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MessagePosté: 20 Sep 2021, 15:08 
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Y., cinéaste israélien, arrive dans un village reculé au bout du désert pour la projection de l’un de ses films. Il y rencontre Yahalom, une fonctionnaire du ministère de la culture, et se jette désespérément dans deux combats perdus : l’un contre la mort de la liberté dans son pays, l’autre contre la mort de sa mère.

Pas sûr que ceux qui étaient restés sur le bord de la route pour son précédent film réussissent à raccrocher les wagons pour ce nouvel opus de Nadav Lapid. Non pas que la prestation de l'acteur principal soit aussi clivante (Avshalom Pollak est beaucoup plus sobre que Tom Mercier), mais parce que la mise en scène n'a rien perdu de sa radicalité. Entre mouvements de caméras verticaux ou circulaires abruptes et montage aux coutures exacerbées à la limite de l'abstraction, elle cultive un sentiment de continuelle rupture, qui colle à la psyché de son personnage principal (nouvel alter ego du réalisateur), qui tel un papillon de nuit face à une ampoule allumée se débat dans la désert de l'Arabah sous une lumière aveuglante. Elle en déconcertera (voir plus) nécessairement certains, et pourtant loin d'être gratuite sa nature profonde est peut-être à chercher du côté de la séquence d'ouverture de Journal d'un photographe de mariage (première scène qui correspond au premier film que le réalisateur a tourné, où ne sachant se servir de sa caméra il inverse lancement et arrêt de l'enregistrement), celle qui nous montre à voir un film totalement raté où l'on ne distingue que plafond et corps tronqués mais que son réalisateur considère comme son meilleur car le plus foncièrement véridique. C'est donc dans les interstices, à la jointure des plans (ce qui explique les changement brutaux des angles de prises de vues) et en malmenant son sujet que Lapid espère en saisir les fondements.

Dans Synonymes la France (terre d'accueil) et Israël (terre natale) étaient renvoyés dos-à-dos, l'un pour son racisme systémique et ses accès de virilisme, l'autre pour l'hypocrisie de son discours intégrateur. Dans Le Genou d'Ahed, de retour dans le pays de ses parents (sa mère, atteinte du cancer, est en train de mourir), Y. ne pourra échapper à la confrontation, que ce soit avec son passé ou le présent d'une administration nationaliste et castratrice. Rapport plus ambigu qu'il n'y parait, où les forces d'attraction et de répulsion semblent de même force (voir la scène dont est tiré le photogramme ci-dessus, l'une des plus belles du film, qui fait surgir d'une mise en scène éclatée une profonde sensualité). Parce que, et c'est la toute la beauté du film de Lapid, dont la sincérité apparaît indiscutable, il reconnaît que le monstre étatique à nécessairement infusé dans chaque citoyen, lui le premier. L'anecdote survenue lors de son service militaire qu'il compte à Yahalom est de ce point de vue éclairante, tant on est incapable de définir s'il y a joué le rôle de victime, de témoin ou de bourreau. Elle dresse également un pont avec un autre réalisateur israélien, qui dans Pour un seul de mes deux yeux vient dans les vestiges de Massada questionner les touristes juifs. Du suicide collectif des zélotes face à l'armée romaine à celui d'une petite unité sur le plateau du Golan face à l'armée syrienne, l'histoire ne fait que se répéter. Mais de Mograbi il partage aussi une même rage, celle de ne pas vouloir accepter le tournant autoritaire de la politique israélienne, qui humilie chaque jour un peu plus ses voisins palestiniens (Le Genou d'Ahed est d'ailleurs l'histoire d'un film qui ne se fera probablement pas, sur l'histoire d'une palestienne qui avait giflé un soldat, assignée à résidence, sentence trop clémente pour un député de la Knesset qui recommandait qu'on lui tire une balle dans le genou). Rage qui explosera suite à la projection du film de Y., dans une séquence qui pourrait rappeler celle quasi similaire
dans The Square.


Film profondément mal-aimable, excessif, outrancier, mais tout autant débordant de vitalité et profondément nécessaire. Espérons que Nadav Lapid ne s'assagisse pas de sitôt.

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MessagePosté: 02 Oct 2021, 17:51 
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Même si le film a beaucoup d'humour, il est assez sombre, car trois deuils se rejoignent : celui de sa mère, celui d'une forme de justice politique par rapport à la question palestinienne (justification morale et politique ne correspondent plus, même si le film l'aborde de manière indirecte, comme un scrupule plutôt qu'un témoignage direct), et celui d'un cinéma moderne, rattaché à Oshima ou Antonioni (et à Bellochio comme le mentionne Lohmann), reconnu mais désinvesti. Chacune, séparément, est dépassable par la colère, mais leur coïncidence est un risque. La volonté de relier la critique politique et le deuil maternel déforcent un peu le film à la fin, mais, par ailleurs, cette maladresse permet a Lapid d'échapper à un certain formalisme et à une forme de pose que l'on trouve dans son cinéma. Il y a pour la première fois chez lui une existence du peuple et de la communauté (et non du seul artiste, moralement de gauche), qu'il doit filmer pour répondre au populisme. Là dessus le film est très bon.
Je l'ai trouvé un peu moins bon quand il positionne culturellement le personnage principal (par la musique et le dandysme du personnage central). C'est certes justement une manière d'opposer reconnaissance culturelle et lutte politique qui est l'enjeu conscient du film. Nadav Lapid a un certain talent pour intégrer les faiblesses de son récit dans le film lui-même, en faire des signes du hors-champ. C'est un peu roublard et ne marche pas à tous les coups, mais quand c'est le cas le film devient très stimulant. Le personnage de la bibliothécaire est aussi très beau, déchirée par la dialectique entre élitisme cultuel et populisme politique (opposition apparente au niveau local, dans ce coin de désert déshérité, mais complémentarité à l'échelle nationale). Les mots par lequel le peuple raconte la fragilité économique (dans la belle scène du van) sont dangereusement proches de ceux du détachement de l'art pour l'art. La pauvreté et l'aliénation ressemblent à des imaginaires, et c'est dans cette faille que s'introduit le nationalisme d'état et la censure.
Cela se rattache au cinéma de Manuel Gomes, mais en finalement moins cynique et plus mélancolique, plus ouvert à la lutte et à indétermination du futur.



