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MessagePosté: 04 Sep 2011, 00:40 
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Septembre 1937. La nuit tombe. Dans le luxueux salon du Palais d'Ambassade à Calcutta, Anne-Marie Stretter, épouse de l'ambassadeur de France, danse avec les hommes invités. Dehors, dans la nuit étouffante de la mousson, une mendiante chante.


La maison hantée...

Et bien j'ai trouvé ça bien, et pourtant j'étais ultra-réticent. Il y a effectivement un premier filtre à passer, celui de la caricature totale d'un cinéma français fait de plans vides, d'acteurs en poses figées, de la lenteur des gestes, de l'absence d'action, de phrases récitées précieusement ; mais une fois l'acclimatation faite, une fois que le film a fait les preuves de son extrême solidité, de sa légitimité à user de motifs aussi "interdits", je suis complètement à fond.

On peut juger la démarche très théorique, conceptualisée, mais il me semble que ça se reçoit avant tout de manière sensorielle. Il y a vraiment un truc que parvient à saisir le film : le poisseux. La densité de l'air, l'abattement des corps, que Duras retrouve en débarrassant ses images de toute accroche possible, de tout appui, sans pour autant leur offrir de l'air. C'est comme un frôlement, le son n'étant jamais clairement incarné, synchronisé, prononcé par les lèvres, distribué aux invités chuchotant des commentaires, pas même forcément conjugué au présent... tout nage dans un flou des sources et des destinataires qui ne peut cependant jamais devenir simple litanie sonore légère, une petite musique de fond reposante : la source est jamais loin, elle est devinable, et du coup malgré nous on la cherche, on pense l'avoir trouvé et déjà on la re-perd. Le spectateur est ainsi collé à l'image sans pouvoir l'incarner du son qui lui revient de droit. Les mots sont-ils échangés ou pensés ? On ne le sait jamais. On nous fait hésiter sans cesse entre le spectacle ce qui pourrait advenir (ce que les personnages voudraient dire) et ce qu'ils font ou disent réellement, c'est à dire rien : film d'impuissance et d'épuisement. Le son ramène toujours à l'image qui jamais ne l'accueille : en stase entre le concret et les rêveries, le spectateur se retrouve lui aussi englué dans la puissance molle d'un pays qui semble digérer lentement ses envahisseurs.

Duras parvient ainsi à délivrer une vision élégante et mortifère de l'Inde des colonies, de l'aristocratie hors sol, sur une terre qui physiquement la rejette. Cette espèce d'indécision générale n'est pas que sonore, elle envahit chaque aspect du film : ce qu'on voit ou son reflet dans le miroir, la pesanteur du ciel dans les rides de l'eau, le baiser entre les époux qui se cherche et qui n'advient pas vraiment, les jardins vides à la couleur si dense qu'ils se font décors écrasants, présent ou souvenir fantomatique... Paradoxalement, je ne trouve jamais que le plan est laissé vide pour rien, dans une espèce d'attente crâneuse, comme on se donnerait à contempler : le rythme, bien qu'ultra-lent, est d'une densité effroyable. Ça pèse. Bien sûr il y a des maladresses, des longueurs qu'on ne sait pas exactement délimiter, des passages plus faibles quand le flirt des asynchronismes est moins subtil, beaucoup d'aphorismes poseurs et irritants. Mais de manière générale, je trouve toujours Duras talentueuse pour faire atterrir le spectateur là où il faut et quand il faut, pour vider et reremplir l'espace avec la régularité éteinte d'un cœur mourant, chorégraphiant la nausée avec délectation. Le film est difficile, je ne dis pas que la séance a été simple, mais je pense que c'est plus éprouvant que réellement ennuyeux.

Bref, jolie petite claque avec certes ses faiblesses, son côté "sur le fil" risquant toujours de sombrer de le vide et le rien, mais c'est un concept tellement fort que je ne peux être qu'enthousiasmé.


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MessagePosté: 04 Sep 2011, 09:46 
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Chef d'œuvre extraordinaire, vu sur grand écran il y a deux mois, sidéré, complètement.
Comment faire un film comme un album de musique.
Sans égal.

