'est sûrement un des seuls films sortis cette année qui arrive à me faire réfléchir, à rire, à m'exalter et à m'attendrir. Deuxièmement, le film n’est pas que psychologisant, je trouve ça très réducteur de ramener le film qu’à cet élément. Il pose des questions à travers les personnages mais ne cherche jamais à répondre aux questions. Il y a une suspension, une mise en retrait qui permet à chacun de s’approprier les thèmes du film. Troisièmement, la mise en scène est extraordinaire et apporte beaucoup au film notamment dans ses parallèles entre la nature et les sentiments, je ne vois pas quel cinéaste arrive à faire ca mieux que lui. (Après, j’avoue que la métaphore du cheval intrépide, j’ai trouvé ca un peu facile…)
Citation:
on valide la profondeur d'un échange par un plan large enneigé ou une saillie symbolique, et c'est empaqueté-pesé...

Pas du tout ! Les discours ne sont pas profonds (pour la plupart). Il ne cherche pas du tout à faire des personnages des philosophes. Ce qui est intéressant tient plus dans leur façon de se justifier, dans la mise à nu de leurs logiques/contradictions. Comment chacun mène sa vie, justifie son existence, essaie de garder un semblant d’intégrité. Et puis, les disputes ne sont pas pénibles mais plutot étouffantes.


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MessagePosté: 17 Aoû 2014, 21:06 
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karenina a écrit:
Précision préalable : je suis une admiratrice devant l’éternel de Ceylan, je le considère comme un des plus grands réalisateurs contemporains, donc ne pas m’en vouloir si je me montre un peu virulente !

Y a pas de souci !


Tom a écrit:
Lol. Je ne vois pas où ça pourrait être plus ambitieux. (...) Le film est millimétré dans sa mise en scène et arrive dans le même temps à nous peindre une réalité sociale, humaine, à montrer l’emprise du passé, l’aveuglement, à nous filmer les rapports de classes de la société turque et surtout, à nous faire réfléchir à des questions presque métaphysiques sans jamais tomber dans le lourdingue. Il y a quelque chose de résolument humain qui permet d’éviter la pose ou un discours pseudo-philosophique superficiel. Le rythme est lent mais permet de s’approprier les quêtes des personnages, de sentir leurs doutes, de rentrer dans leurs vies. Et tout est en finesse, en légèreté. Franchement, je ne vois pas où ce n'est pas ambitieux.

Le manque d'ambition pour moi il est dans le projet de base - qui est la resucée conforme d'un cinéma qui a quarante ans, et une cathédrale de certitude qui met tout en place pour ne se risquer aucune aile dans l'aventure. C'est ambitieux dans les limites de son propre cadre, si l'on veut, au sens de quelque chose qui va jusqu'au bout de son trip, qui fait le mieux dans ce qu'il entend et pense être un grand film. Et qui fait sa petite cuisine avec talent, effectivement, mais en gros j'ai l'impression que le film est l'illustration parfaite de ce qu'il dénonce : un confort embourgeoisé, tout en maîtrise et sûr de lui. Un peu comme quand on me dit qu'avec Amour, Haneke a une grande ambition, qu'il va jusqu'à l'os de son cinéma - c'est vrai , mais faut voir quelle est l'ambition de ce cinéma, à la base, parce qu'alors c'est pas folichon...

En gros, je voulais dire par là que j'espère que la filmo de Ceylan réserve un peu plus d'étrangetés et de surprises, et donc d'ambition, oui.

Citation:
On baigne dans la mesquinerie, chaque personnage n’est certes pas très plaisant, ils sont tous très méprisables avec leur lot de défauts mais il arrive à nous les rendre tous attachants.

Bah écoute, pas vraiment non, de mon côté. On a pitié de la femme, à la limite. L'assistant est pathétique plutôt que méprisable, peut-être. Mais je ne trouve personne attachant.

Citation:
Premièrement, ce que je trouve très caractéristique de Ceylan, c’est que c’est très drôle.

Là encore, je sais pas quoi te répondre, je trouve ça intégralement sinistre. Quand le héros vomit dans le salon, j'ai juste envie de sortir, ce n'est qu'une manière de plus de le regarder par au-dessus... Tu penses à quels moments ?