Le film fait un peu penser à Foxtrot avec sa structure en tiroir, mais la situation est inverse : ce n'est pas le deuil des parents envers les fils sacrifiés, mais celui du fils envers la mère, dont il ne peut plus faire survivre l'idéal politique. L'un filme comme un scandale la part de l'ordre "naturel" que la guerre et le nationalisme renforcent, l'autre au contraire leur artifice et leur monstrueuse d'autosuffisance, seul contenu de fiction et de mémoire.

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Erving Goffman


Dernière édition par Vieux-Gontrand le 03 Oct 2021, 09:21, édité 4 fois.

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MessagePosté: 02 Oct 2021, 18:25 
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Je ne crois pas citer Bellochio.


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MessagePosté: 02 Oct 2021, 18:32 
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Je croyais que tu faisais allusion Au metteur en scène de mariage mais Lapid a fait un film avec presque le même titre.
Il me semble qu'on peut rapprocher les deux réalisateurs par la manière de rapprocher mémoire nationale et familiale, mais sous le forme du conflit et de l'interrogation. Y s'oppose à son pays comme le fils du Sourire de ma mère à la bigoterie. Même si la forme des derniers Bellochio est plus lisse que le cinéma de Lapid.

Ce film m'a aussi rappelé Sogni d'oro et Mia Madre de Moretti, même si ces comparaisons ont leur limite.

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MessagePosté: 02 Oct 2021, 18:38 
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Je connais très mal Bellochio, et ce que j’ai vu ne m’a guère emballé, je te crois donc sur parole.


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MessagePosté: 02 Oct 2021, 18:51 
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après Buongornio Notte, qui est très bon, le recul politique est dédoublé par une banalité formelle (Vincere, bien reçu, est un biopic soignéan mais banal) mais qu'avant c'est beaucoup plus intéressant. Je ne connais pas très bien non plus, mais Au Nom du Père ou Le Sourire de ma Mère sont très forts (30 ans pour faire le dyptique familial).
Il y a un peu comme chez Lapid l'idée que l'on reproche à un système qui domine, comme au père, autant sa fragilité que son arbitraire et sa violence

Dans ce film tient l'état d'Israël fonctionne comme un père
oedipien (opposé à la mère, qui analyse et répare), et l'armée comme une fraternité à la Caïn et Abel. C'est de la psychanalyse à deux balles mais pas complètement faux.
Freud dit que celui qui a tué le père de la horde primitive est devenu ensuite Homère (un quasi-cinéaste). On ne sait pas certes s'il élucide des fonctions sociales ou des origines historiques, et lui-même non plus d'ailleurs. Le rapport confondu au pere et à la nation est aussi central dans Synonymes

Ce n'est pas pour rien que le père de la bibliothécaire est représenté à la fin (la scène est bancale mais tout l'enjeu est de lui donner un visage), et est le seul en mesure de mettre un pain à Y (qui ne l'aurait pas forcément volé vu la teneur des rapports avec sa fille). Il faut qu'il menace llui-même e réalisateur pour que le film en train de s'embrouiller s'arrête..


Et Y avoue lui-même que s'il était père il cesserait d'être ce qu'il est politiquement ( cela se relie d'ailleurs de manière un peu contestable à sa péroraison contre les générations futures de plus en plus abruties et veules, comme si avoir des enfants rendait complice de l'injustice. La manière dont il relie décadence culturelle pour soi et domination et violence contre les Palestiniens, est aussi particulière, très "nietzschéenne" en fait).

La seule question qu'il pose aussi à l'actrice incarnant Ahed est si son père va l'accepter. L'absence de réticence de celui-ci lui semble suspecte. Cela met sur le même plan, pour le personnage, violence politique et militaire envers autrui et regard du père sur soi.

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MessagePosté: 03 Oct 2021, 18:39 
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(De manière un peu facile, j'ai mentionné que Nadav Lapid faisait preuve d'une fibre populiste inédite chez lui, et mettait quelqu'un en face de la figure de l'artiste de gauche. Mais, à vrai dire, le personnage de la bibliothécaire est, sous une forme plus jeune et érotisée, très proche de celui de l'Institutrice, et son double se comporte avec elle comme l'enfant du film : il assume la séduction mais pas la sexualité, et finit par la piéger et à riqsquer son statut socisl et son métier. Elle-même vit à l'intérieur de la culture, qui la justifie socialement, mais sans comprendre qu'elle rentre alors dans une situation où elle doit chosir entre pouvoir politique ou jouissance sexuelle. Contrainte qui ne semble s'imposer qu'aux femmes chez Lapid, pour qui l'intensité du désir est directement indexée sur celle d'une solitude. Peut-être est-ce pour cela que la peine soeur qui équilibre la bibliothécaire parle à peine : la collectivité ne tient à ses yeux, ne peut se réfléchir elle-même et être valorisée par Y, que lorsqu'un sujet énonce les raisons du pardon, et un autre le pardon lui-même. La honte politique ressentie par Y par rapport à Ahed ne répond à aucune accusation dans le film, ou plutôt il y a une forme de séparation : l'accusation est la fiction dans la fiction qu'il n'arrive pas tout à fait à mettre en scène dans la première partie, et la honte un effet réel qui la suit).

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