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MessagePosté: 12 Jan 2020, 13:39 
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Inscription: 27 Déc 2018, 23:08
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Oui c'est étonnement fluide. Après tout le decalage ou transfert entre le lieu et l'époque du récit et celui de la représentation, s'ils peuvent sembler des artifices sophistiqués, sont au principe de toute fiction et plus familiers au spectateurs que l'abstraction du dispositif ne le laisse supposer. Et le château Rotschild est tout aussi énigmatique et oppressant que l'Inde et les préjugés coloniaux, il y a une solidarité entre ces lieux qui est économique et indicible dans la réalité, et sentimentale et stridente dans le récit de Duras, mais la seconde s'appuie bien sur la première. Raconté depuis le lieu du retour le passé ressemble à un fantasme, sans en être tout à fait un : c'est l'oubli plutôt que l'affect qui devient alors le fantasme.
J'ai aussi été frappé de la rupture introduite par la voix de Duras elle-même, quand elle lit son texte, plus expressive et naturelle que celle des récitants. Douceur qui inverse la signification de certains aspects du film ( l'insistance sur la Lancia, la technique, devient chez les premiers une question et un signe- pourquoi cette voiture là à cette époque ? Avec la voix de Duras, cela devient une réponse, un souvenir et une présence). Duras met aussi sa voix sur le mêmes niveau que celle de la mandiante laotienne folle et lui répond (chez les récitants le commentaire et la compréhension éludent le fait de répondre,c'est ainsi qu'ils instaurent un ordre à la fois politique, psychologique et linguistique).

Maintenant, pour être honnête cela m'a semblé très proche de Detruire dit-elle vu il y a quelques années

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Mais peut-être la nécessité accrue de faire confiance incite-t-elle à la mériter davantage

Erving Goffman


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MessagePosté: 24 Oct 2020, 14:19 
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Ah oui quand même. C'est vraiment un film aride et difficile, j'aurais aimé le découvrir sur grand écran parce que chez moi sur petit écran l'attention n'était clairement pas la même. Il faut vraiment s'accrocher à ce rythme littéralement soporifique d'interminables plans vides ou presque et de ces voix off dont il est de prime abord assez difficile de suivre le fil, qui se répètent, qui se croisent et qui racontent un récit très évanescent.

Mais une fois passée cette première couche vraiment compliquée c'est assez fascinant, peut-être le film qui encapsule le mieux cette espèce de langueur mortifère coloniale, de ces hommes et femmes envoyés à des milliers de kilomètres de chez eux sans trop savoir pourquoi et qui se perdent dans une vie de mondanités absurdes. Alors soudain l'explosion d'un homme devenu fou prend des proportions tragiques, ce moment où Michael Lonsdale, hors-champ (comme tout le film) se met à hurler son amour pour le perso de Delphine Seyrig, perdant totalement pied est étonnement poignant (et difficile de ne pas repenser à ce que disait Lonsdale de Seyrig, le seul amour de sa vie, qu'il n'a jamais pu conquérir).

Le film semble théoriser l'ennui, théoriser cette dépersonnalisation des corps et des voix comme l'illustration d'une décadence sans issue, comme tous ces miroirs qui enferment les personnages dans une espèce de cauchemar colonial. A l'image de cette dichotomie intérieur/extérieur où les personnages n'existent que dans les intérieurs cossus et que les extérieurs, vides (sauf pour un plan de Lonsdale qui titube justement) présentent déjà un début de désolation et de décrépitude.

Une vraie expérience, pas toujours agréable car véritablement ennuyeux, mais qui s'avère finalement très fort dans sa proposition théorique et plastique.

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CroqAnimement votre


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MessagePosté: 24 Oct 2020, 16:52 
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Messages: 9637
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Les qualités que tu trouves au film sont exactement les raisons de mon attirance mais l'ennui que tu pointes est aussi exactement ce pour quoi j'ai toujours repoussé la vision. Je suis assez fasciné par les histoires de décadence coloniale. Mais je connais Duras...

Il passe au Reflet medicis au fait.


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MessagePosté: 24 Oct 2020, 17:30 
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Inscription: 24 Nov 2007, 21:02
Messages: 27821
Localisation: In the Oniric Quest of the Unknown Kadath
Pass sûr d'avoir envie de le revoir tout de suite :o.

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CroqAnimement votre


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MessagePosté: 24 Oct 2020, 17:47 
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Inscription: 27 Déc 2018, 23:08
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Le film est relativement accessible et linéaire, et moins long que bien des films d'auteur des décennies suivante (sans parler des séries)...Tout le monde essaye d'imiter Desproges quand il parle de Duras, et se positionner à travers elle sur tout le Nouveau Roman et/ou la Nouvelle Vague et cela voile vraiment le regard sur l'oeuvre.

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Erving Goffman


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