Citation:
Deuxièmement, le film n’est pas que psychologisant, je trouve ça très réducteur de ramener le film qu’à cet élément. Il pose des questions à travers les personnages mais ne cherche jamais à répondre aux questions. Il y a une suspension, une mise en retrait qui permet à chacun de s’approprier les thèmes du film.

Par psychologisant, je ne parle pas du contenu des dialogues eux-même, mais de la lourdeur de la démonstration qu'ils entendent servir. Ce que tu dis toi-même, d'ailleurs :
Citation:
Ce qui est intéressant tient plus dans leur façon de se justifier, dans la mise à nu de leurs logiques/contradictions.

Pour moi on reste dans une logique d'exposé. Par exemple, dans la scène des comptes, à chaque fois que le héros, face à sa femme en pleurs, repart dans un nouveau rire condescendant, qu'est-ce qu'il y a d'autre à voir que l'exposé pénible, insistant, des rapports de domination et de pouvoir entre les deux - puisque question empathie, à un moment où le personnage est si détestable, c'est bloqué ?

Citation:
Troisièmement, la mise en scène est extraordinaire et apporte beaucoup au film notamment dans ses parallèles entre la nature et les sentiments, je ne vois pas quel cinéaste arrive à faire ca mieux que lui.

Bah écoute là encore je veux bien que tu me dise quel passage t'as marqué en ce sens, car je trouve ça très limité.


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MessagePosté: 17 Aoû 2014, 23:33 
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Un peu le même sentiment de prime abord que Tom face à ce film qui réunit tous les ingrédients du film d'auteur bergmanien. Mais il y a plusieurs choses qui en font un film intéressant, voire potentiellement un très bon film, selon son mûrissement dans mon esprit. Déjà, tout le premier quart, qui apparaît pénible parce qu'on ne voit pas où l'on va, me semble rétrospectivement très brillant: en mettant en avant le personnage du sous-fifre plutôt que le personnage qui va devenir central, Ceylan illustre bien le propos qui prendra corps dans la suite: malgré ses hautes valeurs morales, il n'est pas fichu de vraiment rencontrer le peuple, et laisse son sous-fifre le faire, car inconsciemment, il intègre que celui-ci est du même milieu que le peuple. Donc on passe d'un perso un peu benêt, faible et altruiste, à progressivement, une sorte de grand bourgeois établissant sa domination insidieusement, et persuadé de son intégrité.

Ensuite, lorsqu'on bascule dans le huis clos bergmanien, c'est vrai que ça verse dans un systématisme prévisible, mais en même temps, cela n'empêche pas une finesse dans la peinture des personnages absolument remarquable. Certes les personnages sont tous à un certain niveau méprisants, et à un point dans le film, je me suis pris à m'agacer face à ce réalisateur qui me surligne les personnages en noir. Mais c'est seulement pour revenir dans des teintes grises sur le dernier tiers, avec quelques scènes mélancoliques très émouvantes (j'ai eu les larmes aux yeux quand le perso revient et lève la tête vers la femme à la fenêtre, avant de la baisser comme pour avouer toute sa fragilité d'être humain). A l'instar de Bergman, on comprend finalement que la source du problème provient non pas d'une psychologie humaine malfaisante, mais d'interactions dictées par les rapports de force sociaux, culturels, philosophiques.

Cela n'enlève certainement pas les défauts relevés par Tom, ce sentiment de déjà-vu, notamment cette façon de filmer les paysages de façon statique, comme en résonance avec les personnages, ce qui me paraît d'autant moins pertinent que justement, la psychologie des personnages est montrée à travers les scènes dialoguées (brillamment découpées et mises en scène d'une manière générale) comme fluctuante, dépendant de facteurs extra-moraux, loin de l'immobilité brute de ces paysages glacés. Cela ressemble donc à un tic d'auteur, mais peut-être n'est-ce qu'une impression superficielle. Autre chose: et c'est là que je trouve la comparaison de Karloff avec Une séparation ingénieuse, le film se veut parfois un peu trop "malin", d'abord certes dans son humour un poil trop complaisant, mais aussi dans certains mécanismes de scénario: ce que je disais sur le premier quart du film trompeur pourra en irriter plus d'un, cette sorte de suspense sur la vraie personnalité du protagoniste a-t-il sa place? Accomplit-il autre chose que le sentiment d'une montagne russe émotionnelle finalement dispensable pour le spectateur? C'est efficace sur le moment, ça montre bien la dualité de la bourgeoisie entre extérieur affable/intérieur dominant, mais à la revoyure, je ne sais pas. Autre petit exemple: ce suspense sur le montant de la réparation de la vitre dans le dialogue: l'imam se voit d'abord répondre 70, ensuite coup de téléphone pendant lequel on n'entend pas l'interlocuteur, le perso dit s'être trompé, et dans un tour de petit malin, le dialoguiste nous ménage une fausse route en relevant encore le montant au grand désespoir de l'imam.

L'impression est donc celle d'un film à l'extérieur simple mais qui dans ses coutures, ses articulations, ainsi que dans le coeur de ses séquences, trouve une belle singularité dans le portrait en demi-teinte de ses personnages, arrivant à dresser un constat social tout en montrant les blessures de l'humain.


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MessagePosté: 21 Aoû 2014, 17:46 
Pas convaincu, même si le montage, la lumière, le cadre les dialogues et les acteurs sont excellents. Ce sont exactement les mêmes personnages qu’Uzak (l’acteur rappelle le photographe, l’imam et son frère sont très proches de son petit frère) et des Climats (la jeune femme, presque le même visage que la propre femme de Ceylan qui jouait dans les Climats), mais piégés dans des situations encore plus verrouillées, l’humour cruel (lié au fait que l’homme ne prenait pas pleinement conscience de sa cruauté et était en retard sur le spectateur) de ces deux films a disparu, surplombé par une conscience de soi permanente, et surtout le film est construit en s’identifiant exclusivement au personnage du mari.
Dans Uzak les points de vues circulent et sont plus équilibrés : l’intérieur de l’appartement appartient à l’artiste célibataire, le dehors, l’exploration d’Istanbul est l’univers du frère venu de la campagne.

Ici c’est le même point de vue tant à l’extérieur du paysage et à l’intérieur des chambres. Le refus du personnage d’aller à Istanbul est finalement plus qu’un artifice du récit: quelque chose de révélateur de la position fondamentale du film. D’habitude chez Ceylan, changer de lieu c’était aussi changer de classe sociale. Ici non, le déplacement est toujours présent mais ne produit rien (à part parvenir à remuer plus profondément encore le couteau dans sa propre plaie, car les autres confirment toujours l’image que l’acteur a de soi, même les ragots de l’instituteur n’y rajoutent rien). Peut-être qu’à cause de cette déconnexion entre le changement de lieu et le changement de contexte social et moral, les points de rebroussement, de retour sur soi, d’insistance sur la fixité d’une passion correspondent à une idée assez désincarnée et théorique de la justice (à savoir le fait que l’on puisse contraindre l’autre non au pardon, mais au scrupule). Cette idée qui joue le rôle d’une vérité toujours identique dans la nature humaine et terminale: on se trouve en la trouvant, comme s’il fallait choisir entre la justice et le déracinement.

Il y a aussi une certaine facilité d’écriture dans le choix du personnage central : fortement velléitaire et manipulateur politiquement et amoureusement, mais doté par ailleurs d’une éthique du métier d’acteur blindée qu'il exprime pour le coup de façon émouvante et précise: cela permet un ping-pong moral permanent mais pas des échanges entre les points de vues.

On dirait que dans ce film, Ceylan vieillissant congédie celui qu'il était lui-même plus jeune, en regardant partir le personnage du motard et en lui souhaitant bonne route. Il lui ressemble physiquement et ressemble également aux personnages qu’il mettait en scène dans ses films d’il y a dix ans, et représente un type d’intellectuel plus tranchant et irréductible que le vieil acteur désabusé et bavard.


C'est bien simple, "la Honte" de Bergman est encore plus optimiste (au moins dans le Bergman si la femme survit -ce qui est très hypothétique - elle aura encore envie d'avoir un enfant), mais là non, les personnages sont complètement cramés dès le début et tout l'enjeu du film c'est de leur laisser le temps de nous expliquer qu'ils savent très bien pourquoi, qu'ils vivent mal mais ne se trompent pas.

C'est un peu comme si Tarkovski tournait un script de Guégauff, faisait un remake de Jean Yanne dans "que le Bête Meure" (De fait, le sort de l'homme et celui de la brute est le même) .

Je me demande si quelque part le film n’est pas sur l’échec du Printemps arabe et du mouvement de la place Taskim. Dans « Uzak » et les « Trois Singes » il y a quand-même une charge politique contestataire certaine, une déconstruction des croyances et de l’univers des personnages, à un moment les personnages ne savaient pas trop où ils allaient mais étaient mis devant la nécessité du changement. Ici prédomine le seul point de vue de l’acteur principal qui retombe toujours sur ses pattes en répétant en permaence le fait qu'il n’est ni pour le nationalisme laïc (ce qui lui permet de ne faire intervenir aucune notion d’ordre collectif dans ses articles) ni pour la religion assimilée d’emblée à la bigoterie (ce qui le conduit à une indifférence envers la question de la pauvreté, car en s’opposant à la religion il n’en contesta jamais ce qui en fait une idéologie masquant des réalités et intérêts de classe, le contenu de certte idéologie est également littéral pour lui, le mec est athée mais croit plus au salut que l'imam). La femme qui énonce le plus justement cette impasse se prend ensuite un coup énorme dans la gueule : toute sa lucidité politique est annihilée, elle est réduite à de la charité d'une dame-patronnesse, qui ferait mieux de rester chez elle (le film m’a fait pour cela beaucoup penser à "Marion" de Poirier d'ailleurs).

Le film se renferme sur le ressentiment du pauvre pour le riche vu comme la souffrance du riche (pas tellement avec l’imam et son frère en fait, mais surtout avec l’instituteur) . Qu’il puisse exister une souffrance peut-être plus grande que la souffrance politique ou bien celle de la mauvaise conscience bourgeoise est montré comme quelque chose de foncièrement terminal, qui déborde le film et après lequel il n’y a plus rien à dire; il ne s’agît plus que de s’accorder et de s’entendre sur l’aspect général de ce désarroi.
Trois heures pour expliquer que l’on a perdu le sens de la complexité et de la multitude politique, c’est peut-être le temps qu’il faut pour être un peu sincère mais c’est quand-même long. Ceci dit, oui, les personnages du film m’ont parfois ému. Mais ils vivent trop sérieusement leur propre conscience d’être des ratés, cela devient le seul sujet obsessif de Ceylan, alors que dans ses films plus courts il me semblait qu’il y avait plus de complexité et d’ouverture.
Enfin, le portrait d'un intellectuel qui jadis a pu être d'inspiration pasolinienne qui vire conservateur, ultra-individualiste et dont la vie sociale se résume à la posture du hérault contemporain du combat intellectuel en perpétuelle auto-apologie sur Internet est crédible et bien cerné.


Dernière édition par Gontrand le 21 Aoû 2014, 22:03, édité 10 fois.

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MessagePosté: 21 Aoû 2014, 20:52 
Karloff a écrit:
Sur le plan de l'ambition, t'exagères, le mec te résume l'humanité, les rapports de classe et de sexe en trois heures, te signe d'incroyables fulgurances - la scène du caillou, la scène des chevaux -, je ne sais pas ce qu'il te faut.


C'est vrai que ce sont des belles scènes. La scène du caillou m'a rappelé ce que ferait Haneke (et un peu le début de "que la Bête Meure", avec une sorte de duel entre la voiture du proprio et un enfant, le seul qui puisse contraindre celui qui veut le tuer ou le châtier à sortir), mais en mieux, au contraire d'Haneke Ceylan est à la fois capable de filmer la violence et la laisser à l'extérieur de son goût pour le dispositif. Cela représente aussi une manière élégante de rentrer dans les 3h par une effraction, dont l'impact se prolonge ensuite sur tout le récit et le tend.
Il faut dire aussi que le personnage du père du garçon est aussi un beau personnage,. Ce qui rend le film de Ceylan encore regardable, c'est la sincérité avec laquelle il filme dans le présent un personnage qui pourrait sortir d'un roman de Dostoïevski, fait le lien entre la pauvreté rurale actuelle et la figure de du prince Mychkine, il garde encore une sensibilité qui lui permet de représenter la vertu morale et politique intégrale non pas comme quelque chose d'exemplaire, mais plutôt comme un mystère qui surgit dans le réel de manière quasi-surnaturelle: l'innocence correspond pour Ceylan encore à un scandale symétrique à celui de la pauvreté et du déclassement, et est un point de vue à partir duquel mener la critique du réel. Mais s'il perd en plus du reste cette sensibilité son cinéma est foutu.


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MessagePosté: 30 Aoû 2014, 20:55 
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Inscription: 30 Mar 2007, 08:23
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A chaque fois, je me dis que c'est quand même très beau, comme langue, le turc.
Bref.
Très beau film un peu chiant par moments, tout a été dit sur la photo sublime sans être esthétisante, le comique très abouti de certains moments (toute la séquence avec les trois gaillards), le choc d'autres (le caillou, le cheval dans l'eau), des irruptions réjouissantes de réel (la mère du religieux qui râle, par exemple), une construction assez savante des enjeux et des personnages... En revanche je trouve qu'il y a des tics qui finissent par nuire au film, que ce soit l'immobilisme extrêmes des scènes d'intérieur ("assis-toi, on va parler", champ, contre-champ), la longueur parfois abusée des dialogues (beaucoup se justifient, comme la très belle scène finale entre mari et femme, d'autres auraient gagné à être racourcis), le jeu outré de pas mal d'acteurs (le servile bras droit qu'on ira jusqu'à faire tomber pour bien l'enfoncer, le religieux obséquieux au possible, son frère-fier-comme-les-hommes-de-là-bas à tel point qu'on devine vite ce qu'il va faire à la fin, le gamin-au-regard-noir...), le personnage de la soeur pas indispensable et des métaphores pas toutes très fines (l'épouse comme un cheval sauvage qu'on libère faute d'avoir pu la dompter, au secours).
4,5/6


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MessagePosté: 30 Aoû 2014, 21:10 
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Inscription: 04 Juil 2005, 21:36
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sur la dernière métaphore, je suis assez d'accord, la scène est sublime mais le symbole lourdingue, après on est clairement dans une vision "métaphysique" du cinéma: chaque personnage secondaire se doit d'être une figure universelle auquel est confronté le héros, si bien qu'il est logique que le réalisateur ne lui attribue qu'un trait de caractère principal.


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MessagePosté: 31 Aoû 2014, 00:05 
Je ne trouve pas l'employé veule. Le patron lui demande d'assumer à sa place la contradiction entre son intérêt de propriétaire et sa sensiblerie hypocrite, et il le fait avec distance, en temporisant et se débrouillant surtout pour que rien ne change trop vite pour les locataires. Je crois que son patron n'a même pas conscience de l'humilier, le monde extérieur n'existe plus pour lui c'est tout.
La scène de l'humiliation est assez importante: c'est à ce moment que on comprend qu'il est en couple avec la servante. Il y a un truc assez chabrolien là dedans, cette vérité sur sa vie privée ne pouvait pas être admise sans cela.
Je ne crois pas que le sens du monologue final soit de prendre la mesure de la soif de liberté de sa femme, au contraire, maintenant qu'elle s'est plantée politiquement et a perdu l'argent de l'association qu'elle avait monté, l'amour n'aura plus besoin d'être réciproque pour qu'elle reste. Il va bien falloir qu'elle demande de l'argent à son mari qui se fera un plaisir de la renflouer. Et puis s'il libère les chevaux il apprend par ailleurs à tirer les lapins.
Le personnage de la soeur est assez beau: je crois que le film l'abandonne en chemin car c'est la seule façon de lui donner raison contre tous les autres protagonistes, elle est la seule à avoir à la fois des intérêts et une éthique.

Ce qui m'a paru une facilité vu que le film est quand-même très psychologique c'est que mis à part le patriarche acteur (ont on sait qu'il a traversé l'Europe en stop dans les années 70 etc...) et la soeur (qui se barre après s'être livrée), les autres personnages n'ont pas de passé, on ne prend pas la peine de leur en accorder un. C'est gênant dans le cas de la femme, dont on se demande pourquoi et comment elle l'a épousé, on soupçonne qu'elle vient d'un milieu assez proche de celui de la famille qu'elle veut aider et qu'elle a peut-être confondu à un moment avec une assistance désintéressée la fausse magnimité dont pouvait faire preuve son mari vu sa richesse. Bergman, dans l'Heure du Loup, la Honte la Vie des Marionettes, il invente des vies à ses personnages qui débordent le récit, même si c'est pour les pousser du haut de la falaise enuite (et que les mêmes personnages et les mêmes complexes reviennent d'un film à l'autre sans modification), Ceylan n'en reste qu'à l'état civil, d'où je crois la neutralité politique, obtenue de manière compliquée, du film.


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Abyssin Voir le dernier message

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Film Freak

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Film Freak

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Blissfully

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Gerry Voir le dernier message

 


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